Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Joseph Stiglitz
Joseph Stiglitz est l’une des grandes voix qui portent la problématique des inégalités au cœur du débat économique et politique. Cet ouvrage introduit et regroupe une cinquantaine d’articles parus dans la presse depuis 2007, notamment « Du 1%, pour le 1%, par le 1% », publié dans Vanity Fair en mai 2011 ; quelques mois plus tard émerge le mouvement social Occupy Wall Street autour du slogan « Nous sommes les 99% ». Aux États-Unis, les 1% les plus riches détiennent 25% du revenu national et 40% du patrimoine, un niveau d’inégalité jamais atteint depuis 1945.
Dans chacun des articles, qui confèrent au livre le statut de chronique économique de la décennie, la problématique des inégalités est appréhendée via l’analyse de la crise financière, de la mondialisation, du système éducatif, du système de santé, des politiques économiques ou encore du fonctionnement de la démocratie américaine. Stiglitz défend deux grandes thèses.
Premièrement, le niveau actuel d’inégalité est tel qu’il risque d’être néfaste tant à la croissance économique qu’au bon fonctionnement du système politique américain.
Deuxièmement, le niveau d’inégalité actuel ne résulte pas de lois naturelles de l’économie mais de choix politiques opérés depuis le début des années 1980, de sorte qu’il serait possible d’inverser la tendance.
Stiglitz considère que les inégalités de richesse sont pour partie responsables de la crise financière de 2008. Les faibles revenus des ménages américains les plus pauvres les ont contraints à s’endetter afin de parvenir à financer leur achats courants (crédit à la consommation) mais aussi de logements (crédit subprime). Or, au moment où l’économie américaine est entrée en récession, ils n’ont pas été en mesure de rembourser les emprunts contractés, souvent à taux variables, plongeant le système financier dans la tourmente.
Puisque la crise immobilière et financière résulte des inégalités économiques, Stiglitz s’efforce de remonter aux origines de ces dernières. Il les trouve dans la bulle financière des nouvelles technologies du début des années 2000 et la politique monétaire laxiste d’Alan Greenspan, les faibles taux d’intérêt soutenant artificiellement la demande. Une loi de 2005 sur les faillites a de surcroît renforcé le pouvoir des prêteurs par rapport à celui des emprunteurs, soit des individus et entreprises ayant des besoins de financement.
La politique de l’administration Bush visant à réduire les impôts, notamment sur les plus-values, a également profité aux ménages les plus riches. Les dépenses de la guerre d’Irak auraient pu être mobilisées pour soutenir des dépenses d’infrastructures et de santé favorables à la croissance et à une répartition plus égalitaire des ressources. Stiglitz estime enfin que la financiarisation de l’économie en tant que telle a favorisé la hausse des inégalités, le secteur financier « pompant l’argent à la base de la pyramide économique » au lieu de contribuer à soutenir l’investissement réel (p. 37).
Bien qu’intellectuel proche du parti démocrate, Stiglitz n’est pas tendre envers l’administration Obama. La suppression du Glass-Steagal Act en 1999, sous Clinton, avait contribué à faire disparaître des contraintes pesant sur les entreprises financières, les incitant à prendre des risques croissants. La loi Dodd-Frank votée sous Obama est, aux yeux de Stiglitz, une demi-mesure, qui n’interdit pas aux sociétés de crédit de créer des produits financiers dérivés à l’origine de la dérive spéculative.
De plus, les banques ont été recapitalisées sans qu’on leur impose en retour de nouvelles régulations. Une nouvelle crise financière n’est donc pas à exclure. Enfin, le plan de relance budgétaire d’Obama a été effectué pour un tiers via des baisses d’impôts, ce qui ne favorise pas la réduction des inégalités. Stiglitz estime in fine que rien de conséquent n’a été entrepris afin que le système américain cesse d’être une économie de « recherche de rente », c’est-à-dire une économie où les acteurs financiers utilisent leur capital pour accroître leur « part du gâteau et non le gâteau lui-même » (p. 129).
Si les inégalités économiques sont une cause de la crise financière, les politiques économiques ne les ont en rien réduites. Les inégalités de revenu et plus encore de patrimoine entre les populations blanches et afro-américaines ou hispaniques n’ont, elles non plus, connu aucune réduction significative.
Joseph Stiglitz se penche sur un second coupable potentiel de la hausse des inégalités. Il est souvent avancé que celle-ci résulte de la combinaison de la mondialisation et d’un progrès technique biaisé en faveur des emplois qualifiés dans les pays développés. Stiglitz affirme à plusieurs reprises que ces deux facteurs ne sont pas les seuls responsables. Mais on assiste en effet à une convergence des revenus des classes moyennes asiatiques, lesquels sont en hausse, avec ceux des classes moyennes occidentales, qui stagnent, voire diminuent.
Concernant l’aspect commercial de la mondialisation, Stiglitz rappelle qu’il n’y a aucune garantie que les accords de commerce créent plus d’emplois qu’ils n’en détruisent. La destruction d’emploi est généralement immédiate, tandis que le processus de création d’emplois stables est à plus long terme. Par ailleurs, la conséquence d’un accord de commerce dépend toujours de la dynamique entre les exportations et les importations générées.
L’auteur dénonce également le fait que les accords de commerce contribuent à niveler par le bas les normes environnementales de production. La mobilité internationale des capitaux a quant à elle modifié le rapport de force en faveur des entreprises dans les conflits du travail qui les opposent aux syndicats. Elle favorise aussi l’évasion fiscale : « L’argent qui était censé ruisseler s’est en fait évaporé au soleil des îles Caïman » (p. 350). C’est la raison pour laquelle Stiglitz plaide pour des réformes de la fiscalité sur les entreprises à l’échelle internationale. Enfin, c’est la combinaison de taux d’intérêt faibles et d’un taux de salaire relativement élevé des travailleurs les moins qualifiés qui a incité les entreprises à délocaliser leur production ou à substituer des machines aux travailleurs, générant un chômage structurel.
S’appuyant sur les travaux de Branko Milanovic, Stiglitz note que les inégalités mondiales ne se sont que faiblement réduites. Entre 1988 et 2008, les 1% les plus riches dans le monde ont vu leurs revenus s’accroitre de 60%, tandis que ceux des 5% les plus pauvres n’ont pas changé. C’est seulement 8% de l’humanité qui reçoit 50% du revenu mondial.
Les inégalités économiques se cumulent avec les inégalités d’accès à l’éducation et à la santé. Aux États-Unis, pays pourtant culturellement fondé sur le mythe du self-made man et de la mobilité sociale, l’égalité des chances est moindre qu’en Europe. Un enfant sur cinq, soit 15 millions d’individus, grandit dans une famille pauvre, où les chances de souffrir d’obésité, de trouble de l’attention ou encore de la pollution environnementale sont nettement supérieures au reste de la population.
Stiglitz juge le système de santé américain avec sévérité. Les puissants lobbys pharmaceutiques œuvrent afin de conserver leurs rentes. La propriété intellectuelle sur les médicaments lui semble particulièrement inadaptée, puisqu’elle freine le développement des génériques qui permettraient aux Américains de se soigner à moindres frais. Il illustre également sa critique en dénonçant le scandale du coût de la détection du cancer du sein.
Dans le domaine de l’éducation, les trois quarts des étudiants des universités proviennent du quart le plus riche de la population. À l’instar du système de santé, Stiglitz plaide pour une réforme du financement du système éducatif. Entre 2008 et 2013, les frais d’inscription ont augmentés de 27%, tandis que les revenus ont stagné. « La dette étudiante broie le rêve américain » (p. 201). Il estime que le système australien, où les prêts étudiants sont octroyés par un organisme public et le remboursement conditionné aux revenus futurs effectivement perçus, est un exemple à suivre.
Afin de bien faire prendre conscience du caractère désuet du système éducatif, il souligne que même un petit pays comme l’île Maurice, pourtant totalement dépourvu de ressources naturelles et faiblement développé jusqu’aux années 1960, est parvenu à offrir une éducation gratuite à tous ! Ces dysfonctionnements américains font que les inégalités économiques de départ se reproduisent et continuent ainsi « tout au long de l’existence » (p. 140).
Ces dernières décennies, l’État n’est pas intervenu dans le système économique pour combattre la ségrégation économique et sociale créée par ces inégalités. Si le socialisme existe en Amérique, il s’agit d’un « socialisme pour les riches ». Stiglitz ne s’en étonne pas, vu l’importance du financement privé des campagnes politiques américaines, où les inégalités économiques et politiques se renforcent en un cercle vicieux.
Martelant tout au long des articles qui composent l’ouvrage que les inégalités sont le résultat de choix politiques, Stiglitz mentionne tout un ensemble de suggestions, à l’attention des décideurs politiques, afin de les réduire. C’est à ses yeux une condition nécessaire, bien que non suffisante, pour fournir un fondement stable à la croissance et garantir un fonctionnement plus démocratique du système politique américain.
Au niveau fiscal, il prône une hausse de la progressivité de l’impôt via le relèvement des taux marginaux, une hausse de l’impôt sur les successions et les plus-values ainsi qu’une lutte au niveau international contre l’évasion fiscale. Toutes ces mesures ont pour but d’assurer non seulement une distribution courante des richesses qui soit plus égalitaire, mais aussi de lutter contre le problème des richesses héritées, qui ont aggravé l’inégalité des chances. Au niveau budgétaire, il insiste essentiellement sur l’absurdité des dépenses du complexe militaro-industriel américain en Irak et plaide pour un financement public plus important du système éducatif afin de pallier le problème de la dette étudiante. Au niveau juridique, il exhorte à la mise en place mais surtout à l’application stricte de régulations financières et des législations antitrusts.
Critiquant la conclusion de Thomas Piketty selon laquelle le capitalisme produit naturellement des inégalités, la réduction des écarts de richesse de l’entre-deux-guerres aux années 1970 étant perçue par l’économiste français comme une « anomalie historique » due aux guerres mondiales notamment, Stiglitz affirme qu’il ne s’agit en aucun cas de supprimer le capitalisme. Au contraire, il convient de le rétablir, dans la mesure où le système actuel n’est à ses yeux qu’un « ersatz de capitalisme », en tant que système dominé par des monopoles et des oligopoles qui s’échinent à capter des rentes plutôt qu’à favoriser la croissance.
En conclusion de son ouvrage, Stiglitz rappelle qu’il est nécessaire de remettre en cause trois idées reçues largement répandues, y compris parmi les économistes.
Premièrement, la thèse du ruissellement, selon laquelle la prospérité des uns favorise la prospérité de tous, est un mythe. Deuxièmement, les inégalités ne sont pas nécessairement bonnes pour la croissance ; un niveau extrême accroît même l’instabilité macroéconomique. Troisièmement, lutter contre les inégalités ne pénalise pas l’innovation, dans la mesure où les grandes sociétés, notamment financières, consacrent l’essentiel de leur fortune à la recherche de rente plutôt qu’à financer la recherche et développement.
Le livre étant un recueil d’articles, il présente les défauts inévitables du genre. Le lecteur trouvera énormément de redites. Mais il peut en revanche circuler aisément au sein des articles. De plus, Stiglitz a eu le mérite de proposer une introduction générale ainsi qu’une introduction pour chacune des parties de l’ouvrage, offrant un aperçu de l’unité d’analyse des documents qu’il a choisi de regrouper. L’absence d’une présentation cohérente et unifiée de l’ensemble des solutions qu’il propose pour lutter contre les inégalités est toutefois regrettable.
Sur le fond, la critique majeure que l’on peut adresser à l’ouvrage concerne l’hypothèse selon laquelle le système actuel est un « ersatz de capitalisme » qu’il convient de réformer. Stiglitz ne propose aucun argument permettant de convaincre son lecteur que la recherche de rente n’est pas le produit inéluctable d’une économie fondée sur la propriété privée des moyens de production et la libre circulation des capitaux à l’échelle mondiale. Ses appels en faveur d’une lutte internationale contre l’évasion fiscale ou la lutte contre les oligopoles semblent en théorie judicieux mais sonnent en pratique comme des vœux pieux.
Ouvrage recensé– La Grande Fracture. Les sociétés inégalitaires et ce que nous pouvons faire pour les changer, Actes Sud, coll. « Babel », 2017 (2015).
Ouvrages du même auteur– Peuple, pouvoir et profits, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.– Le triomphe de la cupidité, Arles, Actes Sud, 2013.– La Grande Désillusion, Paris, Livre de Poche, 2003.
Autres pistes– James K. Galbraith, Inégalité. Ce que chacun doit savoir, Paris, Seuil, 2019.– Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, Paris, La Découverte, 2019.– Mariana Mazzucato, The entrepreneurial State, Public Affairs, 2015.– Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.