Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Julie Pinsolle
L'acte éducatif semble aujourd’hui créer un malaise chez les parents, tiraillés entre des idéaux participatifs issus de l’évolution sociétale et une responsabilité parentale demeurée inchangée, dans un contexte de résurgence du concept d'autorité. Dans cet ouvrage, issu de sa thèse présentée en 2015 et lauréat du Prix de la Recherche universitaire Le Monde, la chercheuse en sciences de l’éducation, Julie Pinsolle, revient sur l'évolution des pratiques éducatives, des structures familiales et des représentations de l'enfant, pour établir une photographie contrastée de l'éducation familiale. À quelles logiques les familles obéissent-elles pour éduquer leurs enfants, quelles valeurs transmettent-elles ? Une plongée passionnante dans les arcanes de l’éducation familiale en France.
Depuis les années 1950, le souci du développement personnel et cognitif de l’enfant a supplanté celui de l’obéissance dans les pratiques familiales. Mais si les familles ont recours au partenariat et à la négociation, il ne s’agit pourtant pas de renoncer à toute autorité, ce qui reviendrait pour elles à renier leurs responsabilités, restées intactes. Les parents sont donc face à un paradoxe : éduquer de manière libérale, tout en conservant une autorité suffisante pour poser limites et règles.
Cet ouvrage se divise en deux parties. Une première, d’ordre général, consacrée à l’évolution des rapports parents-enfants et les nouvelles incertitudes parentales. Et une deuxième, qui s’intéresse aux « nouvelles frontières d'éducation familiale », à partir d’une étude menée auprès de près de 1 000 familles. Julie Pinsolle y analyse les pratiques et les valeurs d'éducation familiale et interroge la logique que l’on peut y trouver. Son travail pointe les impensés de ces nouveaux repères éducatifs et met au jour les difficultés qu’ils peuvent véhiculer.
De nos jours, l’éducation semble ne plus « aller de soi », avec des parents plus désarmés qu’hier face à un enfant survalorisé, devenu objet de culte et d’épanouissement personnel. Une telle évolution est le résultat de multiples influences. Celle des philosophes, d’abord, et notamment de Jean-Jacques Rousseau qui fut le premier à considérer l’enfant comme tel et non comme un futur adulte. L’allongement de la durée de l’enfance, accompagné par celui de la scolarisation, est allé de pair avec un véritable « statut d’exception » de l’enfant.
En réduisant la mortalité infantile, la médecine a autorisé les parents à investir davantage dans leur descendance. Avec l’apparition de l’hygiénisme, la préoccupation de la bonne santé de l’enfant est venue s’ajouter à celle de sa survie. Avec la généralisation de la contraception, devenir parent devient un choix existentiel, fait en toute connaissance de cause. Revers de la médaille : tout se passe comme si les parents n’avaient plus droit à l’erreur.
Autre impact fort : celui du discours psychologique et psychanalytique, qui a fait passer l’enfant du statut d’objet à celui de sujet, avec un accent mis sur l’importance décisive de la petite enfance pour la constitution du psychisme humain. Les travaux de John Bowlby sur l’attachement insistent sur l’importance de l’affectivité dans le développement de l’enfant. Piaget fait percevoir celui-ci comme un être doué d’importantes potentialités et d’une réelle capacité d’action. La psychanalyste Françoise Dolto incite les parents à considérer l’enfant comme une personne à part entière.
Ces évolutions sont allées de pair avec un élargissement constant des prérogatives de l’enfant sur la scène publique : Protection de l’enfance, Déclaration des Droits de l’Enfant et Convention internationale des Droits de l’Enfant, mot à dire en cas de divorce des parents… La loi du 4 mars 2002 redéfinit l’autorité parentale comme « un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant ». Mais, en parallèle, la responsabilité des parents envers ce dernier demeure inchangée.
Autre influence majeure : celle du mouvement démocratique, qui répond à la montée en puissance de l’aspiration à la liberté individuelle, dans les foyers comme dans la société. Celui-ci est caractérisé par l’essor d’une forme inédite de pouvoir : le contractuel, assorti d’une dimension égalitaire. La doctrine individualiste, caractérisée par la double injonction à devenir soi-même et à poursuivre son bonheur personnel, fait de l’enfant un « individu-roi » comme les autres. Enfin, la société de consommation et des médias influe aussi sur le fonctionnement familial. L’enfant-consommateur est désormais principal prescripteur du foyer. La culture jeune se définit comme résolument consumériste, dans une optique de plaisir immédiat.
Ces nouvelles règles entraînent un brouillage des règles et un questionnement des identités au sein des familles. L’éducation apparaît en effet, plus que jamais, comme un exercice d’équilibre entendant concilier deux conceptions de l’enfant : petit être fragile d’une part, personne en devenir, d’autre part. Aux parents de trouver le juste milieu, dans chacune de leurs conceptions éducatives. Les pratiques parentales se retrouvent dans la tourmente : crise de la transmission, de la culture, de l’identité, de l’autorité, de l’éducation…
Pour autant, tout retour en arrière semble impossible. Les parents ne veulent plus se référer aux anciens modèles éducatifs, jugés archaïques et parfois dégradants, sans pour autant savoir sur quoi faire reposer leurs pratiques.
Cette évolution de l’appréhension de l’enfant va en effet de pair avec une impressionnante cohorte normative : déconsidération de tout ce qui s’apparente au dressage, tels que punitions ou châtiments corporels. Il faut aussi éviter le couple des contraires, oscillant entre la sévérité et le laxisme. De telles affirmations participent à développer la culpabilité parentale, les parents, en tant que premier cercle de socialisation, risquant d’être à l’origine des difficultés, voire des névroses de leur progéniture. En parallèle, se fait jour un discours public sur la nécessaire restauration de l’autorité. Mais le socle à partir duquel les adultes énonçaient une parole normative d’autorité s’est fragilisé. Conséquence première : « la pratique parentale semble se retrouver dans un “ici et maintenant” à établir dans l’urgence du moment » (p. 50)
Deux réponses, apparemment antinomiques, sont apportées par la société à cette recherche de nouveaux repères. La première est le discours sur la démission parentale. On surresponsabilise les parents, en les culpabilisant et en les accusant s’ils ne remplissent pas pleinement leur rôle. La seconde, apparemment plus positive, met en évidence un discours de soutien à la parentalité, en partant du postulat que les parents cherchent à bien faire et qu’ils pêchent par ignorance.
Mais au final, cette dernière va souvent de pair avec un renforcement de l’hyper responsabilisation de ceux-ci. Les programmes de remédiation compensatoires en matière de pratiques parentales (« ateliers parentaux », accompagnement à la parentalité) semblent, par ailleurs, également illusoires. Au final, c’est toujours le même principe qui régente le rapport aux familles : la défiance envers les « mauvaises familles », les plus défavorisées dans la plupart des cas.
Le discours social actuel vante trois nouvelles valeurs – « la Sainte Trinité éducative », comme la surnomme Julie Pinsolle : le dialogue, l’autonomie et la confiance. Mais selon l’auteure, cette trilogie est en fait l’ « arbre qui cache la forêt des incertitudes éducatives » (p.68). Le dialogue répond à l’idéal démocratique et à l’importance de l’affectivité. Il fait de l’enfant un acteur à part entière de son éducation. Mais dialoguer nécessite une aisance de parole que tous ne maîtrisent pas, notamment dans les milieux défavorisés. Le dialogue peut aussi se heurter à la résistance de l’enfant à livrer son quotidien et son intimité.
De ce fait, il peut facilement se réduire à un échange d’exigences : de réussite et de travail scolaire, côté parents ; de davantage de liberté d’action, côté enfants. La chercheuse interroge, enfin, le bien-fondé de ce dialogue systématique : en éducation, est-ce que tout doit s’expliquer, se dire ?
L’autonomie, quant à elle, implique que l’enfant est capable de fixer ses propres règles pour évoluer dans le monde. Une approche englobant non seulement la discipline, mais aussi l’ensemble de son quotidien (hygiène, alimentation, travail scolaire…). Un credo, lui aussi, illusoire, car le but de l’éducation est d’aider l’élève à devenir autonome, et non de considérer qu’il le soit d’emblée. Surtout, une fois énoncé, le principe ne dit rien de sa mise en place. Les parents se retrouvent donc dans une position ambivalente, entre hyper-interventionnisme et abstentionnisme. La confiance, enfin, est qualifiée de « menaçante » par l’auteure, qui souligne que le terme est plus souvent utilisé dans le sens parent-enfant que pour sa réciproque. De plus, il semblerait que cette confiance ne puisse être réellement entière, le contrôle semblant toujours demeurer au premier plan.
Conclusion de Julie Pinsolle : tout se passe comme si ces trois idéaux éducatifs contemporains ne faisaient que reproduire l’erreur des anciens modes d’éducation, à savoir considérer l’enfant comme un adulte. Il ne faut pas non plus oublier que certaines choses ne sont pas négociables, l’enfant restant encore ancré davantage dans le principe de plaisir que dans celui de réalité. L’effet le plus patent de cette transformation éducative est sans aucun doute la désaffection de l’autorité chez les éducateurs.
Parents comme professionnels de la petite enfance formulent aujourd’hui, de plus en plus, des demandes de réflexion sur la question des limites. Mais la figure d’autorité apparait comme plurielle et fluctuante. Julie Pinsolle en distingue quatre. Première forme d’autorité : l’autorité traditionnelle, qui se fonde sur la différence statutaire. La figure, incarnée par le pater familias de l’Ancien Régime, se double souvent d’une relation de pouvoir exigeant l’obéissance. Deuxième forme d’autorité : celle fondée sur l’influence, ancrée non plus sur la force, mais sur le savoir.
Ce modèle est affecté par la crise contemporaine de la tradition, le passé n’ayant plus valeur de référence, notamment avec l’essor des nouvelles technologies, qui entraîne un partage illimité des savoirs. Même si, note l’auteure, le savoir ne garantit pas la transmission.
Troisième forme d’autorité : la « figure négociée », approche héritière du modèle démocratique et égalitaire. « Aujourd’hui, plus aucune autorité ne semble pouvoir s’imposer si elle est dans l’incapacité de fournir des raisons, des justifications à son bien-fondé, à la nécessité des interdits et des limites qu’elle pose », pointe Julie Pinsolle, pour qui l’« autorité de l’argument » a remplacé l’argument d’autorité » (p. 99). Mais cette montée en puissance de l’individu s’accompagne d’une perte de repères.
Quatrième forme : la « figure didactique », où l’autorité appartient à celui dont le but est de faire fonctionner une situation qui fasse sens pour l’intéressé. Exemple : dire « Je n’ai pas compris ta requête » à un élève tant que celui-ci ne la formule pas poliment. Selon l’auteure, il s’agit de la forme d’autorité la plus efficiente, légitime et durable, car « ce dont a besoin l’enfant, ce n’est pas seulement une personne qui énonce des « Je ne veux pas » ou « Je t’interdis », mais incarne ces limites et ces interdits. » (p. 109).
Julie Pinsolle estime que ce que passent sous silence les valeurs éducatives actuelles, c’est la nécessité d’inculcation des règles. Éduquer, c’est contraindre. Dire « non » à l’enfant, c’est lui faire accepter la frustration fondatrice. En accord avec la philosophe Hannah Arendt, Julie Pinsolle appelle à un « conservatisme nécessaire » en éducation, qui protège le monde, mais également l’enfant contre le monde. Le respect des règles est aussi la condition nécessaire de l’intégration au groupe.
Julie Pinsolle a choisi d’appréhender la parentalité comme une pratique résolument sociale. Elle a choisi comme grille d’analyse la « culture de la règle », où comment les règles sont inculquées aux enfants par les familles. Ce, via un questionnaire sur les pratiques quotidiennes de familles d’enfants scolarisés en collège, au travers de huit grands domaines thématiques : le scolaire, le rangement, l’alimentation, les horaires, le rapport à l’autorité, les risques et la tenue.
L’auteure montre que, si la plupart des parents tentent de mettre en pratique les nouvelles valeurs en modulant la relation d’autorité (le plus souvent négociée ou didactique), les pratiques éducatives demeurent en fait très hétérogènes. Les situations les plus discriminantes (intervention parentale rigide) sont celles qui présentent un risque physique immédiat pour l’enfant, qui traduisent une remise en cause directe de l’adulte (punition transgressée, plat refusé, « non » contesté…) ou qui ont trait à l’organisation du travail scolaire.
À l’inverse, les pratiques parentales à contrainte souple ou faible sont celles qui reflètent l’idéal relationnel du dialogue (intervention dans la conversation, mauvaise note) ou encore l‘individualisation et le plaisir de l’enfant (vêtements, hygiène, tenue à la maison, horaires de sorties). À noter que si la punition est impopulaire, seuls 7,5% des parents répondants déclarent n’y jamais avoir recours. Un antagonisme qui révèle, pour l’auteure, que le dialogue ne parvient pas à tout régler.
Trois profils de parents émergent de cette logique. Les « épicuriens perplexes », souples en matière de consommation et des plaisirs de l’enfant, qui laissent celui-ci libre si la situation ne présente pas de risques ; les « cadres souples » qui négocient pour tout, excepté l’usage des écrans, le comportement au collège et l’heure du coucher ; les « contingents » qui varient sans cesse leurs pratiques, quelles que soient les situations.
Au global, les pratiques éducatives se révèlent bien moins homogènes que dans les années 1980 et 1990. Par ailleurs, ces résultats mettent en lumière les critères de l’éducation familiale actuelle. Ainsi, contrairement à ce qui s’observait il y a encore quelques dizaines d’années, le mode de fixation par les parents des règles au quotidien n’est plus défini en priorité par l’origine sociale (les familles plus favorisées se montrant naguère, par exemple, plus strictes sur la politesse ou la réussite scolaire). Le fonctionnement des familles s’est réorganisé autour du repère « traditionnel » : le sexe de l’enfant, les filles étant plus « cadrées » que les garçons. On observe aussi une rupture entre les domaines des valeurs et de la pratique, signe du manque de repères des parents en matière de références éducatives.
Il apparaît que l'éducation, loin d'obéir uniquement à des recettes prédéfinies par les contextes sociaux et les vécus familiaux, est un processus évolutif et relationnel dans lequel le sens des règles est primordial. De plus, c’est sur le plan des valeurs, et non des pratiques, que semble s’être produite l’homogénéisation éducative prédite par certains chercheurs.
En définitive, Julie Pinsolle met en évidence la porosité des frontières d’éducation familiale, avec une adhésion massive des parents aux valeurs portées par les milieux favorisés : celles du développement personnel. Surprise principale de l’étude : c’est le sexe qui demeure la première variable de différenciation significative des profils d’éducation familiale. « Nous enregistrons, au sein de la famille, le même paradoxe que celui qui traverse la société : les choix des valeurs éducatives des parents traduisent une conception égalitaire de l’éducation, alors que les pratiques révèlent des disparités pérennes », analyse Julie Pinsolle (p.196).
Ce livre retrace un travail de recherche sociologique très méthodique, associant enquête de terrain et réflexion théorique. Une enquête pointue et très éclairante, qui bat en brèche, arguments fouillés à l’appui, le discours dominant sur l’impératif de baser l’éducation sur la recherche du développement personnel de l’enfant.
À partir de bases historiques, philosophiques et psychologiques, Julie Pinsolle réhabilite et redéfinit la notion d’autorité. Elle dresse aussi une photographie précise et inédite des pratiques éducatives familiales, à l’aune de l’impact des nouvelles technologies notamment. Un ouvrage à réserver toutefois aux professionnels ou aux lecteurs déjà éclairés, la présentation et le style, qui reprennent directement ceux de sa thèse originelle, pouvant apparaître d’un abord ardu pour le grand public.
Ouvrage recensé
– Une question d’autorité ?, Paris, PUF, 2017.
Autres pistes
– Raphaële Miljkovitch, Françis Poisson, Parenting, Paris, Odile Jacob, 2018.– Pierre Verdier, Catherine Sellenet, La nouvelle autorité parentale et les actions de soutien à la parentalité, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault, 2016– Didier Pleux, Les dix commandements du bon sens éducatif, Paris, Odile Jacob, 2017– Anne Bacus, L'autorité, pourquoi, comment : Pourquoi est-il nécessaire de poser des limites à nos enfants ?, Paris, Marabout, 2014