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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Julien Boelaert, Sébastien Michon, Étienne Ollion
Depuis plusieurs années, voire depuis plusieurs décennies, la politique est l’objet de critiques récurrentes. Elle est accusée d’être un système, une bulle dans laquelle est cultivé l’entre-soi et dont les membres monopolisent le pouvoir à leur seul profit. Ces individus, en même temps qu’ils se seraient professionnalisés, se seraient éloignés de ceux qu’ils sont censés représenter. Pour juger de la pertinence de ces dénonciations, Julien Boelaert, Sébastien Michon et Étienne Ollion ont mené l’enquête dans l’un des hauts-lieux de la République française : l’Assemblée nationale. C’est auprès des députés qu’ils ont investigué pour dresser un panorama fidèle de la classe politique française.
Le terme de « politicien » renvoie à un phénomène dénoncé de longue date : la professionnalisation de la politique. Les élus, de tous bords, refusent donc d’être assimilés à des professionnels exerçant un métier.
Pourtant, lorsque l’on explore la pratique de la politique dans les dernières décennies, on constate que les fonctions des députés — c’est le cas étudié ici — partagent de nombreux traits de ressemblance avec les métiers de leurs administrés français, à commencer par la rémunération. Ce fait remarquable masque cependant les profondes disparités qui existent entre les diverses catégories de professionnels de la politique. Notamment, ils n’ont pas tous les mêmes facilités pour accéder aux plus hautes responsabilités nationales.
On remarque d’ailleurs que le chemin est long, très long pour la plupart d’entre eux : la norme est désormais aux carrières politiques étirées dans le temps, qui créent d’autant plus facilement une distanciation entre élus et citoyens lambda. Avec le risque, bien sûr, d’une captation du pouvoir par cette classe qui ne vit que par et pour la politique.
Dire d’un élu qu’il est un professionnel de la politique est une insulte classique dans le milieu. On se souvient de la sortie d’Emmanuel Macron qui, avant son élection à la charge suprême, dénonçait le cursus honorum que tout individu se doit de suivre pour atteindre les plus hautes responsabilités nationales. « Militant, élus locaux, puis députés » (p. 67), le chemin est tracé : c’est une carrière réservée et à laquelle n’importe quel citoyen ne peut pas accéder.
Parler de carrière, comme en toute profession, conduit aussi à parler de rémunération. Les élus le sont. Ils reçoivent une indemnité fixe qui a tout d’un salaire. Votée au début du XXe siècle, cette indemnité est censée assurer l’accès de tous à la fonction élective (nous y reviendrons). Cependant, elle a dès son origine été perçue de manière négative. Les élus ne sont-ils pas davantage attirés par ce « salaire » que par la volonté de travailler à l’intérêt général ? L’introduction de la rétribution dans l’exercice de la chose publique rapproche celle-ci d’un métier.
Or, le métier d’un individu a une fonction essentielle aux yeux de celui-ci : il assure sa subsistance. N’est-ce pas aussi le cas des élus ? La question se pose d’autant plus lorsque ces derniers n’ont jamais vécu autrement, qu’ils n’ont jamais exercé une autre profession pour subvenir à leurs besoins. Il devient alors facile de les accuser d’être déconnectés des réalités de leurs administrés.
Les élus connaissent la charge négative de cette vision de leur fonction. C’est pourquoi, unanimement, ils nient l’idée que celle-ci soit un métier. Ils refusent l’emploi de ce terme, tout comme celui de « salaire » qui s’y rattache symboliquement. Lorsqu’il leur faut se présenter à leurs électeurs, ils utilisent d’autres biais. Ils déclarent par exemple une profession qu’ils ont un jour exercée, même si ce fut bref, comme Marine Le Pen qui ne fut avocate que durant deux petites années. Ou, s’ils sont dans le monde de la politique depuis trop longtemps pour pouvoir le nier, il valorise un enracinement local par rapport au milieu parisien éloigné des réalités de la province. Mais politicien ou politique de métier ? Jamais.
Lorsqu’on se penche sur la réalité de la fonction élective, et notamment de celle de député dont il est question dans l’ouvrage, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle entre celle-ci et le métier tel que le définit le Larousse, c’est-à-dire une « profession caractérisée par une spécificité exigeant un apprentissage, de l'expérience, etc. »… et exercée en échange d’une rémunération.
Les députés perçoivent une indemnité de mandat qui leur permet d’exercer pleinement leur charge. Selon Max Weber, c’est là que commence leur professionnalisation. « Alors que les élus avaient jusqu’alors vécu "pour" la politique, ceux du XXe siècle naissant vivaient maintenant aussi "de" la politique. » (p. 8) Depuis 1904, ils bénéficient aussi d’un droit à la retraite, qui s’est aligné de plus en plus avec les années sur le régime de retraite des fonctionnaires. Ils peuvent également faire appel à un fond de chômage en cas de revers électoral, qui leur permet de percevoir leur indemnité pleine pendant six mois s’il n’exerce aucune autre activité. Dans la pratique, ils y ont peu recours, car les carrières politiques s’achèvent rarement au terme du mandat.
En 1919, lors de sa conférence intitulée « La politique comme vocation », Max Weber ne jugeait pas cette professionnalisation. L’attribution d’une indemnité avait un bienfait : elle permettait un recrutement non élitiste des élus. Tous les individus, quelles que fussent leurs origines sociales, pouvaient accéder aux fonctions politiques, ce qui n’était pas le cas au XIXe siècle : il fallait auparavant disposer d’une fortune personnelle pour se consacrer à la chose publique. Le regard porté sur cette professionnalisation a cependant toujours été critique. Il l’est d’autant plus depuis quelques décennies, alors que les portes de l’Assemblée nationale semblent s’être fermées pour les catégories socio-professionnelles les plus modestes, celles-là mêmes qui, paradoxalement, devaient bénéficier de cette professionnalisation de la fonction élective.
Cinq ans de mandat législatif : vles auteurs soulignent combien les intérimaires rêveraient d’un tel CDD.
Vus de l’extérieur, les députés semblent former un bloc homogène, mais c’est une illusion. En réalité, il existe des profils très différents au sein de l’Assemblée nationale.
Certains élus commencent leur carrière au plus haut niveau. Il s’agit des collaborateurs de l’exécutif national, qui œuvrent dès leurs débuts dans les cabinets ministériels ou même au secrétariat général de l’Élysée. Ces personnages évoluent au plus près du pouvoir, là où se prennent les décisions. C’est particulièrement vrai en France, un pays dans lequel le pouvoir exécutif a conservé une très forte capacité d’action par rapport au pouvoir législatif. Les « membres de cabinet de l’exécutif sont caractéristiques de ce que Pierre Bourdieu appelait la "noblesse d’État" » (p. 77).
Ils sont très vite ministres, comme Édouard Balladur, ou députés, comme François Hollande ou Valérie Pécresse. Leur point commun, qui explique qu’ils aient pu accéder si tôt à des postes au plus près du pouvoir ? Leurs origines sociales élevées ainsi que leurs passages au sein d’établissements scolaires prestigieux, tels que les écoles préparatoires Henri IV et Louis le Grand ainsi que Sciences Po Paris et l’ENA.
Face à cette minorité, constitués essentiellement de têtes d’affiche qui monopolisent l’intérêt des médias, on compte une majorité de députés qui ont commencé leur carrière comme collaborateurs d’élus, assistants parlementaires, assistants de maire ou de présidents de région, permanents de parti. Ces individus occupent des places beaucoup plus périphériques, même s’ils gravitent eux aussi dans le champ politique français. Il faut d’ailleurs distinguer, au cœur même de cet ensemble nébuleux, ceux qui exercent des fonctions à Paris, c’est-à-dire dans la proximité du pouvoir législatif, et ceux qui ne quittent pas la province. Ces derniers mettront plus d’années encore à gravir les échelons qui les amèneront sur les bancs du Palais Bourbon.
Car c’est un fait majeur dégagé par l’enquête de Julien Boelaert, Sébastien Michon et Étienne Ollion : les politiques doivent passer de plus en plus de temps en politique avant d’accéder aux responsabilités nationales.
Les carrières politiques sont de plus en plus longues, de plus en plus distendues dans le temps. Les aspirants à la fonction de député semblent être en probation. Dans l’ouvrage, on voit l’exemple d’un militant socialiste qui dit, en 2005 : « À trente ans, j’ai déjà passé quinze ans de ma vie en tant qu’apparatchik [rires], entre le MJS [Mouvement des jeunes socialistes] et le PS. » (p. 78) En 2017, soit douze ans plus tard, « il aspire à se présenter aux législatives, mais la concurrence est forte ».
Voilà quels sont les cheminements qui mènent les hommes et les femmes engagés en politique vers les responsabilités nationales. Ce sont désormais des parcours de longue haleine, beaucoup plus semés d’embûches qu’autrefois. Les filières de recrutement sont devenues concurrentielles et il faut avoir été actif pendant longtemps en politique pour émerger. L’un des faits saillants des dernières décennies est d’ailleurs le désamour de toute une classe sociale pour les fonctions électives. En effet, si l’on remarque que les couches les plus populaires ont totalement disparu de la représentation nationale, on constate aussi que les catégories socio-professionnelles supérieures, les plus fortunées, ne cherchent plus à faire carrière en politique. Les résultats sont jugés trop incertains.
À cet égard, Emmanuel Macron constitue une exception. Non pas tant dans son parcours initial. Membre du secrétariat général de l’Élysée, il fait typiquement partie de cette « noblesse d’État » telle que l’a définie Pierre Bourdieu et il serait sans doute rapidement devenu député s’il avait choisi la voie classique des hommes de son milieu. Le fait qu’il ait été élu président de la République sans avoir auparavant assumé de charges électives est en revanche une particularité inédite.
Ces hommes et ces femmes qui ont mis des années, et même des décennies, à faire carrière en politique et à ne vivre que de la politique ont-ils encore — ou ont-ils jamais eu — une compréhension de la réalité de leurs administrés ? Ne sont-ils pas davantage intéressés par le maintien de leur situation que par l’intérêt général ?
Cette mise en accusation des élus comme une classe aux intérêts propres a existé durant tout le XXe siècle, notamment dans les partis de gauche, mais aussi dans les milieux de droite élitiste qui dénonce une baisse du niveau des élus à cause de la rémunération. André Tardieu dit ainsi dans La Profession parlementaire : « c’est une association alimentaire, une mutuelle qui vit et se développe pour ses fins propres, parce que son mécanisme est plus fort que son idéal » (p. 27).
Les dernières décennies ont vu le phénomène s’accentuer. De plus en plus de jeunes font carrière « sans mettre un pied dans la vraie vie » (p. 67). Durant des décennies, alors qu’ils traversent ce long tunnel de la vie politique évoqué plus haut, ils ne sont confrontés à aucun autre univers. Assistant parlementaire, permanent de parti, membre de cabinet, collaborateur d’élu local : un tiers des députés de la législature de 2012 ont connu ce cheminement.
Comme, par ailleurs, ils n’ont jamais fait que de la politique, ils dépendent entièrement d’elle et de la fonction électorale qu’ils ont fini par conquérir. La tentation est grande, dès lors, de s’accrocher à ce pouvoir et d’en faire usage à son profit plutôt que d’agir dans le sens d’un intérêt commun qui est largement méconnu.
Dans cette enquête sur la professionnalisation de la politique en France, les trois auteurs tracent le portrait d’élus qui ressemblent fortement à des professionnels de la politique. Certes, les députés réfutent cette image d’eux-mêmes, car ils lui préfèrent celle d’individus dévoués à un sacerdoce, celui de la gestion de la chose publique.
Mais, ils sont rétribués, et bien rétribués pour cette fonction, et ce fait saillant transforme le regard porté sur leur charge. Bien sûr, il y a divers profils de politiciens : il n’y a guère de rapport entre l’ancien collaborateur de Matignon ou de l’Élysée devenu député avant ses quarante ans et le chargé de permanence qui va suivre pendant vingt ans le long « tunnel de la politique » avant d’accéder au Palais Bourbon.
Quel que soit leur profil, les élus se caractérisent de plus en plus par un chemin de carrière exclusivement axé sur la politique, qui ne laisse aucune place ou très peu à des excursions dans la société « civile ». C’est peut-être l’élément le plus prégnant de leur professionnalisation en tant qu’homme et femme exerçant en politique.
La critique de la professionnalisation des élus n’est pas un phénomène nouveau. Elle a cependant pris un nouvel essor dans les dernières années avec des mouvements d’ampleur tels que Nuit debout en France ou le mouvement des Indignés en Espagne, qui revendiquent une large transformation des systèmes politiques.
Cette critique est également un levier rhétorique et démagogique dans la bouche des politiciens eux-mêmes. L’exemple le plus emblématique à cet égard a probablement été la promesse d’Emmanuel Macron de renouveler la vie politique française lors de la campagne présidentielle de 2017.
Dans les faits, beaucoup d’élus de La République en Marche, sont d’anciens collaborateurs de cabinet. En réalité, comment empêcher la professionnalisation de la politique ?, s’interrogent les auteurs en conclusion de leur ouvrage. L’interdiction du cumul des mandats, qui a été adopté en 2017, juste après la parution du livre, est probablement un premier pas, mais insuffisant. Plus radical encore, le tirage au sort des représentants qui gagne en popularité depuis plusieurs années.
Ouvrage recensé– Julien Boelaert, Sébastien Michon, Étienne Ollion, Métier : député. Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, Paris, Raisons d’agir Éditions, 2017.
Autres pistes– Marc Abélès, Un Ethnologue à l’Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000.– Olivier Costa, Éric Kerrouche, Qui sont les députés français ? Enquête sur des élites inconnues, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.– Robert Michels, Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1911.– Moïsei Ostrogorski, La Démocratie et les partis politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1912.– Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, Éditions 10/18, février 2002.