Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Julien Duval
Cet ouvrage est une réédition d’une première version initialement parue en 2007. Duval analyse la manière dont le débat public sur la Sécurité sociale est présenté comme un sujet technique. La question des modalités de financement de la protection sociale et dudit « déficit de la Sécu » est constamment mise au cœur des discussions. Or la question de la protection sociale ne saurait être réduite à des questions d’ordre technique, puisque les décisions en la matière ont des conséquences économiques et politiques de premier plan.
Les tendances mises en exergue dans la première édition de l’ouvrage se sont poursuivies. En matière de sécurité sociale, on assiste à une « offensive idéologique » mettant l’accent, depuis quarante ans, sur la gestion des dépenses.
Et l’insistance sur la technicité des problèmes tend à faire croire qu’il s’agit d’une question « apolitique » . Le projet de réforme des retraites de la présidence Macron en est une illustration, son but étant de parvenir à un retour à l’équilibre budgétaire du régime. Contre cette vision, Duval souligne que la protection sociale est par nature politique. Elle conduit à produire des arbitrages entre différents groupes sociaux, afin de pallier les risques que sont le chômage, la maladie, la vieillesse ou encore la pauvreté.
Au-delà des controverses sur la mesure des phénomènes, Duval invite à se méfier de la manière dont sont présentées, tant par les acteurs politiques que médiatiques, les questions relatives à la Sécurité sociale. Beaucoup affirment que le « trou de la Sécu » est généré par un problème de dépenses excédentaires. Mais on peut parfaitement affirmer que ce déficit « correspond, en réalité, aux besoins de financement du régime général » (p.20).
Les prestations sociales représentent aujourd’hui 714,5 milliards d’euros, soit 32,1% du produit intérieur brut (PIB). Sur ce montant, 45% des prestations sont consacrées à l’assurance vieillesse, 35% à l’assurance maladie, 7% aux allocations familiales et 10% aux allocations chômage et autres prestations diverses.
On assiste depuis trente ans à une hausse de la part des impôts, notamment à la suite de la création de la cotisation sociale généralisée, dans le financement de la Sécurité sociale. Les cotisations ne représentent plus que 54% des ressources de l’institution. Entre 2000 et 2017, le déficit de la Sécurité sociale s’est élevé en moyenne à 12 milliards par an, notamment alimenté par le déficit récurrent de la branche maladie.
Duval rappelle toutefois qu’en 2016, ce déficit ne représente par exemple que 1,6% des prestations versées et 10% du besoin de financement de l’ensemble des administrations publiques. Ce déficit quasi constant génère une dette gérée par la Caisse d’amortissement de la dette sociale. Mais cette dette des administrations de Sécurité sociale ne représente que 8% de la dette de l’ensemble des administrations publiques, quand la dette de l’État représente 80% de cette dernière.
Duval estime que l’expression « trou de la Sécu » représente un « obstacle verbal » à l’analyse de la situation. Elle renferme une explication toute faite : « l’institution est en déficit parce qu’elle vit au-dessus de ses moyens ; et si elle vit au-dessus de ses moyens, c’est qu’elle gaspille ses ressources en faisant des dépenses inutiles » (p.25).
Il émet deux critiques envers les arguments soutenant cette vision. Premièrement, le constat selon lequel les dépenses sociales en France sont parmi les plus élevées du monde doit être relativisé. Il convient d’intégrer les dépenses privées dans le cadre de comparaisons internationales puisque l’on compare des régimes de Sécurité sociale dont les principes et modalités de fonctionnement obéissent à des logiques différentes.
Deuxièmement, il souligne que les exonérations de cotisations sociales, lesquelles font office de principale politique de l’emploi depuis plusieurs décennies, reviennent de facto à réduire le budget de la protection sociale dès lors qu’elles ne sont pas compensées, compensées partiellement ou avec retard. En 2006, sur les 25 milliards d’allègements de cotisations sociales, 2,6 milliards n’étaient pas compensés. Sa conclusion est donc sans appel : « l’expression technique ‘besoins de financement’ est meilleure que la métaphore du ‘trou’ : la Sécurité sociale semble d’abord souffrir d’une insuffisance de ressources » (p.31-32).
Duval ne nie pas que certaines dépenses sociales peuvent être réduites ou supprimées. Il conteste simplement la représentation simpliste selon laquelle « les dépenses de l’institution sont excessives », représentation ayant conduit les gouvernements de gauche comme de droite à adopter la posture du « bon gestionnaire ». En la matière, il considère que « les personnes et les partis importent peu » dans la mesure où « la doxa est une production collective qui fonctionne au-delà des individus (et des chiffres)» (p.35).
La production du « mythe du trou de la Sécu » est aussi le résultat de la médiatisation d’une littérature technocratique. Si l’on prend l’exemple des retraites, cette littérature véhicule des propositions de réformes présentées comme des réponses inévitables au problème démographique du vieillissement.
Duval rappelle toutefois que d’autres politiques qu’une règle de gestion budgétaire sont susceptibles de contrecarrer le vieillissement ou ses effets. En 1993, la réforme Balladur augmente la durée de cotisation à 37,5 ans. Cette logique se poursuit avec la réforme Touraine de 2014 qui la pousse jusqu’à 43 ans pour les personnes nées après 1973. Un autre moyen utilisé pour contrôler les dépenses est de calculer les pensions retraites à partir des 25 et non plus des 10 dernières meilleures années de travail. Ces réformes se contentaient toutefois de jouer sur les paramètres du système de retraite.
La réforme engagée par Emmanuel Macron en 2019, laquelle a été suspendue à l’occasion de la première vague de l’épidémie de la Covid-19, propose au contraire un changement du système lui-même. Le passage à la retraite à points signifie en effet la substitution d’un système à cotisations définies au système à prestations définies qui prévalait. Le fait que la valeur du point, et donc des pensions retraites, puisse désormais varier, répond à l’impératif budgétaire selon lequel les dépenses du régime de retraite doivent demeurer inférieures à 14% du produit intérieur brut. Cette réforme va logiquement favoriser le développement des complémentaires et ainsi rompre avec la logique de solidarité de la protection sociale. L’impératif d’une règle de gestion budgétaire s’est très tôt manifesté en ce qui concerne l’assurance maladie.
En 1983, on a fixé une limite aux dépenses de l’assurance maladie lors de la mise en place du « budget global » pour les hôpitaux. Les établissements les plus dynamiques étant pénalisés, une loi de 2004 a mis en place le principe de la tarification à l’activité. Mais cette réforme a elle aussi généré son lot d’effets pervers, tels que la réduction du nombre de lits, la réduction de la durée des hospitalisations, la hausse de l’ambulatoire, la hiérarchisation des actes médicaux ainsi que la réorganisation du travail ayant accru les pressions sur le personnel hospitalier.
L’origine de la protection sociale remonte au moins au Moyen-Âge et à la pratique de la charité. Mais à la différence de cette dernière, la protection sociale moderne s’est structurée au niveau de la nation. Les premières lois sur les pauvres, apparues en Angleterre, ont dès le départ suscité des controverses, étant accusées de renchérir le coût du travail et de désinciter au travail.
Ce n’est qu’avec la généralisation du salariat à partir du dernier tiers du XIXe siècle que la protection sociale moderne émerge progressivement. Se référant au travail de Karl Polanyi, Duval explique que la protection sociale est certes une réponse aux conséquences de la révolution industrielle, mais ce dispositif visant à améliorer les conditions de vie ouvrière n’est pas apparu mécaniquement. Son émergence a été favorisée par divers groupes sociaux. Des médecins et des intellectuels, tels Louis René Villermé et Frédéric Le Play, contribuent à la mettre à l’agenda politique, tout comme les courants socialistes et les syndicats.
Mais les caisses d’assurance maladie ne sont pas majoritairement nées d’initiatives ouvrières. Elles ont souvent été créées par « le patronat ou des notables ». « La protection sociale a été utilisée par les classes dominantes pour contrer les menaces révolutionnaires », comme l’illustre l’exemple de l’Allemagne de Bismarck. Les classes dominantes d’un point vue économique ont compris que la prévoyance sociale était un facteur de stabilité sociale et politique favorable aux affaires.
Dans l’entre-deux-guerres, l’Organisation internationale du travail invite les nations à mettre en place des systèmes d’assurance contre les risques sociaux. Ces mesures seront notamment portées par le Front populaire en France et l’administration Roosevelt aux États-Unis.
Duval insiste sur le rôle majeur de la pensée économique de Keynes dans ce développement. Elle fournit un argument économique en faveur de la protection sociale. Si les premiers éléments de la protection sociale en France apparaissent dès les années 1880 puis se renforcent dans l’entre-deux-guerres, la Sécurité sociale naît véritablement en 1945. Cette naissance s’inscrit dans une vision d’ensemble, marquée par les politiques de planification indicative et la volonté de modifier la répartition du revenu résultant des mécanismes de marché.
En France, le choix de financer la protection sociale par des cotisations a contribué à une véritable socialisation du salaire, quand les régimes financés par l’impôt ne modifient en revanche pas la « conception libérale du salaire ». La création de la Sécurité sociale suscite des oppositions immédiates, les assureurs privés étant en première ligne des revendications. Ainsi apparaissent divers régimes en marge du régime général.
Au niveau idéologique, le néolibéralisme mène, dès les années, quarante une contre-offensive tant contre les protections sociales que contre les politiques macroéconomiques keynésiennes, jugées contraires à la liberté individuelle et accusées de favoriser la collectivisation de l’économie. Au début des années quatre-vingt, la fin du compromis keynésien coïncide avec la victoire politique du néolibéralisme et son diagnostic d’une « crise de l’État-providence ».
Duval considère que trois éléments expliquent le démantèlement progressif de la protection sociale depuis quarante ans. Premièrement, les organisations internationales, acquises au néolibéralisme, proposent de réduire au minimum les divers types de prestations sociales afin de ne pas entraver la compétitivité des économies.
En matière de retraites, la Banque mondiale préconise ainsi, dans un rapport de 1994, un système à trois piliers. Il s‘agit de mettre en place un financement par l’impôt assurant une pension minimum, de développer un régime par capitalisation obligatoire géré par le secteur privé et enfin de favoriser l’épargne individuelle complémentaire.
La réforme Macron de 2019 converge pleinement avec ces préconisations. Ce modèle d’État-Providence en vigueur aux États-Unis fait que les pensions représentent environ 45% du salaire alors même qu’elles sont la seule source de revenus pour 60% des retraités américains.
Deuxièmement, le patronat français a mené diverses offensives contre la Sécurité sociale. Duval rend par exemple compte du parcours de Denis Kessler, diplômé d’HEC, président de la Fédération française des sociétés d’assurance, vice-président du Medef. Il a assumé la posture de l’« intellectuel spécialiste » appelant à détricoter le modèle de protection sociale hérité de 1945. Divers groupes de pression internationaux sont également mobilisés, la société d’investissement Black Rock plaidant par exemple pour le modèle de retraite à trois piliers.
Troisièmement, l’évolution du monde politique explique le devenir de la Sécurité sociale. Les réformes successives ont limité les interventions, ciblé les catégories les plus défavorisées uniquement et mis en place des processus d’individualisation et d’activation des prestations. Dès 1979, Raymond Barre établit la « commission des comptes de la Sécurité sociale » qui impose une vision comptable. On ne se penche que sur le « passif » du bilan de la Sécurité sociale et non sur son actif. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 n’inverse pas la tendance.
Duval souligne qu’il existe une corrélation entre le niveau des inégalités économiques et la part des dépenses de protection sociale dans le produit intérieur brut. Le démantèlement de la protection sociale, laquelle contribuait donc à réduire les inégalités économiques, est d’autant plus inquiétant que nous sommes dans un contexte de précarisation accrue des travailleurs. L’instauration du RMI et de la CMU est à ses yeux des mesures à double tranchant. Elles aident certes les plus démunis mais, dans une logique d’assistance, garantissent uniquement un minimum.
Si ces dispositifs sont peu coûteux, ils créent une dépendance renforcée par l’abandon des politiques de plein emploi. Cette tendance à faire des prestations de revenus minima plutôt que de remplacement est inquiétante dans la mesure où de nombreuses personnes n’ont pas de capacité d’épargne. Les 30% des ménages français les plus pauvres ont un patrimoine de moins de 30 300 euros. Il leur est difficile de faire face à des aléas tels que le chômage, la maladie ou la vieillesse. Les niveaux d’épargne et de patrimoine étant fortement différenciés en fonction des catégories socioprofessionnelles, les réformes de la protection sociale ne peuvent définitivement pas être considérées comme des mesures techniques apolitiques.
En 2004, les prestations sociales représentaient 16,9% du revenu des ouvriers contre 5,5% du revenu des cadres. Réduire la protection sociale revient donc à favoriser la hausse des inégalités. Ces réformes pénalisent de surcroît les catégories de population qui sont déjà moins favorisées, les corrélations entre une position sociale élevée et divers indicateurs de bonnes santé étant connues. Là encore, la conclusion de Duval est sans appel. Il est « paradoxal d’inviter les classes moyennes à se tourner vers la prévoyance individuelle alors que la fragilisation dont elles font l’objet ne peut que détériorer leur capacité d’épargne » .
En conclusion, Duval insiste sur la nécessité de lier les questions de protection sociale et d’emploi, tout en constatant que dans le contexte actuel, conserver les acquis semble être un progrès. Il déplore en sus un double aveuglement lié à la prégnance de la question du financement.
L’émergence de nouveaux besoins de protection sociale et les effets sociaux pervers des réformes néolibérales ne sont pas pris en compte.
Dans cet ouvrage, Duval parvient à proposer un compte-rendu synthétique des mutations de la protection sociale tout en défendant une vision normative alternative à ce qu’il considère être la doxa néolibérale. On peut en revanche regretter un usage parfois caricatural du terme « libéralisme économique ».
La présentation du keynésianisme comme transgression des principes libéraux aurait mérité des précisions. Enfin, l’idée que l’opposition au keynésianisme soit purement idéologique et non politique ou encore celle que le renoncement au plein emploi est un choix uniquement politique, peinent également à convaincre. Mais l’essentiel était ailleurs.
Ouvrage recensé– Julien Duval, Le mythe du « trou de la Sécu », Paris, Raison d’agir, 2020.
Du même auteur– Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Paris, Seuil, 2004.– Le Cinéma au XXe siècle. Entre loi du marché et règles de l'art, Paris, CNRS éditions, 2016.
Autres pistes– Pierre-André Juven, Frédéric Pierru & Fanny Vincent, La casse du siècle. À propos des réformes de l'hôpital public, Paris, Raisons d'agir, 2019.