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Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte

de Karl Marx

récension rédigée parThéo JacobDocteur en sociologie à l'EHESS, chercheur associé aux laboratoires PALOC (IRD-MNHN) et CRH (EHESS)

Synopsis

Histoire

Au lendemain du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, qui met fin en 1852 à la Deuxième République et inaugure le Second Empire, Karl Marx cherche les raisons qui ont conduit le neveu de l’Empereur Napoléon à accéder au pouvoir. Le philosophe analyse cet événement sous le prisme des conflits entre classes sociales et annonce, à l’aune de cette répétition historique, le devenir révolutionnaire de la société française.

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1. Introduction : une histoire du présent

Après plusieurs années d’exil passées en France, où il suit avec intérêt les événements politiques, Marx écrit la Luttes des classes en France (1850), consacrée aux révolutions de février et de juin 1848 qui ont renversé la Monarchie de Juillet (1830-1848). En 1849, il est contraint de fuir à Londres où il se consacre au perfectionnement de sa doctrine. En parallèle de son travail théorique, le philosophe survit en tant que journaliste, publiant régulièrement des articles dans divers périodiques.

Au printemps 1852, il est contacté par l’un de ses partisans, Joseph Weydemeyer, ancien officier prussien émigré aux États-Unis, qui entend fonder un mensuel socialiste à New-York, la revue Révolution. Il commande à Marx une série d’articles consacrée au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851. Reprenant ses anciens travaux sur l’actualité française, le philosophe fait le récit de ces trois années mouvementées qui voient la naissance puis la mort de la Deuxième République (1848-1851).

Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte est donc une compilation d’articles qui croise science historique et journalisme politique. Comme le commente lui-même son auteur, « le présent écrit est né sous la pression immédiate des événements » (p. 46). Dans cet ouvrage, Marx réalise une sorte de chronique en sept chapitres qui inaugure le Second Empire (1852-1870). Il emprunte une langue malicieuse qui dissèque les périodes successives du régime républicain, mais qui cherche néanmoins, derrière la succession des évènements, un sens de l’histoire.

2. La répétition historique comme principe logique

Le 18 Brumaire de l’an VIII (le 9 novembre 1799), Napoléon Bonaparte renversait le Directoire et devenait Premier Consul. Le 2 décembre 1804, l’ancien général de la Révolution était sacré Empereur de France. Moins d’un demi-siècle plus tard, l’histoire se répète : le 2 décembre 1851, son neveu Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, récidive. La répétition historique apparaît alors nécessairement comme un principe logique. Pourquoi les hommes sont-ils condamnés à répéter leur propre histoire ? Que dit ce phénomène de la nature du pouvoir politique ?

Pour répondre à cette énigme, il s’inspire de Georg W. F. Hegel et de ses Leçons sur la philosophie de l’histoire (1822-1830). Reprenant les interrogations du philosophe allemand, Marx part du constat suivant : « la Révolution de 1789-1814 se drapait tour à tour en République romaine ou en Empire romain, et la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793-1795 » (pp. 50-51). Pour l’auteur, cette réalité montre que les hommes ne font pas leur propre histoire, que leurs actes prennent forme dans des conditions qui leurs sont « immédiatement données et héritées ». Ainsi, « la tradition de toutes les générations disparues pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » (Id.).

Néanmoins, Marx reprend la théorie hégélienne en la complétant de ses propres hypothèses. Pour lui, ce processus de répétition n’est pas neutre : un événement ne se copie pas lui-même selon des conditions identiques. Au contraire, la répétition d’un événement singe la tradition, tel un pastiche. Le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte n’est qu’une farce, une sorte de travestissement du présent. Cette répétition farcesque révèle les nouvelles formes de domination, déguisées sous le manteau comique des anciennes traditions. Elle dévoile les nouvelles conditions sociales et historiques qui s’affirment dans la France du XIXe siècle.

3. L’anatomie d’un coup d’État

Marx analyse la Deuxième République comme une « une ligne descendante ». Contrairement à la Révolution de 1789, où, selon une logique « ascendante », les intérêts prolétariens parvinrent à se hisser à la tête du mouvement, celle de 1848 dessine une tendance inverse, où le prolétariat passe rapidement à l’arrière-plan de la scène révolutionnaire. Pour l’auteur, le régime républicain naît dans des conditions qui déterminent son devenir autoritaire : « Au "coup de main" de février 1848 répond le "coup de tête" de décembre 1851 » (p. 55). L’historien perçoit trois grandes périodes, où successivement, les différents intérêts de classes se coalisent puis s’opposent, rendant chaque fois plus probable l’accession au pouvoir de Bonaparte.

La Révolution de février met fin à la Monarchie de Juillet qui avait porté Louis-Philippe sur le trône. La première phase décrite par Marx est donc celle du « gouvernement provisoire » qui s’étend de février à mai 1848. Durant cette période, chaque fraction de la société française (les aristocraties financière et foncière, la « bourgeoisie républicaine », la « petite bourgeoisie sociale-démocrate », la « classe ouvrière et prolétarienne ») tente de tirer le nouveau régime dans son sens. Une seconde phase intervient de mai 1848 à mai 1849 : la « constitution de la République bourgeoise » succède logiquement à la « Monarchie bourgeoise » de Louis-Philippe. Cette période voit la mise à l’écart du prolétariat parisien, écrasé par l’armée lors des insurrections populaires de juin. Elle se caractérise par la domination puis le déclin de la bourgeoisie républicaine, qui perd progressivement le contrôle de l’Assemblée nationale et subit la concurrence de Louis-Napoléon Bonaparte, élu Président de la République le 10 décembre 1848, au suffrage universel.

La troisième grande phase décrite par Marx s’étale de mai 1849 à décembre 1851. Elle voit l’hégémonie du « parti de l’ordre », ensemble hétéroclite constitué des différentes factions de la très grande bourgeoisie – grands propriétaires, industriels et aristocratie financière. Principalement représenté par le camp royaliste (orléanistes et légitimistes, partisans de la maison de Bourbon), le « partie de l’ordre » obtient différents ministères et remporte la majorité parlementaire. Pendant cette période, « les royalistes prirent simplement Bonaparte pour leur dupe » (p. 85), à mesure qu’ils s’aliènent les classes populaires qu’ils s’emploient à réprimer. L’opposition croissante qui s’installe entre Bonaparte et le corps législatif, fortement impopulaire, permet au premier d’organiser son coup d’État, sous le regard impuissant de la société française.

4. Le mystère Bonaparte

Pour Marx, l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte cache une véritable énigme : comment « une nation de 36 millions d’hommes [peut-elle] être surprise par trois chevaliers d’industrie et être capturée sans résistance » (p. 59) ? Comment un héritier à la « longue vie aventureuse de vagabond » (p. 127) parvient-il à s’imposer aussi facilement ? Si le regard de l’auteur est souvent acerbe à l’encontre de Bonaparte, il souhaite néanmoins se démarquer de la critique morale portée par Victor Hugo dans son Napoléon Le Petit (1852). Il n’adhère pas non plus à l’analyse de Pierre-Joseph Proudhon dans La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre (1852), dont il regrette la linéarité. L’auteur « démontre au contraire comment la lutte des classes en France créa les circonstances et des conditions qui rendirent possible qu’un personnage médiocre et grotesque joue le rôle de héros » (p. 47).

Pour Marx, Louis-Napoléon Bonaparte accède au pouvoir car il est à l’image du lumpenprolétariat – littéralement, le « prolétariat en haillons ». Il s’agit des masses populaires et inorganisées dont les conditions de survie, marquées par l’individualisme, empêchent la naissance d’une conscience de classe.

Bonaparte serait donc le représentant de cette « classe moyenne ». Il y a selon lui une adéquation fondamentale entre cet individu, dont la vie a été mue par l’enrichissement personnel, et une immense partie de la population, qui ne rêve que de partir « exploiter une mine d’or en Californie ». De la même manière, Bonaparte représente les « paysans parcellaires », la classe la plus nombreuse de la société française. Il s’agit d’une catégorie rurale, peu organisée, dont le mode de production fondé sur la propriété privée, contraint à l’isolement et au repli individuel. Dans un contexte de prise de pouvoir de la bourgeoisie, cette « classe moyenne » a besoin d’un pouvoir exécutif fort, afin de se protéger des classes dominantes.

Mais si Bonaparte est le « chef du lumpenprolétariat », qui garantit une assise populaire à son pouvoir personnel, il est avant tout le garant de l’ordre bourgeois. Le coup d’État intervient dans un contexte de crise économique et politique où la division de ses représentants contraint la classe bourgeoise à abandonner les rênes du pouvoir, afin de préserver sa puissance matérielle. « La bourgeoisie déclarait sans équivoque qu’elle brulait de se débarrasser de sa propre domination politique pour être débarrassées des soucis et des dangers de la domination » (p. 201).

5. Matérialisme historique et « conditions de possibilités »

Derrière la lecture de l’actualité ressort le matérialisme historique de Karl Marx : les événements sont façonnés par les antagonismes de classes, eux-mêmes déterminés par les modes de production économiques et leurs « conditions de possibilités ». Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte fait l’anatomie de cette lutte des classes dans les conditions de la France du XIXe siècle. Il montre la multiplicité des rapports de pouvoir ; comment chaque fraction de la société française se trouve elle-même subdivisée en différentes factions aux intérêts parfois opposés. En effet, comme l’affirme l’auteur, « [cette période] renferme un mélange des plus bariolés de contradictions criantes » (p. 88).

Loin d’une vision simpliste donc, Marx dessine un schéma particulièrement complexe, fondé sur des renversements d’alliances permanents. Les antagonismes de classe, loin de fournir un récit binaire opposant bourgeoisie et prolétariat, sont le moteur d’une « physique des forces » extrêmement mouvante dans laquelle les logiques de dominations, en fonction des modes de production, ne cessent de se recomposer. Aussi, les conditions de la lutte sont différentes d’une époque à une autre, et l’auteur nous invite justement à saisir les antagonismes dans leurs spécificités historiques.

Par exemple, selon Marx, les divisions entre royalistes s’expliquent par les « conditions matérielles d’existences » : le pouvoir des légitimistes repose sur la grande propriété foncière quand celui des orléanistes provient du « capital » – c’est-à-dire de la haute finance. Chacun cherche ainsi à restaurer sa propre suprématie sans parvenir à dépasser cette division. « Sur les différentes formes de propriété, sur les conditions sociales d’existence, s’élève tout un échafaudage d’impressions, d’illusions, de manière de penser et de façon de voir la vie, toutes différentes et spécifiques. La classe toute entière les crée et les forme à partir de sa situation matérielle et des rapports sociaux correspondants » (p. 94).

6. Vers un chemin révolutionnaire

À travers la chronique politique de la Deuxième République, l’auteur parvient à montrer l’avènement des nouvelles formes de domination : si les révolutions prolétariennes du XIXe siècle s’interrompent sans cesse, c’est qu’elles ne sont pas parvenues à se représenter les nouveaux schémas de pouvoir propres à la société bourgeoise. « Aussi longtemps que la domination de la classe bourgeoise ne s’était pas complétement organisée, qu’elle n’avait pas acquis sa pure expression politique, l’antagonisme des classes ne pouvait pas se présenter non plus à l’état pur » (p. 118). Pour Marx, cette période voit le resserrement des luttes autour d’un antagonisme fondamental : lutte pour le capital vs lutte contre le capital.

Cette transformation propre à la société industrielle brise selon Marx le cycle de la répétition. Le « 18 Brumaire de 1851 » doit permettre aux futurs mouvements prolétariens de se réapproprier le temps présent. Il s’agit d’un moment dialectique où l’élan révolutionnaire peut trouver son propre nom. « La Révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même, avant de s’être défaite de toute superstition à l’égard du passé » (p. 55). Avec la prise de pouvoir absurde de Louis-Napoléon Bonaparte doivent disparaitre les anciennes croyances dans les ornements républicains et les statues impériales qui ont enterré la Révolution française.

Cet ouvrage revêt ainsi une dimension prophétique. Marx, non sans accents religieux, annonce que la transformation des moyens de production rend, selon lui, inévitable l’affrontement politique entre prolétariat et bourgeoisie. « La Révolution va au fond des choses. Elle est encore toute absorbée dans son voyage au Purgatoire. [...] Le 2 décembre elle a terminé la moitié de ses préparatifs » (p. 187).

7. Conclusion

Dans cet ouvrage Marx parvient à faire, avec concision, humour et clarté, le récit d’une période particulièrement complexe. À mi-chemin entre le journalisme, la philosophie de l’histoire et la sociologie, le Dix-huit Brumaire frappe par son interdisciplinarité ! L’auteur, en analysant l’accession au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte, résume sa doctrine, le matérialisme historique, qu’il passera le reste de sa vie à développer. S’il n’en vient pas à exposer ses idées sur le communisme, cet ouvrage n’en appelle pas moins à la Révolution sociale.

Malgré la justesse de ses analyses, remarquons que le chemin révolutionnaire annoncé par Karl Marx ne s’est pas réalisé : le XXe siècle multiplie les exemples d’obstacles qui ont freiné la naissance d’une conscience de classe prolétarienne. Néanmoins, les mécanismes décrits dans cet ouvrage n’en demeure pas moins d’une grande actualité – preuve en est le regain d’intérêt pour le marxisme au sein des sciences sociales. Reste aujourd’hui à actualiser cette pensée en analysant les nouvelles « conditions matérielles d’existence » propres au XXIe siècle.

8. Zone critique

On a souvent reproché à Marx d’avoir une vision trop mécanique de l’histoire. Le sociologue Karl Popper voit ainsi dans le marxisme une pensée caractéristique du XIXe siècle. À l’instar d’Auguste Comte, concepteur à la même époque de la « Loi des trois états » et du positivisme, le matérialisme historique serait marqué par de nombreux biais qu’il qualifie d’« historicistes » : l’histoire humaine serait perçue comme le développement d’un processus déterminé dont on pourrait prédire le futur.

La lutte des classes conçue en tant que moteur unique de l’histoire présente en effet de nombreuses limites, ne serait-ce que par son ancrage occidental, qui la rend imperméable à la diversité des cultures. Pourtant, le procès en simplicité souvent intenté au théoricien du communisme perd en pertinence lorsqu’on le lit attentivement. Le soin qu’il porte à décrire la diversité des agencements sociaux montre bien que Marx, en tant qu’auteur politique, est un penseur facilement caricaturé.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Flammarion, Paris, 2007 [1869, 2nd éd.].

Du même auteur

– La lutte des classes en France, Paris, Gallimard, Coll. « Folio histoire », 2002 [1850].– Friedrich Engels et Karl Marx, Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, 1998 [1848].

Autres pistes

– Victor Hugo, Napoléon le Petit, Arles, Actes Sud, Coll. « Un endroit où aller », 2007 [1852].– Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique éditions, 2010. – Karl Popper, Misère de l’historicisme, Marseille, Agora, 1991.

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