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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Grande Transformation

de Karl Polanyi

récension rédigée parPierre Le BrunAgrégé de Sciences Economiques et Sociales.

Synopsis

Économie et entrepreneuriat

La Grande Transformation, publiée en 1944 dans sa version originale, constitue le livre le plus connu de Karl Polanyi. Travail d’histoire économique, il est aujourd’hui considéré comme un ouvrage majeur des sciences sociales. Karl Polanyi y développe son analyse de l’idéologie libérale et de ses effets sur les sociétés. L’effort, persistant à partir du XIXème siècle, pour rendre l’économie indépendante du social aurait mené à sa resocialisation autoritaire voire totalitaire au cours de la « grande transformation » des années 1930-1945.

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1. Introduction

La Grande Transformation est un ouvrage pensé et rédigé par Karl Polanyi pendant la Seconde Guerre mondiale. Son auteur cherche à identifier les causes économiques à long-terme qui expliquent la montée du fascisme en Europe. Il s’appuie sur un présupposé anthropologique selon lequel la marchandisation de certains biens (le travail, la terre, la monnaie) ne peut être menée sans créer de profondes tensions sociales.

Sa thèse est ainsi celle d’une succession historique de deux grandes dynamiques : tout d’abord une progressive désocialisation de l’économie sous l’égide des penseurs libéraux à partir de la fin du XVIIIe siècle, suivie d’une resocialisation autoritaire de celle-ci au cours des années 1930-1945. Polanyi s’attarde particulièrement sur la genèse du projet libéral dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Il détaille la façon dont ce projet s’est ensuite déployé dans le temps jusqu’à provoquer l’avènement du fascisme et la « grande transformation » qui a donné son titre à l’ouvrage.

2. L’économie de marché : un phénomène socialement problématique

L’ouvrage de Polanyi prend pour point de départ une observation anthropologique : « jusqu’à notre époque, les marchés n’ont jamais été que des éléments secondaires de la vie économique » (p. 117). Il constate en effet que, dans les sociétés primitives, quatre formes d’échanges coexistent : la réciprocité (le don), la redistribution (la gestion des ressources à l’échelle du groupe entier), la production pour usage personnel, et enfin l’échange marchand.

Selon l'auteur, le marché a longtemps occupé une place très réduite dans le fonctionnement social. Dans les sociétés primitives, la survie de l’individu était garantie par celle du groupe ; l’intérêt collectif primait donc sur l’intérêt individuel et sur la recherche du gain.

Par ailleurs, Polanyi souligne la dimension « fictive » de certaines marchandises. Celles-ci – le travail, la terre et la monnaie – se caractérisent par le fait qu’elles ne sont pas d’abord produites dans le but d’être vendues. Leur marchandisation serait la conséquence du développement de l’industrie capitaliste : là où le fermier médiéval pouvait se permettre de produire moins une année, le capitaliste est contraint de rentabiliser son investissement. Il lui est donc nécessaire de se garantir contre des problèmes de pénurie de main-d’œuvre, d’illiquidité, ou d’impossible extension.

La marchandisation de ces trois biens permet aux capitalistes de s’assurer de leur disponibilité. Pour Polanyi cependant, l’échange marchand de ces « marchandises fictives » contrevient à leur fonction sociale première et contribue à faire des économies de marché des phénomènes socialement problématiques.

Polanyi considère ainsi l’économie de marché comme une forme sociale historiquement exceptionnelle. L’économie de marché se définit comme : « une économie gouvernée par les prix du marché et par eux seuls » (p. 87). Elle se caractérise donc par une importance accrue de l’échange marchand par rapport aux autres formes d’échange. Le gain devient progressivement le mobile principal des comportements individuels. La logique économique se détache ainsi des logiques sociales et politiques : l’individu agit avant tout pour son intérêt et non plus pour celui du groupe.

Dans cette société nouvelle s’instaure une séparation nette entre la « sphère économique » et la « sphère sociale » (ou « sphère politique », selon les passages). Ce processus de division correspond à ce que Polanyi nomme le « désencastrement ».

3. Le désencastrement au cœur du projet libéral

Polanyi observe une tendance des économies modernes à ce qu’il nomme le « désencastrement ». Il désigne par là un processus de désinsertion progressive de l’économie vis-à-vis des institutions sociales traditionnelles qui la régulaient (la tribu, le village, la famille, la religion, la guilde, etc.). L’économie repose alors de plus en plus sur une institution jusque là résiduelle : le marché.

Dans une telle société, les individus règlent davantage leurs actions en fonction des prix et cherchent à gagner le plus d’argent possible. Polanyi observe que ce désencastrement ne peut être totalement achevé. Selon lui, en effet, l’économie fait intrinsèquement partie du social et ne peut en être arrachée que partiellement .

Le désencastrement reposerait sur une utopie entretenue par les penseurs libéraux : celle du « marché autorégulateur ». Polanyi désigne ainsi la croyance dans la capacité des marchés à fonctionner de façon autonome, détachée des autres institutions sociales. Reprenant les travaux des grands économistes classiques, Polanyi montre que cette idée naît à la toute fin du XVIIIe siècle. Si elle est encore absente chez Adam Smith, elle apparaît en revanche chez ses successeurs : Joseph Townsend, Jeremy Bentham et Thomas Malthus considèrent ainsi que l’économie repose sur des lois de la Nature. Selon ses penseurs, il incomberait aux gouvernants de faciliter le fonctionnement de ces supposées lois naturelles plutôt que de s’y opposer. Dans années 1830, ces idées se cristallisent autour d’un credo libéral : le « laissez faire ».

Le succès de cette école de pensée tient à son étroite compatibilité avec les transformations socioéconomiques alors en cours en Angleterre. La révolution industrielle anglaise est liée au mouvement des « enclosures » caractérisant la privatisation des champs communaux, auparavant utilisés librement par les paysans.

Ces deux phénomènes provoquent une dégradation importante des conditions de vie des classes populaires. Afin de rendre ces transformations acceptables, il a été nécessaire de les présenter comme collectivement souhaitables. L’utopie libérale aurait joué ce rôle en faisant du bouleversement de la sphère sociale par la sphère économique une condition nécessaire du progrès. Cette croyance, objet d’une « foi militante » (p. 201) dès les années 1830, s’est maintenue jusqu’au début du XXe siècle, et ce en dépit de la persistance d’une misère extrême chez les classes populaires anglaises.

4. L’avènement du « laissez faire » contre la société

Polanyi étudie le processus historique par lequel les « trois dogmes classiques » (p. 199) que sont le marché du travail, le libre-échange et l’étalon-or, ont été mis en place en Angleterre au cours du XIXème siècle, consacrant respectivement la marchandisation du travail, de la terre et de la monnaie. Le marché du travail, en attribuant une valeur monétaire à l’activité humaine, permet aux détenteurs de capitaux de priver de ressources arbitrairement tel ou tel travailleur.

Le libre-échange rend possible la mise en concurrence des producteurs, l’élimination des plus faibles d’entre eux, et ouvre ainsi la porte à une commercialisation du sol. L’étalon-or, enfin, mis en place en Angleterre au début du XIXème siècle et maintenu en Europe jusqu’à la Première Guerre mondiale, consacre la marchandisation de la monnaie. L’étalon-or garantit que la quantité de monnaie (pièces et billets de banque) disponible dans un pays est équivalente à la quantité d’or dont dispose la Banque centrale. Ce n’est donc plus l’État qui fixe par décret la valeur de la monnaie mais la balance commerciale – donc le marché.

L’extension de l’économie de marché à ces marchandises fictives s’accompagne d’une transformation brutale de la production et de l’organisation sociale en général. Ce bouleversement, pour Polanyi, intervient en amont du processus de marchandisation dont il est en réalité la condition – ce qu’il illustre par l’analyse de la colonisation britannique. Les penseurs classiques, observe Polanyi, voient dans le marché du travail un phénomène spontané des sociétés humaines. Or, constate-t-il, les sociétés précoloniales pourvoient à leurs besoins sans passer par une telle institution. Les Britanniques n’ont pu mettre en place de marché du travail qu’après la destruction de l’organisation sociale traditionnelle. Réduits à une situation misérable, les populations locales n’ont plus d’autres choix que de se salarier afin de subvenir à leurs besoins.

Prenant l’exemple de l’Inde, Polanyi montre que les grandes famines sont postérieures à la colonisation britannique. La marchandisation du travail et de la terre suppose donc une destruction préalable des institutions sociales traditionnelles (la tribu, le village, etc.). Or, cette destruction requiert généralement une intervention armée violente, donc l’intervention de l’État.

5. L’État : clé de voûte du libéralisme

S’opposant à l’idée répandue selon laquelle le « laissez faire » émerge spontanément, Polanyi montre qu’il résulte en réalité de l’intervention de l’État. L’action de l’État constitue un moyen efficace de destruction des institutions traditionnelles, soit par la force armée (dans le cas de la colonisation), soit par la législation (dans le cas des « enclosures »).

Parallèlement à ces destructions, l’État met en place des institutions favorables à l’échange marchand telles que la garantie de la propriété privée ou un système stable de lois et de mesures. L’État, enfin, assouplit les contraintes légales de l’échange commercial. Polanyi observe ainsi qu’entre 1830 et 1850, la Grande-Bretagne multiplie les lois abrogeant les règlements restrictifs.

Ainsi, note Polanyi, « le laissez faire n’avait rien de naturel » (p. 204) : « la voie du libre échange a été ouverte, et maintenue ouverte, par un accroissement énorme de l’interventionnisme » (p. 205). Il récuse par là un préjugé selon lequel le libéralisme est intrinsèquement opposé à l’intervention étatique. Celle-ci, selon Polanyi, soutient les intérêts des classes dominantes dans leur ensemble (par opposition à une représentation complotiste qui voudrait que l’État ne défendent que les intérêts particuliers d’une oligarchie restreinte).

L’État, selon Polanyi, permet également de contenir les effets délétères de la marchandisation. En effet, une application trop brutale du « laissez faire » pourrait engendrer des tensions sociales opposées aux intérêts des classes dominantes. Pour cela, l’extension de l’économie de marché s’accompagne de l’édiction de lois restrictives chargées de contenir les effets destructeurs du désencastrement de l’économie sur la société (mais non de ré-encastrer l’économie dans le social).

Polanyi observe que la plupart des lois restrictives édictées dans les années 1880 en Grande-Bretagne le sont par des libéraux adversaires du socialisme. Le même phénomène se produit en France dans les années 1890 et 1900 sous l’impulsion du parti radical (alors de centre gauche) et de Georges Clemenceau. Polanyi montre ainsi qu’il est nécessaire de distinguer libéralisme économique et « laissez faire ». Ces mesures protectrices sont généralement instaurées pour faire face à des tensions sociales fortes : elles constituent une réponse ponctuelle plutôt que le résultat d’une idéologie clairement établie. Polanyi conclut donc que si « le laissez-faire était planifié, la planification ne l’a pas été » (p. 206).

6. Ré-encastrer l’économique dans le social : des mouvements socialistes à l’avènement du fascisme

L’instauration du « laissez-faire » s’est dès le départ heurtée à des résistances populaires qui ont tenté de briser la séparation entre la sphère économique et la sphère sociale. Polanyi étudie particulièrement les mouvements ouvriers, qu’il considère comme les plus engagés historiquement contre le « laissez-faire ».

Il se penche en particulier sur l’owénisme, courant socialiste influant pendant la première moitié du XIXème siècle en Angleterre, baptisé d’après son fondateur Robert Owen. Ce mouvement a cherché à limiter les effets de la marchandisation du travail via la mise en place de coopératives ouvrières. L’owénisme, inspirateur du socialisme, refuse par là toute séparation entre l’économique et le social.

Le fascisme constitue cependant la tentative la plus spectaculaire et la plus destructrice de réencastrement de l’économique dans le social. Pour Polanyi : « si jamais un mouvement politique répondit aux besoins d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’est bien le fascisme. » (p. 322). En effet, si le XIXe siècle est parvenu à contenir les tensions sociales via des réformes socialement protectrices, l’entre-deux-guerres s’est avérée nettement plus hostile aux classes populaires et moyennes .

Les efforts déployés pour rétablir l’étalon-or pendant les années 1920 puis les politiques d’austérité menées en réponse à la crise économique de 1929 ont accru le discrédit du libéralisme. Le fascisme s’est alors imposé comme moyen de reprendre politiquement le contrôle des structures économiques au cours de ce que Polanyi nomme « la grande transformation ».

Pour Polanyi, le « laissez faire » constitue une utopie délétère et non viable. Selon lui, fonder l’économie sur la recherche du gain individuel n’est pas tenable socialement. Sa critique du libéralisme s’étend aux fondements de l’analyse économique néoclassique.

En particulier, Polanyi s’oppose à la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham sur laquelle se fonde une part importante de la science économique moderne et contemporaine. Il récuse également la notion d’homo œconomicus, hypothèse scientifique omniprésente dans les travaux économiques supposant que les individus agissent rationnellement en poursuivant leur intérêt personnel. Pour Polanyi, cette hypothèse oriente la pensée économique dans une voie destructrice.

7. Conclusion

Avec La Grande Transformation, Polanyi cherche à démontrer le caractère socialement intenable du libéralisme économique. Combinant analyses anthropologiques et approche historique, il met en évidence le caractère délétère du « laissez faire » depuis sa mise en route au début du XIXème siècle jusqu’aux années 1940.

Le « désencastrement » de la sphère économique hors de la sphère sociale et la commercialisation des « marchandises fictives » ne se seraient déployées qu’au prix de la destruction des formes d’organisations sociales traditionnelles et d’une paupérisation massive. Les puissances européennes n’ont pu mener à bien cette entreprise que via la coercition d’une part, et l’instauration ponctuelle de lois protectrices d’autre part.

La faillite de ce système au cours de l’entre-deux-guerres aurait abouti à l’avènement du fascisme européen. Celui-ci aurait contribué à ré-encastrer la sphère économique dans la sphère sociale au cours de « la grande transformation » des années 1930-1945.

8. Zone critique

Karl Polanyi constitue encore aujourd’hui une référence. La notion de « désencastrement » est particulièrement mobilisée dans l’analyse du néolibéralisme contemporain et des réponses spontanées que les sociétés y apportent – l’économie sociale et solidaire peut ainsi se lire comme une tentative de réencastrement .

La réhabilitation de Polanyi s’accompagne cependant d’une critique de ses postulats anthropologiques. Florence Weber souligne ainsi le caractère simpliste de l’opposition entre d’une part des sociétés « primitives » proches de la terre, et d’autre part des sociétés « civilisées » hautement marchandisées.

9. Pour aller plus loin

Ouvrages recensé

– La Grande Transformation, Gallimard, coll. « Tel », 1983 [1944].

Du même auteur

– Essais, Paris, Seuil, coll. Économie humaine, 2008.– La subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et dans la société. Paris, Flammarion coll. La Bibliothèque des savoirs, 2011.– Commerce et marché dans les premiers empires : Sur la diversité des économies, Lormont, ditions Le Bord de l'eau, coll. « La bibliothèque du MAUSS », 2018.

Autres pistes

– Serge Berstein, Pierre Milza, Histoire Du XXe Siècle. Tome 1?: La Fin Du Monde Européen, Paris, Hatier, coll. « Initial », 1996.– Vincent Gayon, Benjamin Lemoine, « Maintenir l’ordre économique », Politix, N° 105, 2014 : 7–35.– Ronan Le Velly, « Le problème du désencastrement », Revue du MAUSS, n° 29; 2007 : 241–56.– Julien Vignet, « Des imbrications entre l’économique et le politique. Monographie d’une boutique sociale », Le sociographe, Hors-série 5, 2012 : 75–94– Florence Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles », Genèses, N°41, 2000 : 85–107.

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