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L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert

de Keith H. Basso

récension rédigée parAnne BothAnthropologue, secrétaire de rédaction de la revue Études rurales (EHESS- Collège de France) et collaboratrice du Monde des livres.

Synopsis

Société

Cet ouvrage rassemble quatre textes de l’anthropologue américain Keith Basso, consacrés aux liens unissant les Apaches occidentaux à leur terre. Il analyse comment les lieux s’inscrivent dans leur mémoire sociale. Agençant analyse linguistique, ethnographie délicate et poésie, ce livre est écrit par un universitaire défendant les droits de ces Indiens de l’Arizona et vivant comme un cow-boy.

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1. Introduction

Publié initialement en 1996, ce livre de Keith Basso est le seul traduit en français. Inconnus dans l’Hexagone, les travaux de ce spécialiste des Apaches occidentaux de la réserve de White Mountain (Arizona), bénéficient, outre-Atlantique, d’une grande notoriété. En effet, Basso est un des rares anthropologues à analyser le paysage – et l’imaginaire qu’il suscite – sans le reléguer au rang de simple élément de contexte.

Ce livre, composé de textes écrits séparément, aborde de manière plurielle la même thématique : comprendre ce que font « les peuples avec les lieux qu’ils habitent » ( p. 17).

Ses recherchent portent sur les habitants de la petite ville de Cibecue et ses environs, mais sa démarche pourrait très bien être transposée dans un autre territoire. Fréquentant la région depuis plusieurs décennies et rompu à la vie de cow-boy, Basso a accepté la demande du président du conseil tribal de dresser des cartes de la région « qui indiquent des noms et des lieux apaches » (p. 19). Autrement dit, à la manière des Apaches et non des Blancs. Point de départ de cette enquête qui s’est étalée entre 1979 et 1984, ce projet cartographique n’a jamais abouti. En revanche, il en est sorti une passionnante analyse de la toponymie, qui va bien au-delà d’un inventaire des noms de lieux.

Réconciliant littérature et anthropologie, c'est une invitation à penser autrement le rapport qu’on entretient chacun avec l’histoire et la symbolique des lieux qui nous habitent.

2. Créer des lieux

Tout au long de son livre, Basso souligne l’importance qu’il faut consacrer à la création des lieux. Il déplore que la plupart de ses collègues anthropologues travaillant « des années durant au sein de communautés pour qui les liens topographiques sont vitaux et profonds, aient toutefois peu à dire à leur sujet » (p. 18).

Car les lieux ont un sens, qui devient indélébile lorsqu’il a été révélé, y compris sous nos latitudes. L’auteur prend pour exemple la visite que firent deux savants en 1924 au château de Kronborg, lieu où aurait vécu Hamlet. Dès que les deux hommes l’apprirent, la forteresse danoise en fut immédiatement changée : chaque pierre, chaque poutre, chaque boiserie s’enrichit d’un éclat historique. « Le pays du passé se transforme […] pour se substituer au pays du présent » (p. 27).

Or, ce phénomène serait, d’après Basso, universel. Il suffit de savoir ce qu’il s’est passé de décisif dans un lieu pour qu’il en soit métamorphosé, désormais doté d’un sens et d’un statut singulier qui le distingue des autres. Chacun, où qu’il vive, fabrique des lieux en s’appuyant sur sa mémoire personnelle ou collective.

Quand les Apaches occidentaux, qu’a fréquentés pendant plusieurs décennies l’auteur, décident d’attribuer un nom au sommet d’une bute donnée (Groupe compact de rochers blancs en hauteur), ils la singularisent. Ils créent un lieu.

En revanche, le lecteur ignorant tout de son histoire n’en saisit ni le sens ni l’intérêt. Au mieux, il découvre sur la photographie (p. 117) la végétation locale en s’interrogeant sur ce qu’il est censé voir. Du côté des Indiens, il en va, bien entendu, tout autrement. Le village de Cibecue et ses environs abondent ainsi de fragments du passé, constituant un monde parallèle empli de sens. « Le paysage physique se marie au paysage mental » (p. 138), nous explique l’anthropologue. Connaître l’histoire de sa communauté nécessite d’en connaître les lieux.

Voilà pourquoi les jeunes, tentés par le mode de vie des Blancs, sont invités à s’y rendre avec des anciens, pour apprendre les toponymes apaches, écouter les contes, s’ils ne veulent pas se perdre et rompre avec la terre.

3. Le droit chemin

Bien que Basso n’ait pas réalisé la carte des toponymes de Cibecue et de ses environs, il a recensé 296 lieux et passé au crible quelque 72 km2. De cet imposant corpus, il a distingué deux types de noms de lieux. Les premiers, les plus anciens, auraient été attribués par les premiers aïeux lors de leur découverte du site. Leur fonction se limite à une description : « L’eau s’écoule au-dessus d’un peuplier », « Ligne de rochers blancs qui s’étendent vers le haut » ou encore « Grands peupliers se dressent ici et là ». Les seconds, qualifiés par l’auteur de commémoratifs, sont liés à des événements et évoquent souvent une action : « Coyote pisse dans l’eau » ou « Sauterelles amoncelées tout du long ». Plus, récents, ils renvoient à des contes historiques.

Dans tous les cas, « lorsqu’on emploie un toponyme, et ce même distraitement, on cite en réalité la parole des ancêtres […]. Elle donne matière à réflexion. » (p. 53). Écorcher un nom de lieu, comme cela arriva malencontreusement à l’auteur, est donc perçu comme offensant. Il s’agissait de Goshtl’ish Tù Bil Sikané, dont la traduction (L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert) donna le titre au livre.

Les toponymes commémoratifs semblent avoir été créés pour remettre dans le droit chemin les personnes de la communauté ne respectant pas les normes sociales. Lorsqu’un Apache entend ramener à la raison quelqu’un, il lui conte un récit où les protagonistes paient leurs écarts de conduite qui ont eu lieu dans un site précis, baptisé depuis en conséquence. Chaque histoire, qui ne dépasse pas plus de 5 minutes, se termine par un « ça c’est passé à » suivi du toponyme. Son évocation, jamais anodine, est toujours ciblée. « Les contes historiques ont pour vocation d’édifier leurs auditeurs, mais sont principalement voués à critiquer les délinquants (ou, comme disent les Apaches, de “leur décocher des flèches” ») (p. 77).

Basso rapporte, par exemple, le cas d’une jeune fille qui s’est rendue à un rite de passage coiffée de bigoudis roses en plastique au lieu d’avoir, comme les règles l’imposent, les cheveux lâchés. Peu de temps après, sa grand-mère l’a visée en lui relatant le récit d’un policier, à qui un sort a été jeté, car il se comportait trop comme les Blancs. Or, les récits sont comme les flèches. Ils laissent des blessures, provoquent honte, culpabilité et remise en question. Un conte historique est toujours associé à l’image d’un lieu, qui rappelle durablement à l’ordre l’intéressé.

4. Une histoire sans historiens

Dans son livre, Basso nous montre qu’il est une autre façon de faire de l’histoire. Ainsi, les Apaches occidentaux accordent plus d’importance aux sites où ont eu lieu les événements relatés qu’à leur période. D’ailleurs, les dates sont totalement absentes des récits et il n’existe pas d’historien tribal. L’histoire anglo-américaine est, pour ces Indiens, incompréhensible. Elle ne les concerne pas. Elle n’évoque ni les lieux apaches ni les premiers ancêtres. De plus, elle ignore presque tout de leurs premiers ancêtres les mondes parallèles.

Autant dire que pour toutes ces raisons, elle leur apparaît comme arrogante et peu fiable. « Les critères apaches concernant l’interprétation du passé sont différents des nôtres » (p. 54), explique Basso. Le passé est considéré comme un chemin emprunté par les ancêtres. Dès lors, pour y accéder, il suffit de le suivre en écoutant l’histoire « destinée à relater ce qu’il s’est passé à un endroit précis » (p. 55). La valeur probatoire des documents d’archives qu’utilisent les historiens est remplacée, ici, par l’immuable présence des sites et de leur toponyme. En effet, chaque récit relate des anecdotes qui se sont déroulées dans un endroit donné, nommé et connu de tous. La proximité physique effacerait, en quelque sorte, la distance temporelle.

À partir d’un nom de lieu – comme L’eau des serpents –, le vieux Charles entraîne ses auditeurs vers le pays du passé. Il explique que si l’eau a disparu aujourd’hui c’est qu’elle a été offensée par des actes irrespectueux. Pour les Apaches : « les noms [de lieux] ne mentent pas. […] Ils nous montrent ce qui est différent et ce qui a changé » (p. 40). Autrement dit, si le toponyme évoque la présence d’un cours d’eau, il n’y a aucun doute pour les Apaches sur le fait qu’il y eut réellement un cours d’eau. Bien qu’échappant à tout repère temporel, les noms de lieux renseignent sur l’histoire environnementale de la région même si les récits qui en découlent sont éminemment personnels, subjectifs et variables. Il n’existe pas de récit définitif ni de savoirs cumulatifs.

En contexte apache, la classique distinction entre petite et grande histoire n’est plus opérante.

5. Une méthode

Outre son contenu scientifique et théorique original, ce livre présente un intérêt majeur, car il renseigne sur une manière tout à fait singulière de pratiquer l’anthropologie. Basso n’est pas qu’un homme de terrain, un intellectuel qui s’encanaillerait lors d’une expérience exotique chez les Indiens avant de retrouver une vie urbaine et prétendument civilisée. Il n’a pas cette forme de condescendance dont font preuve trop souvent ses collègues. Propriétaire d’un ranch, il a appris à surveiller le bétail et à s’en occuper, à se déplacer « à cheval des semaines durant en compagnie des cavaliers de Cibecue experts en la matière » (p. 19). Sa connaissance de l’environnement et du mode de vie apache est donc colossale.

Malgré les liens tant relationnels que géographiques qui l’attachent à la réserve de White Mountain, il parvient à instaurer une distance salvatrice pour mener ses recherches. D’abord, il considère qu’il travaille avec les Apaches, que son enquête relève d’une collaboration avec des consultants qu’il rémunère (en sacs de farine, de sucre, en boîtes de café, en sceau de graisse végétale et en dollars).

Basso accepte le programme que lui proposent les Indiens, suit la chronologie des révélations qui lui sont faites et son guide pour des expéditions équestres. Ensuite, il s’attelle à une collecte rigoureuse de matériaux en enregistrant et en faisant traduire les récits. Enfin, il analyse son corpus en s’appuyant autant sur des auteurs académiques que littéraires. Le recours à la philosophie (Heidegger, Husserl, Sartre, Merleau-Ponty…), à la linguistique (Bauman, Sapir), comme à l’anthropologie (Geertz, Goody, Goffman) n’est pas dans le texte une stratégie pour asseoir un travail en souffrance de légitimité scientifique.

Au contraire, il nous éclaire sur les influences de l’auteur, en toute honnêteté, et nous permet de l’observer en train de penser. Quant à la littérature, elle est bien sûr une invitée permanente de ce texte avec notamment Faulkner, qui fut un ami de son père. La lecture de ce livre procure le sentiment que son auteur s’est délecté en l’écrivant avec une grande liberté.

6. L’ethnographie poétique

Ce livre de Basso s’inscrit dans la lignée des travaux de Geertz à plusieurs tires. En effet, il se réfère à maintes reprises à son collègue américain, lequel considère que l’anthropologue est avant tout un auteur (1996) proposant une interprétation personnelle et sensible d’une réalité décrite finement à partir d’une observation dense (1998).

Basso reprend à son compte cette démarche en écrivant que « le présent ouvrage a notamment pour objectif de démontrer le caractère essentiel de l’ethnographie » (p. 21). Il ajoute que « l’ethnographe doit d’une manière ou d’une autre élaborer un compte rendu écrit qui parvient à communiquer de manière appropriée sa propre compréhension de la compréhension d’un autre peuple » (p. 141).

Mais l’auteur va au-delà d’une anthropologie sensible. Il introduit une dimension littéraire dans ses portraits et dans ses descriptions de scènes. On voit le visage du vieux cavalier qui s’enfonce dans son fauteuil en plissant les yeux. On sent l’odeur du café bouilli que Basso partage sous la véranda avec son ami Dudley. On entend le clap « du Zippo antédiluvien qui brise le silence » (p. 171). On ressent aussi le malaise, la tension, le silence. L’anthropologue recourt aussi au registre poétique quand il évoque la nature. Son attention porte sur des détails, comme les mouvements des insectes. « Pris dans le faisceau doré d’un rayon de soleil un petit papillon blanc danse sur place » (p. 33).

S’il est beaucoup question dans ce livre du voyage mental qui permet aux Apaches de se rendre dans le pays du passé, il se double de celui du lecteur qui saisit, en une poignée de mots, une atmosphère, une lumière, un décor éphémère. Voilà comment, par exemple, il décrit le paysage d’un chaud après-midi de la mi-juillet, où il semble impossible de faire autre chose que de le contempler : « Intimidantes sous le soleil brûlant, les terres qui entourent Cibecue sont immobiles, légèrement voilées par des auréoles de brume bleuâtre » (p. 106). Basso semble avoir inventé une forme d’ethnographie poétique, qui tranche en de nombreux points avec les textes académiques.

7. Conclusion

Si ce livre n’est pas encore un classique de l’anthropologie des lieux en France, il rejoint avec une certaine évidence les travaux menés sur le paysage, l’environnement et plus largement le patrimoine naturel (Micoud 1995 ; Sagard 2008 ; Tardy et Rautenberg 2013 ; de la Soudière 2019). Sa dimension linguistique et poétique devrait faciliter sa diffusion non seulement auprès des américanistes, mais aussi de tous ceux qui entendent comprendre l’inscription d’un lieu dans la mémoire sociale d’une communauté.

L’intérêt de cet ouvrage réside davantage dans sa démarche et sa méthode que dans les matériaux qu’il rapporte. En effet, si l’on considère qu’il s’appuie sur une enquête menée il y a plus trente ans, les propos de Basso sont obsolètes. Les sages Apaches occidentaux avec lesquels il a mené entretiens, discussions et recherches ont très probablement rejoint le pays du passé. Quant à la génération suivante, elle doit sûrement avoir adopté le si redouté mode de vie des Blancs.

8. Zone critique

Comme le souligne dans la préface Carlo Severi, « Basso est avant tout un observateur attentif de phénomènes qui peuvent sembler, à première vue, mineurs et négligeables » (p. 5). Cette attention aux détails pourrait lui être reprochée, car il n’aborde son sujet qu’à travers les représentations, les discours et les récits des Apaches occidentaux.

Qu’en est-il en effet de ce que font ces Indiens de leur territoire ? Ont-ils oublié les toponymes et les récits historiques liés à leur ancien paysage, celui d’avant leur déportation dans la réserve en 1872 ? Les mondes-lieux existaient-ils déjà ? La forte implication de Basso auprès de ces Indiens explique peut-être qu’un certain nombre d’informations n’apparaisse pas dans ce livre.

Se posant comme leur défenseur, il a participé dans les années 1990 à la rédaction d’un rapport à propos d’un contentieux sur les règlements des droits relatifs à l’utilisation de l’eau (années 1990) en Arizona, en citant toponyme apaches, récits oraux et métaphores. Le rapport qu’on a aux lieux est-il cantonné à la représentation qu’on s’en fait ?

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert. Paysage et langage chez les Apaches occidentaux, Bruxelles, Zones Sensibles, préface de Carlo Severi, 2016.

Du même auteur– Keith Basso, Wisdom Sits in place. Landscape ans Language Among the Western Apache, Albuquerque, The University of New Mexico Press, 1996.

Autres pistes

– Clifford, Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996. – Clifford Geertz, « La description dense », Enquête n 6, 1998 : 73-109.– André Micoud, « Le bien commun des patrimoines », in Patrimoine culturel, patrimoine naturel. Colloque, 12 et 13 décembre 1994, École nationale du patrimoine. Paris, La Documentation française, 1995 : 25-38.– Anne Sgard, « Entre l’eau, l’arbre et le ciel. Figures paysagères suédoises et construction de l’identité nationale », Géographie et cultures no 66, 2008 : 121-138.– Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Paris, Anamosa, 2019. – Cécile Tardy et Michel Rautenberg, « Patrimoines culturel et naturel. Analyse des patrimonialisations », Culture & musées, hors-série, 2013 : 115-138.

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