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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Domestication de l’art

de Laurent Cauwet

récension rédigée parMarion GuillouxAuteure/dramaturge (collectif CHAMP LIBRE). Rédactrice pour le Festival d'Avignon.

Synopsis

Arts et littérature

Rédigé en 2017, La Domestication de l’art se penche sur l’actualité de « l’entreprise culturelle » pour en dénoncer les failles. Qu’il s’agisse des intrigues à répétition entre mécénat privé et subventions publiques, de l’outillage mis en place pour diffuser « la bonne parole » dans les quartiers populaires ou encore de la prolétarisation de l’artiste, devenu un travailleur asservi par l’État, Laurent Cauwet dresse le portrait de plusieurs séquences politiques et sociales où les créatifs sont utilisés à des fins démagogiques et pacificatrices.

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1. Introduction

La culture, diagnostiquée comme un mot fourre-tout par excellence, serait devenue le lieu d’un déclin, celui de l’artiste et de son indocilité. Valorisée par des entreprises culturelles telles que le ministère de la Culture, les mécénats privés ou encore les grandes marques du luxe ou de la mode, la culture, selon Laurent Cauwet, est devenue l’espace de l’entre-soi, de la prolétarisation des artistes et l’un des secteurs clefs du langage de la domination.

Comment, depuis les années 1980, l’air s’est-il peu à peu vicié autour de ce projet de grande ampleur au point qu’il fasse aujourd’hui partie des symptômes d’une corruption contemporaine d’envergure ?

Si ce rapport à la consommation massive de produits artistiques nous donne le sentiment d’une formidable liberté esthétique et intellectuelle, il nous rend aussi complices de la négation de certains pans de l’histoire de France (principalement la collaboration et la politique colonialiste).

2. Le paradoxe de la pacification

L’artiste, tel que nous le décrit Laurent Cauwet, est devenu le vassal d’une politique qui aurait phagocyté l’essence même du geste créateur pour se le réapproprier selon son propre cahier des charges. L’équation serait la suivante : un artiste ne peut rester libre s’il est gouverné et financé par des autorités qui doivent guider chacun de ses pas pour lui permettre d’accéder à la reconnaissance.

La question que pose l’auteur est la suivante : pourquoi l’État met-il une telle énergie à valoriser le travail de certains artistes ?

Parce qu’ainsi ces derniers ne produisent plus de gestes critiques, mais obéissent à l’injonction de produire des gestes critiques. Cette double contrainte soumet les créateurs à un régime de pensée où la contestation ne peut plus avoir lieu, puisqu’elle est commanditée avant d’avoir été pensée et qu’elle est financée par ceux contre lesquels elle devait prendre position. Nous nous retrouvons face à un simulacre d’art où « l’artiste, objectivé, devient ready-made posé en situation par l’entreprise selon les besoins du pouvoir dominant » (p.45).

Mais ce simulacre ne s’arrête pas là. Partant du principe que l’artiste a été neutralisé à l’endroit de la subversion, prolétarisé à partir du moment où son travail est monétisé et répond aux commandes de l’entreprise qui l’embauche, il doit aussi effectuer son rôle de médiateur, en venant en aide aux forces dominantes pour canaliser d’autres colères : celles des quartiers populaires. Une fois pacifié, le créateur devient pacificateur à son tour, « là où l’économie, la politique, la police s’était épuisée sans trop de succès » (p.38).

Il investit les espaces de la marginalisation, de la précarité, en véritable cheval de Troie. Ainsi, grâce à lui, la culture règne en maîtresse conciliatrice, gage de sollicitude et de bienveillance, et neutralise les lieux de vie où pourraient naître des révoltes. L’auteur pose alors la question de l’insoumission et de son lieu d’existence dans l’espace urbain : où et comment peut-elle encore prendre forme ?

3. La poésie, dernier lieu du pas de côté

Serait indocile aujourd’hui ce qui ne rentre pas dans les prés carrés institutionnalisés, ce qui ne s’affiche ni dans les théâtres, ni aux portes des musées. Serait indocile ce qui est économiquement négligeable, ce qui ne peut être monétisé. Serait donc indocile la poésie et la constellation d’artistes qu’elle entraîne dans son sillage. La rançon de cette indocilité, dernier territoire vierge qui ne serait pas tombé entre les mains des financiers, c’est son invisibilité dans les espaces de communication.

Ainsi, selon l’auteur, le dernier pan de résistance face à cette domestication généralisée est une parole de courte portée, à faible diffusion, mais qui frappe par l’efficacité de son geste. Qu’il s’agisse des actions directes (affichages muraux, actions performatives sauvages), de l’édition de fanzines ou encore de festivals sans subventions, c’est le principe du hors la loi, du « coûte que coûte » qui permet d’injecter de la vie là où l’économie a tout balayé. Pourtant, selon l’auteur, c’est encore un espace que l’État ne cesse de vouloir faire plier en promettant aux poètes issus de la marge des lieux d’expressions banalisées qui permettraient de cadrer tous les débordements susceptibles de créer du remous dans la société.

Si les institutions sont des lieux de privilèges (le cadre de vie des classes intermédiaires qui n’évoluent que par entre-soi), la rue reste l’endroit de l’action, de la mémoire et du geste radical. Laurent Cauwet met en lumière deux événements ayant eu lieu en 2014 à Marseille : d’un côté, le carnaval annuel célébré dans le quartier de la Plaine, qui sera sévèrement réprimé par les forces policières, et de l’autre, l’inauguration au Mucem d’une exposition sur les carnavals populaires, où se presse tout le gotha phocéen. Le premier sera interrompu avec violence, le second aura été organisé avec soin pour valoriser la culture officielle de la ville.

Pour l’auteur, aucune surprise à cela : « On peut prôner en toute impudence une politique du lien social à l’endroit même où la plèbe est physiquement, économiquement, politiquement évacuée, pour que les classes intermédiaires puissent jouir en toute tranquillité des divertissements qu’on lui a concocté » (p.41), puisqu’il est posé comme vérité indéniable que la culture, et donc l’artistique, se posent toujours comme des gestes de résistance. Elle absout ainsi les employés de cette entreprise de tout soupçon de compromission.

4. Les collusions entre l’art contemporain et la finance

Les complicités entre les acteurs du pouvoir et ceux de la culture sont multiples. Au fil des pages, l’auteur ne cesse d’égrener les différents scandales qui rythment ces grands rendez-vous politiques et financiers.

Ainsi, lorsque le Grand Palais programme en 2015 une rétrospective autour des œuvres de Picasso (nommée Picasso.mania) en même temps qu’une exposition sur l’histoire de la maison Louis Vuitton, le message semble clair : sont présents, côte à côte, l’œuvre d’un artiste en tant qu’entreprise et l’histoire d’une entreprise en tant qu’œuvre. La première est payante, l’autre gratuite.

Il s’agit pour le groupe LVMH, propriétaire de la maison Louis Vuitton, de louer un lieu prestigieux pour faire rayonner sa marque dans l’espace culturel et transformer, par la même occasion, un musée en annexe d’une de ses boutiques. Aboutissement despotique de la puissance de la finance.

S’ajoute à ce montage culturel une complicité négationniste de la part des conservateurs de l’exposition : les années 39-45 sont amputées de la frise chronologique de l’exposition, passant sous silence la fidélité de l’entreprise Vuitton envers le maréchal Pétain.

Et l’auteur de noter qu’il en va de même pour Hugo Boss, dont le fondateur, fervent partisan du nazisme, produisit les uniformes militaires du IIIe Reich. Cette marque est aujourd’hui un mécène extrêmement influent dans le monde de l’art contemporain, finançant des expositions au Guggenheim, au palais de Tokyo et décernant tous les deux ans le Hugo Boss Prize de l’art contemporain. Il en va de même pour la fondation Cartier, dont le président Alain-Dominique Perrin dira, parlant du mécénat, que « c’est un outil de séduction de l’opinion ».

Il s’agit alors de réinventer des divertissements pour distraire la classe intermédiaire, en s’assurant du soutien de la presse et de l’édition. Les grandes pages de l’histoire officielle peuvent alors être réécrites à l’envie, en fonction de l’argent qui sera posé sur la table. Et Picasso peut devenir au passage l’un des modèles de la marque Citroën, ne chagrinant que les âmes sensibles et peu portées sur les retombées numéraires de telles opportunités marketing.

5. La fête est-elle finie ?

Les expositions proposées par la fondation Cartier à Paris, l’inauguration du musée des carnavals populaires et les grands chantiers autour du projet des Capitales européennes sont toujours présentés dans le champ sémantique de la fête : une invitation enthousiaste à de la consommation légère et sans conséquence.

Ainsi, le renforcement de la surveillance dans les centres villes, la gentrification ou encore les violences à l’égard de certaines manifestations ne seront perçus que comme des aléas malencontreux de la grande messe de la culture officielle. Ces formes abouties de la domination restent pourtant pérennes dans l’espace urbain et renforcent l’autorité de l’État dans les strates de la société les moins malléables. Et l’œuvre d’art ne fait plus figure que de valeur symbolique et instrumentalisée.

En 2015, à la sortie de la représentation d’Exhibit B de l’artiste sud-africain Brett Bailey, ceux qui s’opposent à cette installation sont accueillis par des policiers appelés à la rescousse par le directeur du théâtre. Leur malaise à l’égard de cette œuvre soi-disant « antiraciste » et « anticoloniale » ne trouvera aucun espace de dialogue. Les portes du débat se referment, sous prétexte que de telles récriminations portent atteinte au geste artistique. Ici apparaît la ligne de force incontestable de cette culture par la domination : l’organigramme pyramidal de cette entreprise ne souffre aucune confrontation de l’œuvre à la critique de l’autre, réduisant au silence le spectateur, le lecteur ou toute personne qui s’opposerait à ce système de diversion. Il s’agit d’une oppression par la langue, de la contrition de toute pensée qui tente de s’ériger en « contre ».

De même qu’il est impensable de toucher au patrimoine (ce dont les étudiants des Beaux-Arts feront l’expérience en 2016, lorsque leur mouvement de contestation en soutien aux manifestants sera endigué par leur directeur et la police), il est très mal vu de se positionner en empêcheur de la promotion d’une œuvre (ce dont l’artiste Jean Delseaux fera lui aussi l’expérience en souhaitant récupérer un objet lui appartenant lors de l’exposition Tout ce que je vous ai volé de l’artiste grec Hervé Panaponaris et qui l’entraînera, avec la plus grande ironie, directement au commissariat).

Chaque fois, « l’autorité se mue en victime, se protège derrière la défense de la culture et brandit comme arme fatale la sacro-sainte liberté d’expression menacée » (p.72).

6. Conclusion

Le mot d’ordre de Laurent Cauwet est de prendre position face à cette entreprise culturelle qui aurait phagocyté l’essence même du geste artistique, de ses positions politiques : il faut « apprendre à sortir son revolver » (p.13).

Poétique d’une résistance et d’une réponse qui s’arme philosophiquement pour contrecarrer les puissants détracteurs de la liberté, cet essai est l’expression d’une colère, salvatrice, qui nous oblige à cesser de détourner le regard. Il s’agirait, pour chacun, de cesser de se laisser paralyser par un jugement esthétique (qui nous invite uniquement à donner notre opinion sur une œuvre d’art) pour nous remobiliser à l’endroit de la subversion, de l’opposition.

Nous basculerions ainsi d’un espace culturel à un espace politique en luttant contre l’émiettement des opinions tranchées (de ceux qui pourraient possiblement donner le coup de grâce aux stratégies de l’entreprise culturelle).

7. Zone critique

Si, en contexte, cette profession de foi est tout à fait légitime et mérite d’être réalisée dans l’éducation citoyenne, l’adversaire que dépeint l’auteur est parfois peu identifiable et brouille les cartes de ces stratégies qu’il nous invite à repenser. En nous révélant la corruption d’un système entier (impliquant aussi les artistes), il nous reste un léger sentiment de découragement face à la déconstruction endémique que présuppose cette cruelle mascarade.

Ne reste qu’au lecteur le soin de reprendre le chemin d’une observation attentive des failles dans le système, avec le souci de les questionner par le biais d’une critique acérée. En cela, cet essai est une invitation réussie à ne pas rester cloîtré dans des explications toutes faites et simplificatrices de notre perception de l’art et de l’histoire aujourd’hui.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La Domestication de l’art. Politique et mécénat, Paris, La Fabrique, 2017.

Autres pistes– Julien Blaine, Poëmes métaphysiques, Romainville, Al Dante, 2004.– Alain Brossat, Le Grand Dégoût culturel, Paris, Seuil, 2008.– Pier Paolo Pasolini, La Rage, Caen, Nous, 2014.– Michel Surya, Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie, Tours, Farrago, 2000.

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