Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Laurent Cohen
Laurent Cohen présente le comportement étrange de celui qu'il appelle « l'homme-thermomètre », un homme qui, à la suite d'un accident vasculaire cérébral, présente la fâcheuse tendance à prendre les objets pour des thermomètres. À la manière d'un détective collectionnant les indices que lui fournissent ses connaissances du cerveau humain, il cherche progressivement à expliquer le pourquoi de cette bizarrerie. Chemin faisant, il raconte l'histoire des neurosciences, explique le fonctionnement des techniques d'imagerie modernes et aborde aussi bien l'anatomie que l'activité de notre cerveau.
Le cerveau est une sorte de machinerie extrêmement complexe. Laurent Cohen propose de l'aborder comme une juxtaposition de systèmes spécialisés. Chacune de ces parties se trouvent coordonnées entre elles. Elles fonctionnent de manière autonome mais s'avèrent également interdépendantes.
En un siècle et demi, les progrès en neurosciences ont permis de définir une quantité de régions cérébrales spécifiques et pourtant, l'auteur nous affirme que nous sommes encore loin du compte. L'objectif des neurosciences consiste à établir une sorte de mode d'emploi du cerveau et à dévoiler la mécanique mentale. Laurent Cohen nous propose ainsi une compréhension générale du fonctionnement cérébral.
Il aborde cependant son argumentaire à travers le cas d'un patient en particulier, dit « l'homme-thermomètre ». Il n'a vu cet homme que quelques fois mais ce dernier l'a durablement marqué. Par le biais de cette rencontre, le neurologue justifie des détours explicatifs techniques et historiques qui pourraient autrement paraître rébarbatifs au profane.
Au contraire, la fascination qu'exerce l'homme-thermomètre avec seulement un entretien initial, tient le lecteur en haleine, bien décidé à comprendre l'expérience étrange de ce patient. Pourquoi ne reconnaît-il pas les mots et les objets ? Que lui manque-t-il par rapport au fonctionnement cérébral normal ? Pourquoi les thermomètres plutôt que n'importe quel autre objet ?
L'homme-thermomètre n'est que l'un des nombreux cas cités dans le livre de Laurent Cohen. Il sert de point pivot à la présentation des autres patients, illustrant chacun à leur tour un pan du fonctionnement cérébral.
Le cas de monsieur S. par exemple, montre la variété de pannes du langage autrement plus complexes que la répétition du mot « thermomètre » lorsqu'il s'exclame : « Poisson ! Cercé poisson, le vesson était versé, il était mort ! » (p. 43). Et que dire de cette professeure d'université qui vit, perplexe, ses carottes rappées décoller de son assiette et s'élever jusqu'au plafond ? Laurent Cohen présente aussi bien ses propres patients que ceux, plus illustres, de l'histoire de la neuropsychologie. Ainsi, fera-t-on connaissance avec monsieur Leborgne, dit « Tan-Tan », car c'était la seule syllabe qu'il réussissait à prononcer – ou avec le conseiller impérial M. T., décrit par Hugo Liepmann en l'an 1900, incapable d'effectuer des gestes précis et corrects de sa main droite.
Ces entrées en matière fascinantes, ces cas cliniques rendent la lecture pédagogique. Naît l'envie de comprendre les expériences de ces patients, qui, à une autre époque, auraient pu passer pour des miraculés, sinon des fous. C'est rapidement qu'on jugera sénile une personne âgée ne pouvant plus se trouver à l'initiative d'aucune action mais se ruant sur la nourriture lors des repas. Ou que l'on se sentira offusquée d'une autre qui nous ignore alors même que nous nous tenons à sa droite... ce qui s'explique par l'amputation visuelle d'un à la suite d'une lésion cérébrale.
On apprendra avec étonnement que l'on peut perdre la totalité de sa vision en l'ignorant et en croyant continuer à voir ! Laurent Cohen explore les raisons de ces dysfonctionnements, aussi nombreux que curieux.
Laurent Cohen donne un cours magistral de méthodologie en enseignant à décortiquer un cas en vue de l'élucider. L'homme-thermomètre pose effectivement de nombreuses questions, qu'il reprend une à une. D'abord, il présente un problème de langage puisqu'il ne parvient pas à nommer correctement les objets sur lesquels on l'interroge. Ensuite, il s'agit aussi d'un problème de vision puisqu'il ne parvient pas à définir les objets qu'il voit mais peut les définir de façon abstraite et générale.
Par ailleurs, l'homme-thermomètre manipule sans problème ces mêmes objets lorsqu'il en a besoin : dénommer et agir renvoient donc vraisemblablement à deux activités cérébrales distinctes et l'auteur s'emploie à en expliquer les différents ressorts.
Le neurologue réserve pour la fin la question la plus centrale : pourquoi le « thermomètre », encore et encore ? Il s'aventure alors dans un dernier cheminement, à la recherche des différentes formes de répétition connues. Il commence par décrire les lobes frontaux, engagés dans les comportement de répétition, ou de « persévération » pour employer le vocabulaire neuroscientifique. Le cortex préfrontal permet la créativité, l'adaptation aux situations nouvelles, l'initiation des actions.
En cas de dommage dans cette zone, les ressources pour passer d'une situation à une autre, ou d'un mot à l'autre, peuvent venir à manquer. Il s'agit donc de persévérations dites « frontales » mais qui ne semblent pas correspondre au comportement de l'homme-thermomètre.
L'auteur explore alors une série d'autres persévérations connues, telles que la palilalie, persévération motrice, ou bien la déconnexion neuronale qui entraînerait un autre type de persévération cérébrale. « Dans une chaîne d'étapes cognitives successives, si une des étapes est privée d'information en provenance de la précédente, elle ne se met pas à jour, reste dans le même état et entraîne la production de réponses persévératrices. » (p. 224) C'est ce type de persévération thermométrique dont l'auteur fait l'hypothèse dans le cas de l'homme-thermomètre.
Afin de comprendre les mécanismes cérébraux, il semble essentiel d'effectuer quelques menus détours par l'histoire des neurosciences. Il s'agit tout particulièrement de se munir d'un bagage concernant le fonctionnement cérébral du langage et de la vision.
En effet, c'est bien a priori dans ces régions cérébrales que semble s'installer le handicap de l'homme-thermomètre puisqu'il prend un objet pour un autre et le nomme de façon erronée. De manière plus générale, si l'on pense aux cas énumérés rapidement ci-dessus, on se trouve toujours en face d'un problème d'ordre fonctionnel qui touche soit la perception, soit la communication. Le neurologue nous emmène alors sur les traces de ses prédécesseurs pour retracer les découvertes essentielles à la compréhension contemporaine de la machinerie mentale.
Il explore d'abord l'histoire du langage, ou comment le cerveau parle. Cela nous emmène au XIXe siècle, auprès de noms illustres tels que Gall, Wernicke ou Broca. On doit à Franz Joseph Gall la fameuse « bosse des maths » puisqu'il fonda la phrénologie, l'étude des facultés humaines à travers la palpation de leur crâne... à défaut de pouvoir jeter un œil dedans comme l'on pourra le faire un siècle plus tard grâce aux techniques d'imagerie médicale.
Karl Wernicke et Paul Broca, quant à eux, localisèrent les aires de compréhension et de traitement du langage, grâce à l'étude de leurs patients ainsi que de nombreuses autopsies. Bien que vagues, ces premières connaissances jettent les bases d'une recherche spécifique : il s'agit de comprendre le cerveau « en pièces détachées ». Se faisant, les approches neuronales, anatomiques et fonctionnelles fusionnèrent pour créer ce qu'on appelle aujourd'hui les « neurosciences cognitives ».
Laurent Cohen illustre ses explications par des schémas, comme celui qui nous explique en deux traits le « croisement des voies visuelles », chaque hémisphère du cerveau recevant les images de la moitié opposée du monde visuel. Ce que l'on perçoit à notre droite est traité dans la moitié gauche de notre cerveau et inversement.
L'auteur parcourt alors l'histoire des découvertes concernant le champ de la vision, nous enseignant ses deux questions fondamentales : le QUOI ? et le OÙ ?. Le lecteur apprendra ainsi que ses perceptions se constituent d'un riche assemblage. Lorsqu'on perçoit un objet, on perçoit en fait une couleur, une forme, une situation dans l'espace par rapport à d'autres objets, etc. Chacun de ces attributs renvoie à une région spécifique du cerveau et peut donc s'avérer potentiellement déficient.
Tandis que Gall se limitait à palper le cerveau de ses patients, faute de pouvoir jeter un œil à l'intérieur de la boîte. De nos jours, les progrès techniques permettent d'explorer l'intérieur du cerveau. Trois techniques en particulier décortiquent l'anatomie et le fonctionnement cérébral. Ces différentes techniques d'exploration cérébrales s'avèrent en effet importantes à connaître car c'est par leur biais qu'il est possible d'établir des test pertinents pour évaluer les patients.
La TEP, tomographie par émission de position, permet d'observer dans quelle région cérébrale le débit sanguin augmente pendant une activité donnée : c'est une façon de localiser les régions du cerveau mises à contribution pour effectuer une action en particulier. De son côté, l'IRM, imagerie par résonance magnétique, produit un champ magnétique jusqu'à 90 000 fois plus intense que le champ magnétique terrestre. Le corps, placé à l'intérieur d'une machine à champ magnétique, absorbe les ondes radio et les renvoie. L'analyse de ces ondes permet de reconstruire des images précises de l'intérieur du corps. L'IRM dite « fonctionnelle » permet, quant à elle, de détecter les variations cérébrales à travers la stimulation du flux sanguin.
Enfin, si ces techniques précédentes, qui ne sont pas les seules mais les plus connues, permettent toutes deux d'enregistrer l'activité cérébrale, elles ne rendent pas compte de la temporalité de ces actions. Quand s'active telle zone du cerveau ? Si le test consiste à faire lire une liste de mots à un sujet, quand est-ce que la zone de compréhension de ces mots, celles qui va les doter de sens, s'active ? La technique dite de PE, de potentiel évoqué, reconnaît la réaction du système nerveux à une stimulation externe, un son, une image. Cela permet de préciser quand cette réaction a lieu, quand l'activité cognitive débute, qu'il s'agisse par exemple de se concentrer ou de préparer un geste.
Les détours historiques permettent à Laurent Cohen de poser les questions méthodologiques contemporaines. Les théories linguistes et psycholinguistes avaient d'ailleurs de l'avance sur les techniques d'imagerie, proposant des hypothèses que les neurosciences ont explorées plus en profondeur. La linguistique tente en effet de définir l'ensemble des structures et des règles d'assemblage du langage. Elle postula par exemple qu'il existe deux façons de reconnaître un mot : lettre par lettre ou par le biais de la mémoire, ce que les neurosciences ont confirmé par la suite. Aujourd'hui, pour peu que l'on puisse distinguer un symptôme précis, la répétition du mot « thermomètre » ou de la syllabe « tan-tan » pour ne citer qu'eux, il est possible de localiser les voies cérébrales corrélées à ce symptôme.
Mais comment articuler langage et vision ? Laurent Cohen compare la machinerie mentale à un vaisseau spatial, où l'on trouvera une immense variété de pannes possibles, à un niveau beaucoup plus complexe que s'il s'agissait d'une simple voiture. L'homme-thermomètre par exemple ne peut nommer une fourchette et en définir l'usage. Pourtant, il s'en servira sans problème à l'heure du repas. Il parvient à écrire mais n'arrive plus à lire ! On appelle cela une « alexie sans agraphie » : « L'alexie pure est une panne du système visuel qui n'affecte pas la perception des formes mais qui empêche de reconnaître les objets bien particuliers que sont les mots et les lettres. » (p115).
Le problème n'est pas seulement de percevoir la lettre mais aussi de la reconnaître et d'être en capacité d'effectuer l'abstraction qui permettra d'unir un a et un A alors même que, visuellement, ces deux signes n'ont rien en commun. Ainsi, il existe un certain nombres de connexions neuronales essentielles au cheminement d'une action, comme celle de lire ou d'effectuer un geste. De la représentation du chat au mot « chat », il faut suivre le chemin : vision > sens > mot > chat. Chacune de ces connexions peuvent elles-mêmes se démultiplier en d'autres connexions, réseau pour le moins aussi complexe que celui formé par les racines d'une forêt.
Géographiquement, au sein du cerveau, l'hémisphère droit a accès au sens de l'objet quand le gauche accède à son nom. On imagine bien les complications qui peuvent advenir si les hémisphères ne communiquent plus ou partiellement entre eux, ainsi qu'en cas de toute perturbation, même minime, dans la chaîne des connections existantes.
Laurent Cohen s'applique à une tâche ardue : celle de rendre accessible à la compréhension la base du fonctionnement cérébral. Il tente de pourvoir le lecteur d'un petit bagage neuroscientifique qui lui permettra d'établir des liens entre ce qui nous apparaît magique ou fou et qui ne correspond en fait qu'à la lésion d'une région bien précise du cerveau.
Mais ce que l'auteur parvient encore mieux à faire, c'est à rendre compte de l'étendue des connaissances possibles sur ce même cerveau. Entre celles que l'on possède déjà et celles à découvrir, le champ est si vaste que personne ne peut le conquérir seul. Chaque découverte en entraîne une autre et il sera manifestement toujours possible de préciser davantage, une région en cachant une autre. Le champ du savoir s'élargit davantage encore dès lors que l'aspect psychologique entre en jeu.
Le cerveau peut alors en dire beaucoup sur des pathologies que Laurent Cohen n'aborde pas mais qui passionnent également les neurologues : la psychose et sa palette de délires en tout genre ainsi que les différents psychotropes et leurs actions sur le cerveau.
Dans l'épilogue, Laurent Cohen reconnaît n'avoir pas laissé beaucoup de place à l'étude des émotions et à ce qu'on appelle la « cognition sociale ». Tout en admettant « qu'aucun aspect du fonctionnement de l'esprit humain n'échappe a priori » à cette approche (p. 246), le livre se conclut sur l'idée que les neurosciences permettent « la compréhension rationnelle la plus poussée que l'homme ait jamais entreprise de sa propre nature » (p. 247).
L'auteur semble alors oublier son propre argumentaire lorsqu'il expliquait : « Vous ne voyez pas vos propres oreilles, ni ce qui se passe derrière votre tête. Et pourtant, vous n'avez pas l'impression qu'il y a du noir au-delà de votre champ de vision » (p. 238). Ce qui nous paraît rationnel de prime abord ne l'est pas forcément dès que l'on creuse davantage. L'intérêt de la neuropsychologie réside bien dans cette alliance entre la neurologie et la psychologie. C'est en effet le croisement des sciences cognitives avec les sciences humaines qui permet de réfléchir à ce que ces premières comportent éventuellement d'irrationnel et de subjectif.
Ouvrage recensé
– L'Homme Thermomètre, Le Cerveau en pièces détachées, Paris, Odile Jacob, 2004.
Du même auteur
– Pourquoi les filles sont si bonnes en maths, Paris, Odile Jacob, 2008.– Pourquoi les chimpanzés ne parlent pas, Paris, Odile Jacob, 2011.
Autres pistes
– Jean-Michel Besnier, Francis Brunelle et Florence Gazeau, Un cerveau très prometteur : Conversation autour des neurosciences, Paris, Le Pommier, 2015. – Anne-Lise Giraud, Le Cerveau et les maux de la parole, aphasie, dyslexie, surdité, bégaiement, Paris, éd. Odile Jacob, Paris, 2018.– Eric Laurent et Pierre Vandel, « Cerveau, cognition, comportement et thérapies », dans De l'humeur normale à la dépression en psychologie cognitive, neurosciences et psychiatrie, Paris, Éd. De Boeck 2016.