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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

In Girum

de Laurent Jeanpierre

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Société

Novembre 2018. Mû par des motifs écologiques, le gouvernement Édouard Philippe décide de taxer davantage les carburants. Pour les « périurbains », obligés de prendre la voiture au moindre besoin, la mesure est insupportable. Rompant avec des décennies de silence, ils bloquent les ronds-points et manifestent. Le pouvoir, désarçonné, réprime violemment, mais fait des concessions. Les syndicats sont débordés, le pays ébranlé. Laurent Jeanpierre, lui, s’essayant à l’exercice difficile de l’histoire immédiate, a tâché de comprendre le mouvement, ses racines et sa signification.

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1. Introduction

In girum. Ce titre, Laurent Jeanpierre l’a emprunté au fascinant documentaire que Guy Debord consacrait, en 1978, à la modernisation de la France.

C’est aussi le début, en latin, d’une phrase de Virgile : « Nous tournons en rond dans la nuit et sommes consumés par le feu ». Il s’agissait pour Debord du feu de la consommation. Pour Laurent Jeanpierre, il ne s’agit plus aujourd’hui de ce feu là, qui consume les âmes de l’intérieur, mais d’un feu extérieur, lui aussi produit par l’activité économique : le réchauffement climatique. Face à la catastrophe annoncée, il faut sortir du cercle, trouver d’autres voies, et c’est ce à quoi nous invitent les Gilets jaunes quand ils bloquent les ronds-points.

La révolte de 2019, pour l’auteur, vaut d’être analysée sérieusement. Première exigence : sortir de la grille d’analyse facile adoptée par de trop nombreux commentateurs et politiciens outrés que des hommes très ordinaires osent porter une contestation en-dehors des sentiers battus, par d’autres voies et selon d’autres mots d’ordre que les leurs, sans jamais tenir compte des objurgations de la police de la pensée, sans prendre Paris pour le centre du monde, sans passer sous les fourches caudines des syndicats et des partis de la protestation officielle.

Deuxième exigence : ne pas coller à l’événement, ne pas faire un livre témoignage, mais, au contraire, prendre de la distance et de la hauteur, historiques, et mettre en relation ce soulèvement avec ceux du passé et du présent.

Enfin, troisième exigence, replacer le mouvement des Gilets jaunes dans une perspective utopique, car ce fut non seulement un mouvement de protestation, mais aussi la mise en pratique d’une utopie réelle, celle de la Commune populaire. Écrit sous le signe de la catastrophe, le livre de Laurent Jeanpierre est aussi un livre d’espérance : si nous acceptons d’entendre les Gilets jaunes, peut-être nous en sortirons-nous.

2. Contexte

Depuis les manifestations contre le Contrat Première embauche, sous Sarkozy, le mouvement social allait de déception en déception, malgré le nombre impressionnant des protestataires. La crise économique aidant – celle qui a commencé en 2008 avec l’éclatement de la bulle immobilière américaine –, les conditions de vie des Français se sont dégradées. Les charges ont augmenté. Devant l’effacement de l’État-providence, les travailleurs assument, de plus en plus, la charge des jeunes et des vieilles générations. Cela coûte cher (selon l’INSEE, entre 2008 et 2016, les Français ont perdu en moyenne 500 euros de revenus disponibles).

Chassée des centres-villes par la hausse des loyers, incitée à partir par des politiques publiques encourageant le crédit immobilier et la construction, la masse des travailleurs modestes a gagné ce que les sociologues appellent pudiquement la « couronne périurbaine », et que le peuple nommait jadis, avec Coluche, la Zone. Ils résident dans des quartiers nouveaux, entre ville et campagne, où les pavillons achetés à crédit s’alignent indéfiniment. Puisque ce n’est ni une zone d’activité économique ni une zone commerciale, il n’y a ni commerces, ni bureaux, ni usines. Comme elle est récente, elle ne comprend pas beaucoup de ces services publics qui sont indispensables à la vie moderne : hôpital, école, poste, mairie.

Cet isolement a un pendant, une compensation : la voiture. Grâce à elle, les différentes zones s’interconnectent, le père de famille emmène ses enfants à l’école en voiture, se rend à son travail en voiture, fait ses courses en voiture. Il est l’homme-voiture. La voiture lui est indispensable, non qu’il en soit un adorateur : simplement, les planificateurs ont conçu pour lui, pour son bien, une vie qui suppose la voiture, et lui ont fait de larges routes, interconnectées par de nombreux ronds-points où la circulation ne doit jamais s’arrêter.

3. Le déclenchement

Voici que les planificateurs se rendent compte que le climat se réchauffe. Que faire ? Dans la logique néolibérale qui est la sienne, le gouvernement français n’a d’autre issue que d’augmenter le prix des carburants afin de dissuader les automobilistes de trop utiliser leur véhicule. Or, ce prix n’a cessé d’augmenter les années précédentes, avec les loyers et les autres charges incompressibles. C’en est trop.

C’est insoutenable et, derrière toute cette affaire point le mépris des classes possédantes pour les classes laborieuses, des habitants des zones cossues, où l’on peut se passer d’automobile, pour ceux des zones tout court, où la voiture est une nécessité vitale. La réaction ne se fait pas attendre, et elle bénéficie d’une circonstance très favorable. En effet, Facebook vient de modifier ses algorithmes. Désormais, sont favorisées non pas les informations provenant des anciens médias de masse, mais celles qui proviennent des proches : voisins, amis, confrères. Les pétitions, les appels deviennent « viraux ».

Comme en Égypte, en Algérie ou en Ukraine les années précédentes, les Français, du moins ceux qui utilisent ces nouveaux outils, se resocialisent à la vitesse de l’éclair. Ils se donnent rendez-vous sur les ronds-points. Ce n’est pas un hasard : le carrefour giratoire, c’est le non-lieu où ils se croisent sans se rencontrer, tous les matins, tous les soirs, dans le va-et-vient pendulaire auquel les contraint le zonage planifié des existences automobiles. Cette fois-ci, ils s’arrêtent. Ils interdisent le passage. Eux les entravés, pour reprendre le néologisme de Laurent Jeanpierre, ils entravent la circulation. C’est une grève d’un nouveau type.

Instinctivement, les damnés de l’asphalte ont trouvé leur mode de protestation, adapté à l’époque où l’éclatement des lignes de production fait des routes et des ronds-points une partie essentielle de l’usine-monde. Ils paralysent la production. Le pouvoir, lui, prend peur. Il faudrait peut-être plutôt parler des pouvoirs, au pluriel. En effet, les maires, étranglés financièrement par le gouvernement, « se sont peu à peu appuyés sur la mobilisation afin de faire progresser leurs intérêts vis-à-vis des pouvoirs centraux ».

4. Le mépris réciproque des élites et du peuple

Si le nombre de gens mobilisés fut loin d’atteindre celui des grandes contestations syndicales antérieures, le soutien dont les Gilets jaunes bénéficièrent dans la population fut énorme : le peuple semblait s’y reconnaître. Cela effraya le pouvoir, qui savait très étroite sa base sociale.

Autre motif de panique : les manifestants n’hésitaient pas à sortir des sentiers balisés de la révolte encadrée. L’illégalité ne les effrayait pas. Ils bloquaient la circulation, ce qui est interdit ; ils manifestaient sans se déclarer préalablement, ce qui aussi est interdit. Surtout, ils prirent bien soin – c’est une des particularités du mouvement – de ne pas se donner de chefs. Par une sorte d’anarchisme spontané qui faisait écho à celui de la jeunesse en 1968, ils refusèrent presque toujours de se doter d’un appareil bureaucratique, d’une hiérarchie avec laquelle le pouvoir aurait pu prendre langue, converser, négocier, pour ensuite éteindre le mouvement. La méfiance des Gilets jaunes envers les appareils était extrême.

D’ailleurs, très peu d’entre eux étaient syndiqués, très peu avaient participé antérieurement à des mouvements sociaux. Ils étaient souvent auto-entrepreneurs, indépendants, chefs d’entreprise, précaires de la fonction publique. Ils incarnaient cette frange de plus en plus importante de la société, dont le travail n’est pas encadré par les anciennes structures légales, avec contrat de travail à durée indéterminée. Partant, ils n’étaient pas sujets de la protection sociale dont les syndicats sont les garants. Ceux qui les rejoignirent, ce furent non pas les syndiqués, mais les chômeurs et les retraités, c’est-à-dire les autres victimes de la « gouvernance » néolibérale. Comme l’affirme Laurent Jeanpierre, le mouvement était « interclassiste ».

5. Réaction du pouvoir

Ainsi, seul face à une contestation qu’il n’avait pas vu venir, le pouvoir réagit avec une rare fermeté. Tournant le dos à la doctrine du préfet de police Grimault (celui de 1968), il mobilisa l’énorme arsenal répressif dont la France s’est dotée depuis les années Sarkozy. Pour la première fois depuis la guerre d’Algérie et le massacre de Charonne, il y eut des morts à l’occasion d’un mouvement social. On employa les armes de poing en masse. S’appuyant sur la vidéosurveillance, on ficha comme jamais. On arrêta, on condamna et on emprisonna à tour de bras. On éborgna. Des mains furent arrachées. Ayant révélé sa nature policière, l’État français vit même le Conseil de l’Europe l’admonester.

Mais ce n’est pas tout. Le pouvoir usa de la guerre psychologique. Tout d’abord – vieille stratégie –, il entreprit de discréditer systématiquement, par voie de télévision, les manifestants. On recourut pour décrire les insoumis à l’imagerie de la plèbe fruste et inculte, puis on les assimila à des émeutiers violents. Or, ils ne cassaient rien, ne lançaient rien. Il fallut donc provoquer la violence. À cet effet, on s’attaqua à l’épine dorsale pacifique du mouvement : les ronds-points furent démantelés. L’agora des pauvres gens était fermée. De nouveau, le peuple était bâillonné.

Alors (janvier 2019), le centre de gravité du mouvement bascula des ronds-points aux manifestations de rues, non déclarées, dans les grandes villes. Or, une multitude d’activistes n’attendaient que cela, qu’ils fussent d’extrême-droite ou d’extrême-gauche. Désireux de récupérer le mouvement, ils l’infiltrèrent. Le pouvoir n’en fut pas mécontent : ces violents donnèrent à la contestation cette odeur de sang avec laquelle il est si facile de retourner l’opinion.

Ainsi, on préparait les masses à se séparer, de cœur, des Gilets jaunes. Pour enfoncer le clou, on entreprit de substituer la parole du pouvoir à celle des révoltés. Ils avaient discouru librement, durant des semaines et des mois, sur les ronds-points, échangeant enfin leurs expériences, leurs espoirs, leurs inquiétudes, leurs intuitions. On les somma de produire des revendications claires. Comme ils en étaient encore incapables – il faut du temps pour cela – on les déclara incompétents, et on organisa le simulacre du Grand Débat. Cela tombait fort bien. Le pouvoir, auquel la crise des Gilets jaunes avait révélé qu’on ne peut gouverner un peuple dont on ignore tout, eut l’envie de mieux le connaitre. Non pas qu’il voulût sincèrement savoir ce que les gens pensaient, mais il voulait avoir des points de repère, afin de pouvoir gouverner l’opinion, orienter les débats, reprendre la main.

D’une pierre deux coups : d’une part on se choisissait un public alternatif de retraités diplômés, gourmands de discours et de théories, d’autre part on sondait l’opinion dans les grandes largeurs, à grand renfort d’ordinateurs : l’analyse de ces données fut le fait des mots-clés et de l’intelligence artificielle. Le pouvoir était ainsi assuré de ne trouver que ce qu’il cherchait : un savoir pratique et fonctionnel.

6. Conclusion

Si le pouvoir a affiné ses techniques de contrôle, s’il n’a fait que vaciller un court instant, puisqu’aucune institution n’a rejoint la contestation, il a aussi reculé. En quelques mois, et moyennant un nombre d’activistes assez réduit (quelques centaines de milliers), le mouvement des Gilets jaunes a obtenu des concessions dont le mouvement syndical ne rêvait plus.

D’où l’interrogation de Laurent Jeanpierre : ce mouvement ne serait-il pas le commencement d’un nouveau cycle de révoltes, après la faillite du syndicalisme ? Cela n’a pas commencé en France, mais en Égypte, en Grèce, en Espagne, à New York, à Kiev. Partout dans le monde, en réalité, les mouvements de masse ont pris un nouveau visage. Les « réseaux sociaux » y jouent un rôle, et on ne peut exclure que les propriétaires de ces outils n’utilisent leur création à des fins de manipulation, mais ce n’est pas l’essentiel. Le principal est ailleurs : dans le fait que ces occupations (de places, de ronds-points) réhabilitent le « local ».

Pour Laurent Jeanpierre, c’est l’imaginaire de la Commune qui ressurgit à l’occasion des Gilets jaunes. Mais le localisme a aussi ses démons, car son autre nom est le communautaire, l’exclusif et, pour finir, le racisme. Qui n’est pas d’un ici n’est de nulle part, vil cosmopolite dont on déclarera bientôt l’éradication… Mais le jeu vaut de prendre le risque. Car, nous avertit Laurent Jeanpierre, si nous devions oublier les Gilets jaunes, si nous devions continuer à vivre sans prendre en compte les contradictions qu’ils ont mis à jour – savoir qu’on ne peut résoudre la question écologique en faisant fi de la question sociale –, alors « nous tournerions en rond dans la nuit et serions consumés par le feu » (phrase dont l’original, latin (in girum imus nocte ecce et consumimur igni), a servi à Guy Debord de titre pour un fascinant documentaire éponyme).

Une seule solution : prendre conscience qu’on ne résoudra les questions sociale et écologique qu’ensemble, par une relocalisation démocratique de la vie et de la production.

7. Zone critique

Le livre de Laurent Jeanpierre est une tentative sympathique de justifier le mouvement des Gilets jaunes en refusant tous les mépris dont ils ont été accablés. Cependant, il réduit leur révolte à une défense, qui est son souhait et son espérance, du localisme contre le globalisme.

Ce faisant, il néglige d’autres interprétations. La révolte des Gilets jaunes a pu être vue comme celle du peuple contre le gouvernement, de la province contre la capitale, du prolétariat contre la bourgeoisie ; elle a pu être jugée à l’aune du concept de common decency d’Orwell et de Michéa. Ce qui est certain, c’est que la révolte ne s’est réclamée d’aucune idéologie, car elle n’en avait pas. En plaquer une dessus, comme tend à le faire Laurent Jeanpierre, c’est peut-être passer à côté d’une des singularités du mouvement des Gilets jaunes, qui est le refus de l’idéologie, refus que l’on trouve, aussi, à l’Élysée. À roi sans parti, peuple sans idées.

Par ailleurs, Laurent Jeanpierre affirme la nature « interclassiste » du mouvement. Mais de quoi se prévaut-il pour étayer cette thèse ? De ce que les Gilets jaunes appartiendraient à différentes catégories définies par les sociologues. Il y a là erreur de méthode. Les classes sociales, si elles sont autre chose que des couches sociales, sont définies par le rapport de leurs membres au médium principal du pouvoir dans une société : la terre dans le féodalisme, le capital dans le capitalisme. Or, que vit-on sur les ronds-points des Gilets jaunes, sinon très exactement ce prolétariat que l’on disait avoir disparu, ces gens qui travaillent et dont la seule richesse est la progéniture ? Et peu importe, ici, que l’on soit ouvrier, exploité par un patron, ou chef d’entreprise, exploité par un banquier. Une classe, c’est un groupe vivant, avec son histoire et sa conscience de soi.

Ce sont des familles, des amis, des voisins, que l’on prend plaisir à rencontrer, enfin, sur le rond-point où, d’habitude, on les croise sans pouvoir même leur adresser un mot.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte.

Du même auteur– Avec Christophe Charle, La vie intellectuelle en France, Paris, Seuil, coll. « points », 2019.

Autres pistes– Patrick Champagne, Faire l’opinion, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 2015.– Haïm Burstin, Révolutionnaires, Paris, Vendémiaire, coll. « Révolutions », 2013.– Jean-Michel Espitallier, Tourner en rond. De l’art d’aborder les ronds-points, Paris, PUF, 2016.

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