Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Laurent Mucchielli
Laurent Mucchielli revisite les thèmes du débat sur l’identité française depuis la Révolution. Auteur engagé à gauche, il passe en revue les préjugés et les dérives de l’opinion dès qu’il est question d’immigration. Les idées reçues faussent le jugement et conduisent à des comportements xénophobes ou racistes. À partir des querelles sur le voile islamique, il déconstruit le discours anti-immigré. Il met en cause l’ignorance ou la malveillance des nationalistes : à bien y regarder, l’identité nationale repose sur un roman français empreint d’inexactitudes et de fantasmes.
De son propre aveu, Laurent Mucchielli vit plusieurs vies simultanément. Pédagogue et chercheur, il aime aussi le terrain, pour enquêter, toutes affaires cessantes, sur l’apparition inopinée de phénomènes de société, comme les émeutes de banlieue en 2005 ou les Gilets jaunes. Dans La France telle qu’elle est, sa méthode consiste à s’attaquer, preuves à l’appui, aux idées toutes faites ou aux vérités apparentes, à en retrouver les racines et à débusquer les préjugés sur l’immigration. Son approche pluridisciplinaire est utile pour rétablir les faits, qu’ils soient historiques, économiques, anthropologiques ou sociologiques.
Il développe sa réflexion autour de quatre grandes orientations qui inspirent les quatre grandes parties de l’ouvrage : l’immigration et son histoire, notamment en France, longtemps considérée comme un grand pays d’accueil ; les causes de l’immigration, mal comprises et parfois méconnues ; l’immigration et ses liens réels ou faux avec la délinquance, sans oublier le prétendu rapport entre l’islam et la violence ; enfin, les sources du roman national français entre vérités relatives et discours fantasmé de l’extrême-droite.
Sans doute faut-il commencer par s’arrêter aux raisons qui, un jour, motivent un immigrant. L’auteur rappelle qu’il prend beaucoup de risques, qu’il abandonne les siens et sa culture, mais pas pour bénéficier d’une protection sociale en France. Il souligne l’inanité de ce qu’il appelle la complainte nationaliste, qui prétend expliquer les raisons de l’immigration par la démarche d’individus désespérés cherchant à profiter du bien-être français. En connaisseur du terrain, Laurent Mucchielli démontre tout au long de cet essai que les migrants, loin d’être des prédateurs, ont apporté beaucoup à la nation française au cours de ces derniers siècles.
Rien n’est plus faux que d’affirmer que les migrants viennent chercher en France des avantages sociaux alors qu’ils viennent pour travailler. Si quelques territoires, comme Mayotte ou la Guyane, voient affluer des immigrés très pauvres, l’immense majorité de ceux-ci entrent en France pour y trouver un emploi, ce qui n’a rien à voir avec le discours nationaliste simplificateur, « repris par naïveté ou hypocrisie ».
Certes, les immigrés bénéficient en France d’un régime de retraite qui fait défaut dans leur pays d’origine, mais « l’immigration est fondamentalement un phénomène qui a été voulu et même organisé par les industriels et par l’État, d’abord pour des raisons économiques ». L’auteur rappelle à plusieurs reprises le rôle capital de l’immigration dans notre développement économique.Ce fut le cas avec la révolution industrielle en France comme en Grande Bretagne, au XIXe siècle, où on assiste à la première arrivée massive de travailleurs étrangers. Les besoins en main-d’œuvre sont alors immenses. Les industries textiles, la métallurgie, la filière bois, les mines, en 1851, recrutent 380 000 étrangers : des Belges dans le nord, des Italiens dans le sud-est. Trente ans plus tard, la France fera appel à un nouveau million de travailleurs européens pour faire tourner ses usines et assurer la relance de l’économie. Plus tard, le vide laissé par les morts et les blessés de la Grande Guerre sera comblé par un nouveau million d’étrangers.
En 1930, 15% de la classe ouvrière est constituée d’immigrés. Faute de ressources en métropole, les employeurs lancent des appels dans les colonies. Les organisations patronales des houillères, notamment, créent la Société générale d’immigration. Priorité est donnée au recrutement des Italiens, des Polonais, des Espagnols et des Belges. Et ce qui s’est passé entre les deux guerres allait se reproduire ensuite en 1945. L’État met en place l’Office national d’immigration, qui passe des accords avec les pays européens. En 1956 est fondée la Sonacotra, la Société nationale de construction de logements pour les travailleurs algériens. Désormais, le logement leur est assuré et c’est en fait tout le Maghreb qui enverra ses hommes travailler en France.
Mais, après l’économie, on demandera aux étrangers de soutenir l’armée . Pendant les deux guerres mondiales et les deux guerres coloniales françaises, l’Indochine et l’Algérie, le nombre de combattants issus de l’immigration était considérable. C’est même dans les colonies que va renaître la France libre.
Laurent Mucchielli fournit de nombreuses références et une documentation impressionnante à l’appui de ses analyses. Il en va ainsi de l’immigration forcée, poussée par les guerres et les persécutions. C’est la plus ancienne. Entre 1937 et 1939, 500 000 Espagnols chassés par Franco se réfugient dans le sud-ouest de la France. Et puis, sous la férule pétainiste, on va les enrôler de force dans des Groupements de travailleurs étrangers. Mais l’auteur nous apprend que, parfois, des exils se déroulent bien : ce sera le cas des 15 000 Chiliens arrivés après le coup d’État de Pinochet et des 130 000 Vietnamiens, boat people, souvent francophones, qui fuient le régime communiste instauré en 1975. En revanche, en Méditerranée, la fuite de cinq millions de Syriens chassés par la guerre à partir de 2014 a un écho désastreux en France. La polémique dans l’opinion publique comme chez les élus limite l’accueil de ces réfugiés à 24 000, contre un million en Allemagne, fièrement engagée dans leur assistance par Angela Merkel.
C’est ce qui conduit l’auteur et plusieurs sociologues comme Jérôme Valluy à s’interroger sur la place de la France en matière d’accueil des démunis. Il y aurait eu un « grand retournement du droit d’asile ». Ainsi, l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), qui en 1973 accordait le statut de réfugié à 85% des demandeurs, le refuse à partir de 1990 à 85% d’entre eux. À tel point qu’un commentaire s’impose : « une véritable xénophobie de gouvernement » s’est installée chez les élites politiques. Il semble que l’irruption du chômage de masse explique partiellement ce comportement. On doit noter que ce retournement de posture à l’égard des étrangers venant en France a été précédé du retour de l’extrême droite sur la scène électorale en 1983.
La France serait encore le pays qui prononce le plus d’expulsions de toute l’Union européenne. Elle est aussi un de ceux qui prennent le plus de décisions de rétention administrative des étrangers. Instituée en 1981, ce régime administratif était prévu pour sept jours au maximum, mais de réforme en réforme cette durée a évolué jusqu’à passer à 90 jours en 2018 et concerne 50 000 personnes « en situation illégale ». L’étranger, assure l’auteur, « est en passe de devenir un pestiféré ».
L’association entre l’immigré et le musulman, sa désignation comme bouc émissaire, jadis apanage des nationalistes, se sont diffusées dans toutes les couches de la société française.
Le discours nationaliste correspondrait à une « lepénisation des esprits », une généralisation des idées qui prônent la défiance, l’hostilité à l’encontre de l’étranger et en particulier à l’encontre du maghrébin et de la culture religieuse musulmane. Laurent Mucchielli passe donc en revue les certitudes nationalistes qui ne résistent pas à un examen factuel concret.
Les immigrés sont-ils une cause majeure de délinquance ? Le racisme anti-maghrébin (et désormais aussi anti-noir ou anti-rom) a commencé avec la guerre d’Algérie et a fini par toucher la droite traditionnelle. À l’appui de cette contamination des idées, la sortie d’un livre, La France Orange mécanique de Laurent Obertone, qui dénonce « l’ensauvagement d’une nation et l’explosion de la délinquance » du fait d’une immigration croissante.
Or il suffit de se pencher sur les chiffres du ministère de la Justice. La responsabilité des étrangers dans les crimes et délits est parfaitement négligeable. Leur proportion dans la population qui a affaire à la justice est normale.
L’islam prédispose-t-il à la violence envers les femmes ? Encore une fois, la vérification des faits que mène l’auteur au fil des pages dément ces affirmations. L’exemple de l’attaque voire des viols, le 31 décembre 2015, à Cologne, de plusieurs centaines de femmes par de mystérieux groupes d’hommes, réfugiés syriens et musulmans, était une manipulation. Le procureur de la ville devait le démontrer à l’issue de l’enquête. Parmi les interpellés, aucun réfugié.
Même étonnement lorsque se répand la rumeur de viols en groupe de jeunes filles dans les banlieues parisiennes, l’affaire des « tournantes » en 2001 et 2002. Rapidement, on a mis en cause les enfants d’immigrés musulmans qui auraient voulu donner une leçon aux filles trop émancipées. L’attribution des viols à la communauté musulmane était fausse. Associer l’islam à un « système de croyances qui prédispose à la violence envers les femmes » n’est qu’un « grossier préjugé raciste ».
L’auteur reproche au débat public cette confusion volontaire ou hypocrite entre l’immigration, l’islam, l’islamisme, le radicalisme, le salafisme et pour finir le terrorisme.
L’histoire de l’immigration en France est très riche mais concerne aussi beaucoup d’autres peuples. Comme les États-Unis, elle a infiniment plus accueilli de migrants qu’elle n’a elle-même été un pays d’émigration. Á ce sujet, et à plusieurs reprises, Laurent Mucchielli s’en prend aux intellectuels d’extrême droite, tels Éric Zemmour ou Renaud Camus, qui prétendent le contraire. L’une de leurs craintes s’exprime à travers la menace d’un tsunami démographique qui conduirait au « grand remplacement » des Français blancs et chrétiens par des immigrés qui ne sont ni l’un ni l’autre. Le grand remplacement fait office d’épouvantail mais n’est étayé par aucun chiffre.
C’est encore une fois la vérification des faits qui importe. Les migrations ne concernent que 3% de la population mondiale, soit 260 millions d’individus. La France ne figure même pas dans les dix premiers pays concernés. Pour l’auteur, si une hypothèse démographique assure que l’Afrique va compter deux milliards d’habitants en 2050, l’invasion à venir de la France par des pays pauvres d’Afrique subsaharienne n’en est pas moins un dangereux fantasme.
Le chapitre sur l’histoire de l’immigration est très documenté. Il permet de comprendre que la plupart des migrations se déroulent entre pays voisins et surtout que, partout, en une génération ou deux, l’intégration se réalise sans accroc, comme ce fut le cas du plus important groupe d’immigrés en France au XXe siècle : les Italiens.
Si cette très ancienne histoire des Français avec leur immigrants n’a pas toujours été facile, c’est essentiellement à la suite de deux ruptures : la décolonisation et le blocage de l’insertion économique. Alors que les Britanniques ont pris eux-mêmes l’initiative du démantèlement de leur empire, créé le Commonwealth et apporté leur soutien à leurs anciennes colonies, tout ne s’est pas aussi bien passé dans les colonies françaises. Quant à l’intégration par et pour le travail, elle aura beaucoup souffert de l’envolée du chômage de masse.
L’enseignement d’un roman national n’est pas toujours vraisemblable. Il peut être source de confusion ou illustré par de fausses informations et des faits inventés. Le roman dont parle l’auteur n’est rien d’autre qu’une reconstruction de sa propre histoire par un peuple, qui prend beaucoup de libertés avec la réalité ou la véracité des événements, un peu comme cela s’était passé en Union soviétique sous Staline.
C’est donc une pratique répandue dans les milieux que l’auteur appelle « la fachosphère » qui veulent lutter contre « l’islamisation de la France ». Laurent Mucchielli prend un certain plaisir à démonter ces raisonnements spécieux, inspirés par l’histoire de France telle qu’elle avait été récrite sous la Troisième République. Et c’est toujours au XIXe siècle que furent tirés de l’oubli des personnages mythiques comme Jeanne d’Arc et Vercingétorix.
Leur existence fut bien plus prosaïque que la mission héroïque qu’on leur a prêtée ensuite. Mais leur histoire est maintenant utilisée par les penseurs nationalistes. Charles Maurras, alors député, avait promu la fête de Jeanne d’Arc, « fête du patriotisme », avant que Vercingétorix, champion de la résistance à l’envahisseur, ne rentre dans les livres d’histoire. En réalité, il avait très probablement été livré par les siens aux Romains en échange de la levée du siège d’Alesia. L’histoire de cette France éternelle repose sur un certain nombre de faits inventés de toutes pièces.
De la même façon, selon l’auteur, la volonté des habitants d’Alsace et de Moselle d’être rattachés à la République française en 1918 ne s’est pas faite dans l’unanimisme. Ou que dire encore de ces deux régions censées appartenir ardemment à la patrie, le comté de Nice et le duché de Savoie ? Elles furent elles aussi contraintes de rejoindre la France en 1860 après de nombreux démêlés avec les Italiens.Quant à l’exaltation de la défense de la « race » française dont les ressortissants sont blancs, cela vient encore aujourd’hui alimenter l’imaginaire nationaliste, soutient l’auteur. Un imaginaire totalement déconnecté de la réalité dans une France en fait métissée, pluriethnique et pluriculturelle, que l’immigration devrait continuer d’enrichir encore longtemps.
Ce livre invite à penser des sujets qui passionnent l’opinion. L’émotion interdit généralement de mener une réflexion rigoureuse lorsqu’il s’agit en France de débattre de l’immigration, du racisme, de la xénophobie, de l’intégrité de la République ou du bonheur national. Laurent Mucchielli traite d’opinions qui semblent être à première vue des évidences, mais qui ne résistent pas à la vérification des chiffres et des faits. La France n’est pas cette nation dont on enseignait l’épopée tout en négligeant la vérité historique. Nos ancêtres, dont quelques-uns seulement furent gaulois et beaucoup des immigrés, n’ont sans doute pas toujours eu raison.
Mais, désormais, c’est bien parce que la France souffre de crises sociales et économiques incessantes que l’auteur propose une solution : ré-impliquer les individus dans la vie collective « pour réapprendre à vivre ensemble dans davantage de tolérance et de solidarité », mais dans la France telle qu’elle est vraiment.
Les interrogations de l’auteur et les réponses qu’il apporte sur ce qui fait la nation française relèvent d’une tradition ancienne qui remonte à la Révolution de 1789. Au nom du nationalisme, bien des crimes et bien des erreurs ont été commis. Mais, pour autant, aucune solution n’a été apportée pour combattre ces idées dangereuses. Laurent Mucchielli ne fait pas toujours mieux. Il aimerait que les médias s’engagent à combattre la « lepénisation des esprits », ce qui n’est pas leur rôle. Il sous-estime aussi l’inquiétude réelle de l’opinion lorsqu’on massacre au nom de l’islam, au Bataclan ou ailleurs.
On savait depuis longtemps que l’histoire est un des outils efficaces pour la manipulation des peuples. Il s’attaque donc de front aux nationalistes d’extrême droite, mais en négligeant peut-être le fait que le discours national populiste illustre souvent des sentiments populaires réels. Si, selon lui, droite défend le nationalisme et la gauche, la laïcité, y compris en la dévoyant, ce n’est pas pour autant qu’elles nous donnent une idée réaliste de ce qu’est la France.
Ouvrage recensé– Laurent Mucchielli, La France telle qu’elle est. Pour en finir avec la complainte nationaliste, Paris, Fayard, coll. « Raison de plus », 2020.
Du même auteur– L’Invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits, Paris, Fayard, 2011.– Sociologie de la délinquance, Paris, Armand Colin, 2014.
Pour aller plus loin– Gérard Noiriel, Le Creuset français. L’histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle), Paris, Seuil, 1988.– Jérôme Valluy, Rejet des exilés. Le grand retournement du droit d’asile, Paris, Éditions du Croquant, 2009.– Bernard Godard, La Question musulmane en France. Un état des lieux sans concession, Paris, Fayard, 2015.– Alain Renaut, Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Paris, Flammarion, 2009.