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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Laurie Hawkes
Cogito, ergo sum. Pour certains, l’affirmation de Descartes n’a jamais été aussi pertinente qu’à notre époque, où nos cerveaux sont sollicités en permanence. Mais entre ruminations et pensées simplistes, Laurie Hawkes considère qu’on a plutôt tendance à mal exploiter nos capacités mentales. La solution ? La mentalisation, qui permet de déployer une pensée mieux maîtrisée, mais aussi plus respectueuse de soi et des autres.
Le cerveau humain est en constante activité. Mais dans un monde où les distractions et les machines sont prédominantes, nous avons perdu les bases d’un art de penser véritable. Nous avons de plus en plus de mal à nous connecter à nous-mêmes et aux autres pour élaborer une pensée vivante, altruiste et bienveillante. C’est pourquoi Laurie Hawkes propose de nous réapproprier une activité mentale plus constructive grâce à la mentalisation, subtil mélange entre l’art de penser, de ressentir et d’agir.
En quoi consiste exactement cette forme de pensée ? Quelles compétences faut-il acquérir pour pratiquer la mentalisation avec succès ? En quoi le fait de ne pas mentaliser peut-il être le signe d’un déséquilibre psychique pathologique ? Laurie Hawkes explore les différentes facettes de la mentalisation et les nombreux atouts qu’elle présente.
La mentalisation désigne une forme de pensée qui mêle la connaissance de soi et l’ouverture d’esprit. Elle comporte quatre piliers : la pensée, l’émotion, l’agentivité ou capacité d’action, l’intersubjectivité ou prise en compte d’autrui. Plus ou moins développées en chacun de nous, ces compétences ne sont optimales que dans un mécanisme d’interaction. Dénuée de toute émotion, une pensée devient par exemple un acte d’intellectualisation désincarnée qui nous coupe de nous-mêmes et des autres.
Dans ce cas, elle ne remplit pas les critères de la mentalisation. Pour éviter ces dérives, des ponts doivent naturellement s’établir entre des pensées, des émotions, des souvenirs, des comportements ou des personnes. Le fait de créer des liens entre les différents piliers caractérisant la mentalisation nourrit notre psychisme en toutes circonstances. Même dans la solitude, cela nous donne le sentiment d’être pleinement vivants et d’être en harmonie avec nous-mêmes.
Le processus de mentalisation s’adapte à la diversité des circonstances et de nos états émotionnels. Il a pour objectif d’appréhender les événements avec un regard distancié, propice à la réflexion. Il s’agit de prendre suffisamment de recul par rapport à une situation et à nos réactions pour pouvoir les considérer de l’extérieur, de façon objective. On devient en quelque sorte son propre sujet d’étude, ce qui aide à acquérir une connaissance plus fine de ses mécanismes et de ses failles. On apprend à se remettre en cause et à s’observer comme un étranger, mais aussi à aborder les événements de manière plus posée.
Grâce à la puissance de son imaginaire, on parvient à se projeter dans l’avenir et à percevoir les conséquences de ses actes. On évite ainsi les pièges de l’impulsivité ou de la somatisation, en mobilisant ses capacités mentales. Une pensée analysante et des émotions tempérées nous confèrent une sérénité qui a un impact positif sur nos actions et comportements.
En mentalisant correctement, nous développons également une plus grande conscience d’autrui. Nous apprenons à considérer les autres dans leur individualité et à nous ouvrir à la différence. Cela signifie que nous sommes en mesure d’élaborer une théorie de l’esprit, c’est-à-dire d’échafauder des hypothèses sur ce que peut penser et éprouver autrui afin de mieux analyser ses comportements. Dès lors que nous percevons l’autre comme un sujet à part entière au même titre que nous-mêmes, nous développons des qualités d’empathie et de compréhension, propices à faciliter notre vie et nos interactions quotidiennes. Cette ouverture d’esprit s’accompagne d’une plus grande aptitude à s’intéresser au sort des autres et à faire preuve de compassion à l’égard de tous les êtres vivants, animaux ou humains.
La mentalisation est une disposition que nous possédons tous et que nous développons dès l’enfance, de façon plus ou moins significative selon le contexte familial. Le concept de parent miroir est ici essentiel. L’enfant essaye de reproduire les attitudes et les gestes de son père ou de sa mère par un effet d’identification et de mimétisme. C’est ainsi qu’il construit ses propres schémas affectivo-moteurs. Ses parents constituent aussi pour lui un « moi externe » qui, en l’apaisant ou le réconfortant, opère une régulation de ses émotions jusqu’à ce qu’il soit en mesure de le faire par lui-même.
En manifestant des sentiments différents ou en décalage avec ceux qu’il éprouve, les parents participent également à son alphabétisation émotionnelle, à savoir son aptitude à identifier ses propres ressentis et à se percevoir comme un être distinct. Plus la famille est nombreuse, plus l’enfant aura l’occasion de se confronter à une diversité d’émotions et de modes de pensée qui enrichiront sa théorie de l’esprit. En revanche, si ses parents manquent d’attention, le surprotègent ou entravent ses actions, il risque soit de devenir dépendant d’eux, soit de bloquer son agentivité et ses ressentis.
L’école joue un rôle tout aussi fondamental dans l’acquisition des quatre piliers de la mentalisation. Elle ouvre les enfants à de nouveaux horizons grâce à l’enseignement de disciplines qui explorent le temps et l’espace, comme l’histoire ou la géographie.
Par ce biais, elle les initie à la notion d’altérité, de même qu’elle les aide à trouver leur place dans le monde et à se forger un esprit critique, indispensable à l’élaboration d’une pensée réfléchie. Cela permet d’acquérir les bases d’un scepticisme qui contribue à nous rendre plus ouverts aux autres, mais aussi plus aptes à nous remettre en question.
À cela s’ajoute l’expérience sociale de la vie en communauté qui s’applique au sein des établissements scolaires. Les enseignants se font le relais des règles de morale transmises par les parents. Ils incarnent des modèles à suivre par la façon dont ils interagissent avec les autres adultes. Les enfants assimilent ces modalités d’échanges sociaux et apprennent à « [civiliser leurs] mouvements émotionnels intenses », en en contrôlant les excès.
La mentalisation peut être abolie dans les cas d’urgence, où l’on est contraint d’agir vite et efficacement sans se laisser envahir par ses sentiments, comme durant l’intervention policière au Bataclan en 2015. On retrouve ce même mécanisme d’inhibition des émotions chez certaines personnes confrontées à un drame ou la perte d’un proche. Celles-ci cherchent à se protéger psychiquement, en occultant un aspect de la réalité difficile à supporter et en rompant les connexions entre pensées et ressentis, ce que Wilfred Bion définit comme une « attaque au lien ».
Face à des circonstances anxiogènes, il est possible, à l’inverse, de perdre le contrôle de soi-même. La violence verbale ou physique peut faire place à la mentalisation. Laurie Hawkes recense différentes situations pouvant empêcher de mentaliser correctement : les conflits relationnels ou de territoire, l’insécurité professionnelle, les situations de stress ou surmenage, etc.Certains facteurs sociaux favorisent la perte du pilier « autrui », celui de l’intersubjectivité.
En premier lieu, le succès des nouvelles technologies ne cesse de réduire nos interactions avec les autres. Les mutations incessantes du monde moderne nous plongent en outre dans une instabilité et une incertitude constantes. Le climat et l’environnement subissent par exemple des bouleversements inédits. La mécanisation met à mal les emplois et rend rapidement obsolètes les compétences des employés. La perte de repères et l’absence de structure familiale solide peuvent aussi être la cause de conduites extrêmes où l’on renonce à toute volonté propre.
C’est le cas de la radicalisation ou des sectes qui instaurent une emprise absolue sur les individus et les détournent de toute forme de mentalisation.
Le fait de peu mentaliser participe à l’élaboration d’une pensée simple. Celle-ci peut se caractériser par une approche catégorisante de la réalité et des personnes. Les préjugés racistes et sexistes en sont des illustrations parfaites. Ce type de pensée peut aussi prendre la forme d’une critique passive.
C’est le cas des personnes qui portent des jugements négatifs à l’égard des initiatives des politiques sans jamais proposer de meilleure solution. On retrouve en outre cette pensée simple chez les individus qui vouent un culte excessif à leur apparence, privilégiant une réponse concrète à un problème d’ordre psychologique pour ne pas avoir à réfléchir sur eux-mêmes. Parfois, un processus de fausse mentalisation peut se mettre en place, comme chez les névrosés ou les surdoués dont l’activité mentale est obsessionnelle ou hyperactive.
La difficulté à gérer ses émotions, qui manifeste un problème de mentalisation, pousse certains à adopter des conduites addictives. L’auteure en dénombre trois sortes : la prise de substances telles que le sucre, l’alcool, la drogue ou les médicaments ; la dépendance à un moi accessoire à travers une relation fusionnelle ou conflictuelle permettant de se libérer de son trop-plein émotionnel ; le recours à une activité comme le sport ou le travail. Pour les individus ayant une pensée concrète, aussi appelés normopathes ou hypernormaux, l’absence de régulation des émotions se traduit par une décompensation somatique. C’est alors le corps qui va exprimer le malaise et les tensions psychologiques internes de la personne, avec des manifestations comme de l’eczéma ou un rhume.
Une mentalisation défaillante peut révéler des troubles pathologiques plus graves. Pour Peter Fonagy, psychologue, elle caractérise les personnes borderlines. Celles-ci sont submergées par leurs émotions, ce qui les empêche de réfléchir sereinement et a une incidence sur leur agentivité. Selon la formule utilisée par le psychiatre, Christophe Dejours, « l’agir compulsif » est leur marque de fabrique, ce qui signifie que leurs actions ne sont ni contrôlées ni réfléchies.
Dans un tout autre registre, les pervers narcissiques entrent dans le cadre de la mentalisation pathologique. S’ils disposent d’une théorie de l’esprit et d’une intuition assez fine pour cerner la personnalité d’autrui, ils sont en revanche totalement dépourvus de la compassion accompagnant une pensée saine et altruiste. Ils tirent, au contraire, profit de leur aptitude pour manipuler et faire souffrir l’autre.
La mentalisation suppose de développer différentes aptitudes représentées par les quatre piliers. Comme nous n’avons pas tous le même type d’intelligence, le travail à faire sur soi sera variable d’une personne à une autre. Howard Gardner distingue cinq types d’intelligence : l’esprit discipliné disposant de compétences particulières dans un domaine ; l’esprit créatif ; l’esprit synthétique ; l’esprit respectueux, capable de comprendre autrui ; l’esprit éthique tourné vers le social.
Quel que soit notre profil, nous pouvons booster notre potentiel de mentalisation en adoptant un état d’esprit de croissance, qui se définit par la volonté de s’améliorer, de relever des défis et de tirer des enseignements de nos échecs. On peut par exemple enrichir sa pensée en se trouvant des tuteurs culturels, tels que des philosophes ou des artistes. Il est aussi possible de nourrir sa connaissance de l’autre en favorisant les interactions humaines ou la lecture de romans. Nous devons enfin devenir plus responsables et nous engager concrètement à la mesure de nos possibilités pour avoir un impact sur le monde.
Notion introduite par Daniel Goleman, l’intelligence émotionnelle permet de bien vivre en société, notamment en tempérant ses mouvements psychiques. C’est dire à quel point la régulation des émotions est cruciale. La pratique d’un sport de combat, du qi gong ou de la danse offre de bons moyens de diminuer ses angoisses et ses tensions. La méditation de pleine conscience nous ancre dans l’ici et maintenant, nous aidant à nous concentrer sur nous-mêmes et à favoriser notre mentalisation.
Il faut par ailleurs se débarrasser de nos sentiments-parasites, qui désignent nos réactions automatiques et récurrentes face à toutes les situations. Certains ont un tempérament plutôt colérique, d’autres adoptent une approche stoïque ou pessimiste. Ces sentiments-parasites contribuent à figer nos scénarios de vie, à savoir notre conception du monde et de l’existence. En prenant du recul et développant la connaissance de soi, on peut se libérer du déterminisme que l’on fait peser sur nos comportements et notre vie.
L’analyse transactionnelle aide à cultiver ses compétences de mentalisation. Elle repose sur l’idée que le moi est composé de trois parties : l’Adulte, capable d’analyser objectivement une situation ; l’Enfant qui se laisse dominer par ses désirs ou des réactions infantiles ; le Parent, qui reflète les jugements et leçons de morale hérités de ceux qui nous ont éduqué. Il convient tout d’abord de consolider la partie Adulte en mettant au jour nos méconnaissances, ce qui consiste à être honnête avec soi-même afin de pouvoir opérer un changement en profondeur.
Concernant la partie Enfant, le but est d’identifier les blessures d’enfance non guéries pour s’en libérer. Enfin, il faut se créer un Parent apaisant et sécurisant. On peut recourir à la technique de l’autoparentage : il suffit d’observer l’attitude de parents que l’on admire, puis de s’en inspirer pour transformer notre façon d’être avec nous-mêmes.
L’art de bien mentaliser n’est pas l’apanage des intellectuels. On peut très bien être doté d’une excellente capacité de réflexion, tout en étant dénué de l’altruisme et de l’empathie qui découlent de la théorie de l’esprit. Le processus bienfaisant de la mentalisation est rendu inefficace si l’un des quatre piliers qui la définissent nous fait défaut.
C’est pourquoi il est capital d’identifier ses lacunes en matière de pensée, de régulation des émotions, d’agentivité et d’intersubjectivité. C’est le seul moyen pour se rendre la vie plus agréable et faire face aux incertitudes du monde avec plus de sérénité.
Fondée par Éric Berne, l’analyse transactionnelle pratiquée par Laurie Hawkes est une forme d’approche psychothérapeutique qui s’appuie sur l’héritage de la psychanalyse, comme le décryptage des blessures et des blocages liés à l’enfance. Elle se démarque toutefois par la diversité de ses méthodes. Outre les séances individuelles classiques, des séances de groupe permettent au patient de se confronter à d’autres personnes.
Pour Éric Berne, ce travail a pour but de prendre de la distance par rapport à soi et aux autres, ce qui fait écho aux principes de la mentalisation développés par Laurie Hawkes. Carl Rogers et Richard Erskine considèrent que ces thérapies de groupe ont surtout pour vocation de développer l’empathie et l’ouverture à l’autre. Prôné par Bill Cornell ou Richard Erskine, le travail corporel est une autre spécificité de l’analyse transactionnelle. Le défoulement physique ou bien la tango thérapie, utilisée par Laurie Hawkes, contribuent à évacuer les émotions ou explorer ses interactions avec autrui.
Certaines pratiques ont toutefois été vivement critiquées. Dans les années 1970, le courant Cathexis de Jacqui Schiff proposait le reparentage, une méthode qui consistait à couper le patient de son milieu familial afin que le thérapeute se substitue à ses parents. Formés à l’analyse transactionnelle, Patricia Crossman et Alan Jacobs ont souligné les dérives totalitaires de cette pratique. Cette technique a d’ailleurs suscité la polémique aux États-Unis en raison des méthodes coercitives utilisées et de l’emprise exercée sur le patient.
Ouvrage recensé– L'Art de penser dans un monde distrait et violent, Paris, Odile Jacob, 2016.
De la même autrice– Petit traité de lucidité sur soi-même et les autres, Paris, Payot et Rivages, 2014.– La Peur de l'autre, Paris, Le Livre de poche, 2013.– La force des introvertis : De l'avantage d'être sage dans un monde survolté, Paris, Eyrolles, 2016.– Le Cours de notre vie : L'analyse transactionnelle aujourd'hui, Paris, Desclée De Brouwer, 2017.
Autres pistes– Antony Bateman et Peter Fonagy, Mentalisation et trouble de la personnalité limite, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2015.– Éric Berne, Analyse transactionnelle et psychothérapie, Paris, Payot, 2016.– Daniel Goleman, L’Intelligence émotionnelle, Paris, J’ai lu, 2014.– Paul-Claude Racamier, Les Perversions narcissiques, Paris, Payot et Rivages, 2012.