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Les Évaporés du Japon

de Léna Mauger & Stéphane Remael

récension rédigée parKatia SznicerDocteure en Histoire culturelle (Universités Paris 13 et Laval, Québec). Rédactrice indépendante.

Synopsis

Société

Dans ce beau livre illustré par les photos de Stéphane Remael, le lecteur est invité à parcourir un Japon inconnu du monde extérieur et ignoré des guides de voyage, à la recherche des « évaporés », ces Japonais qui ont un jour volontairement disparu plutôt que d’affronter un quotidien devenu insupportable. Qui sont ces disparus ? Comment et où vivent-ils ? Quelles sont les raisons de leur fuite ? Que recherchent-ils ? Tels sont les questionnements auxquels cet ouvrage tente de répondre.

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1. Introduction

C’est un réalisateur français féru de culture japonaise qui a mis les auteurs sur la piste des « évaporés » – ces disparus volontaires – et a attisé leur curiosité sur l’étrange phénomène de l’« évaporation ». Certes, nous sommes nombreux à avoir un jour songé à changer de cap, à fuir la routine pour changer de vie, mais il s’agit là de tout autre chose : les disparitions sont, au pays du Soleil-Levant, un véritable fait de société, une tradition même, qui remonterait à un Japon féodal régi par le code d’honneur des samouraïs. Selon un détective croisé lors de cette enquête documentaire, il y aurait environ 100 000 évaporations annuelles sur l’archipel nippon.

Il était donc nécessaire, pour comprendre ce phénomène, de plonger au cœur de la culture nippone, de s’intéresser aux normes et aux valeurs d’une société encore, à certains égards, extrêmement rigide. Il s’agissait, avant tout, de suivre la trace de disparus et de proches de disparus pour recueillir leur témoignage, mais aussi de regarder avec tact et discrétion ces visages bannis et tenter de restituer, en mots et en images, les histoires tragiques de ces vies brisées, effacées, évaporées.

2. Un sujet tabou

Le premier élément qui frappe, dans cette enquête, c’est la difficulté rencontrée par les auteurs pour trouver un guide ou un traducteur prêt à les accompagner dans cette « fourmilière nippone, mystère tissé de codes, d’étiquettes et de barrières, [qui] brouille toutes nos grilles d’analyses » (p. 101). De même, très rares sont les témoins possibles (commerçants, policiers, hôteliers), les proches de disparus et a fortiori les quelques « évaporés » retrouvés par les journalistes qui ont accepté d’aborder ouvertement le sujet.

L’affaire est taboue au point que, dans les rares cas où des évaporés se décident à resurgir, ils sont souvent rejetés par une famille incapable de supporter le déshonneur de leur présence. Comme l’explique un détective japonais : « Les proches […] voient dans la fugue sociale une faute de parcours. Chez nous, l’échec est inacceptable. Il signifie que l’individu n’a pas honoré sa mission, son rôle dans la société » (p. 152). « Un homme digne de ce nom ne fuit jamais. Fuir, c’est bon pour le robinet », avait écrit Boris Vian avec humour ; au Japon, soulignent les auteurs, « la philosophie s’inverse : un homme digne de ce nom s’en va » (p. 127).

Après plusieurs fausses pistes, le guide français des enquêteurs, fin connaisseur du Japon, parvient néanmoins à organiser une première rencontre avec une famille de disparus, dans un quartier du nord-ouest de Tokyo : l’homme, ancien professeur de kendo (l’escrime des samouraïs) et son épouse, noyés de dettes après l’ouverture d’un restaurant, ont fait le choix de disparaître ensemble un 1er janvier, « jour de tempête et jour de fête » (p. 61) : ils mènent depuis une vie discrète, avec un secret que seul connaît leur fils aîné.

3. Espaces-temps de la disparition

Avant de suivre plus avant la trace des disparus, il convient de s’arrêter un instant sur ce que l’on pourrait nommer la géographie ou mieux les espaces-temps de la disparition : on ne disparaît pas, au Japon, n’importe quand ni n’importe où.

Le terme d’« évaporés » (traduction littérale du japonais « johatsu ») souligne en premier lieu l’association, dans l’imaginaire nippon, des personnes disparues avec la vapeur typique des sources chaudes volcaniques, les célèbres onsen, nombreuses sur l’archipel : par le biais d’une métaphore physique et symbolique, le mot « évaporation » désigne ici non seulement la volatilisation des individus, mais aussi la nécessité de venir se laver de ses fautes dans un bain de vapeur, de cacher sa honte derrière les volutes épaisses, voire de se dissoudre dans l’eau chaude. Et c’est effectivement souvent à proximité de sources thermales que vont se réfugier les évaporés.

En second lieu, les disparitions ne s’opèrent jamais au grand jour, mais entre chien et loup, au crépuscule, dans la lumière pâle de l’aube ou encore, le plus souvent, dans l’obscurité silencieuse de la nuit. On parle d’ailleurs de « yonige » pour désigner ces disparitions, à savoir, littéralement « fuites nocturnes ». Les espaces de la disparition, restitués par les éclairages particuliers des photos de Stéphane Remael, sont toujours des lieux cachés, obscurs ou anonymes : quais de gare, parkings, hangars, arrière-cours, camionnettes discrètes, ruelles…

Les disparus semblent ainsi condamnés à évoluer dans un univers gris, terne, nuageux, éclairé seulement par de blafardes lumières artificielles. Mis au ban de la société, ils s’excluent des espaces qu’ils fréquentaient avant de disparaître. S’ils trouvent parfois refuge hors des villes, dans des lieux reculés et isolés – forêts, montagnes, zones côtières –, ils échouent le plus souvent dans des hôtels bon marché ou de miséreux logis, dans les marges déshéritées des agglomérations, rongées par la présence des yakuzas : le quartier de Kamagashi, par exemple, à Osaka, « refuge des amputés de la mémoire, des anonymes en bout de course » (p. 211) ; le quartier de Sanya, à Tokyo, terrain d’exécution des criminels au temps des shoguns qui fut ensuite réservé aux abattoirs, puis devint un vaste marché de main d’œuvre journalière.

C’est aujourd’hui un lieu fantomatique peuplé de criminels, de vagabonds, de sans-abris et d’évaporés, qui ne figure plus sur aucune carte.

4. Visages

Mais qui sont-elles ces silhouettes anonymes qui vivent dans l’ombre ? Quelle est leur histoire ? On imagine des visages, au fil du livre, plus par les textes que par les images, à une exception près : les évaporés ne se laissent pas capturer de face par l’objectif du photographe. On apprend d’abord que nombre d’évaporés sont les victimes d’une discrimination sociale héritée de l’ancienne division des castes, au bas de laquelle se situaient les burakim qui, à l’instar des intouchables d’Inde, effectuaient les métiers considérés comme impurs par la religion shinto : équarrisseurs, tanneurs, croque-morts…

Si ce système a été officiellement aboli au XIXe siècle, il perdure dans les faits, obligeant de nombreux individus à s’évaporer s’ils veulent s’extraire de leur condition : « J’ai fui une étiquette, confie une disparue. J’ai voulu prendre l’air, tenter ma chance loin des odeurs de viande crue et du regard méprisant des voisins » (p. 143). La violence sociale s’exerce aussi à l’encontre des communautés immigrées du Japon, notamment les Brésiliens, les Chiliens ou les Coréens. Un interlocuteur raconte ainsi avoir entendu, dans les rues de son quartier, des slogans transmis par haut-parleurs : « Tuez les Coréens » ; « Coréens, pendez-vous. Buvez du poison. Crevez » (p. 65).

Cependant, dans de nombreux cas, rien ne prédestinait ces individus à l’« évaporation » et les raisons sont à chercher ailleurs que dans le déterminisme social. Il n’est pas rare que les évaporés soient d’anciens cols blancs jadis bien lotis, des fils de bonne famille un jour malencontreusement sortis du rang. Revers professionnel, chômage, maladie, amour adultère, peur de l’échec scolaire, endettement, poids de la tradition ou simple faiblesse représentent autant de raisons de ce phénomène.

Il n’y a pas de profil type de l’évaporé(e) : au Japon, le phénomène touche, comme le suicide, des individus de tous âges, issus de toutes les classes sociales, des hommes et des femmes, des adolescents, des adultes, des vieillards. Et ces innombrables disparitions sont autant de tragédies individuelles et familiales.

5. Un État absent

Tout comme dans le cas de la catastrophe nucléaire de Fukushima, en 2011, où l’État s’est montré incapable de venir en aide aux victimes et aux familles laissées sans logement, les autorités publiques restent singulièrement silencieuses face au phénomène préoccupant des disparitions. Un véritable « marché de l’évaporation » profite ainsi de la détresse des disparus et de leur famille.

De juteuses entreprises de « débarras », moyennant une somme bien supérieure à celle demandée pour un déménagement classique, peuvent organiser, en une nuit, la fugue discrète d’une famille entière et même d’une entreprise en faillite. Si certains proches de disparus se résignent au silence (la loi autorise en effet un individu à se dérober) et font tout pour que rien ne s’ébruite, d’autres font appel à des détectives privés aux tarifs exorbitants (environ 400 euros par jour).

C’est pour pallier l’absence d’aide publique en la matière qu’en 2002, quelques détectives bénévoles et philanthropes ont fondé l’Association de soutien aux familles de personnes disparues. Ils n’enregistrent cependant que trois cents requêtes par an : peu franchissent le pas, car se confier implique de surmonter le « déshonneur » jeté sur la famille. Il est cependant rare que les enquêtes aboutissent, en effet, le mille-feuille administratif de l’archipel empêche le recoupement des données et rend difficile la recherche des disparus qui meurent souvent dans l’anonymat et la solitude.

Les pouvoirs publics ne sont pas plus aidants à l’égard des disparus eux-mêmes, qui, après la fuite, renoncent souvent à leur identité et à leurs droits civiques pour être sûrs de rester invisibles. Ils se retrouvent généralement en situation de grande précarité, vivotent au gré des rencontres et des possibilités de travail au noir.

L’unique refuge bienveillant repéré par les enquêteurs se situe sur l’impressionnant site touristique des falaises de Tojinbo, qui tombent à pic sur une mer du Japon déchaînée. Le lieu attire 900 000 touristes par an qui viennent se faire peur et guetter le tragique. Un ancien policier à la retraite, attristé par la situation, s’est donné pour mission de dissuader les candidats au suicide, en créant une modeste association dans un local accueillant. Il est l’un des rares interlocuteurs des auteurs à porter un regard lucide sur le mal-être de son peuple : « Il faut cesser de s’abriter derrière nos traditions d’évaporation, de hara-kiri, de samouraïs, confie-t-il, si les gens choisissent de disparaître, c’est d’abord parce que quelque chose ne fonctionne pas et que personne n’y fait rien » (p. 198).

6. Le Japon, pressions et normes sociales

En toile de fond du livre, se dessine aussi le portait d’une société dont les normes traditionnelles écrasent l’individu au point d’être devenues, pour beaucoup, invivables. Le Chrysanthème et le sabre, commandé à l’anthropologue Ruth Benedict par l’Office of War Information de la Maison-Blanche, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, reste un ouvrage de référence pour appréhender les codes de la culture japonaise.

On y apprend que les Japonais se vivent d’abord en héritiers du passé, qu’ils se sentent porteurs d’une dette envers leurs maîtres (empereur, ancêtres, parents, professeurs) dont il faut s’acquitter, non tant pour soi, mais pour éviter qu’elle ne retombe sur les proches. Cela implique des devoirs, le premier étant de ne pas salir sa réputation. Si l’on y contrevient, alors disparaître ou se tuer est la seule solution pour ne pas jeter l’autre dans l’opprobre et la gêne. Cet écrasant sens de la hiérarchie intériorisé par les Japonais remonterait à l’époque du shogunat Tokugawa (1603 à 1867), où la société était divisée en quatre classes : guerriers, fermiers, artisans et marchands.

Même s’il s’élime aujourd’hui, cet héritage exerce encore un pouvoir puissant sur les rapports sociaux et conduit les Japonais à créer des situations qui, à nos yeux, paraissent venir d’un autre âge. L’enquête nous conduit par exemple dans un camp de redressement pour cadres supérieurs égarés, « une école, ou plutôt un lieu de fous » (p. 101). Les patrons y envoient les employés ayant commis un impair, pour des séjours de deux semaines durant lesquels les « stagiaires », ces « perdants » doivent, par l’accomplissement de tâches humiliantes répétitives, se soumettre à un réapprentissage physique et mental des règles de la culture d’entreprise et de la performance collective, en un mot redevenir dociles.

L’exemple de Toyota City, jadis fierté nationale, fleuron international de l’industrie automobile nippone, est aussi éloquent, même s’il ne concerne pas directement le sujet de l’évaporation, il permet de prendre la mesure des excès de la culture d’entreprise japonaise et de son emprise totale sur la vie des employés : quotidien, habitat, relations personnelles, pensées… tout dépend de Toyota qui surveille de près les moindres gestes de son armée d’ouvriers et de cadres.

7. Conclusion

Le nombre des évaporés n’est pas en passe de diminuer. En effet, les périodes successives de récession économique ayant affecté le Japon depuis la fin des années 1980 ont ébranlé les fondements traditionnels et le fonctionnement d’une société plus que jamais en crise : dévalorisation des diplômes, spectre du chômage et de la précarité économique assombrissent l’existence des Japonais et en particulier des jeunes générations, qui ne voient parfois d’autre issue que le suicide ou la disparation.

Le livre renvoie, au bout du compte, l’image d’une société incapable de se regarder en face. Les disparitions n’en sont pas le seul symptôme. Le phénomène du « double » est tout aussi révélateur : faux ami, faux patron, faux père, faux prêtre, faux convive, tout personnage peut s’acheter au Japon ; il suffit de rétribuer des acteurs qui se chargeront de faire illusion. Dernier exemple éloquent : dans le quartier d’Akihabara, à Tokyo, temple des jeux vidéo, paradis des amateurs de mangas, nombreux sont ceux qui, plutôt que de se volatiliser, viennent s’inventer une vie onirique parallèle peuplée de compagnons virtuels et de héros imaginaires.

8. Zone critique

Au-delà de son contenu informatif, cet ouvrage suscite l’intérêt par sa forme originale, à la lisière de genres divers : il s’inscrit d’abord dans la longue tradition des récits de voyage, mais emprunte aussi aux codes de l’écriture romanesque, de l’enquête ethnologique, du journalisme de terrain ou encore du reportage photographique. C’est peut-être la multiplicité des approches qui permet de lever le voile sur cette réalité insaisissable et fuyante que les auteurs cherchent à capter.

Plus généralement, c’est un aspect peu connu du pays du Soleil Levant qui nous est ici montré, sombre, cruel, laid, miséreux et fort éloigné de la beauté subtile des collections japonaises du musée Guimet ou du raffinement de la cérémonie du thé. Pour le lecteur français, il ne manquera pas d’évoquer le célèbre roman d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements, qui avait braqué les projecteurs, non sans humour, sur les impitoyables et effarantes pratiques d’une grande entreprise japonaise au sein laquelle l’individu n’existait pas.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Les Évaporés du Japon. Enquête sur le phénomène des disparitions volontaires, Éditions des Arènes, Paris, 2014.

Autres pistes– Ruth Benedict, La Chrysanthème et le Sabre, Arles, Picquier, 1998.– Nicolas Bouvier, Le vide et le plein, Paris, Gallimard, 2009.– Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements, Paris, Librairie générale française, 2001.– Thomas B. Reverdy, Les Évaporés. Un roman japonais, Paris, Flammarion, 2013.– Michel Vié, Histoire du Japon. Des origines à Meiji, Paris, Que sais-je ? 2018.

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