Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Louis-Vincent Thomas
Partant du constat que mort et pouvoir sont intimement liés, L.-V. Thomas propose une réflexion anthropologique explorant pour la première fois le rapport à la mort et aux morts dans les sociétés occidentales actuelles. L’ouvrage s’articule autour de l’idée d’un actuel déni, qui n’entrave en rien l’emprise de la mort, tant au niveau individuel que collectif.
Mort et pouvoir paraît en 1978, dans un climat intellectuel fécond et foisonnant, encore fortement marqué par le courant historiographique de l’école des Annales qui favorise une histoire globale, holiste et une transdisciplinarité au sein des sciences sociales. Le thème de la mort est alors investi par des historiens (P. Ariès, M. Vovelle), sociologues (E. Morin, J. Ziegler) ou philosophes (V. Jankélévitch), mais L.-V. Thomas est le premier à poser un regard anthropologique sur la mort dans la société occidentale du XXe siècle. Dans cet ouvrage, L.-V. Thomas décrypte l’emprise de la mort sur les sociétés actuelles, que celle-ci soit niée, combattue, mise à distance ou instrumentalisée.
L’ouvrage s’articule autour d’une idée-force : la société moderne vit dans le déni de la mort. Cette notion de déni est à prendre dans son sens littéral, c’est-à-dire que la mort n’existe pas puisque contraire aux valeurs clés sur lesquelles le monde occidental est fondé. Ce déni ne signifie pas pour autant absence : la mort est partout et son pouvoir est protéiforme puisqu’il s’agit du pouvoir de la mort, par la mort et sur la mort, sachant que pour l’auteur le pouvoir est d’abord et avant tout une « entrave à la spontanéité de la vie ». Partant de ces hypothèses, L.-V. Thomas propose d’envisager la thanatologie comme « instrument essentiel de la sociologie politique ».
La thèse de « déni » social de la mort dans le monde occidental est exposée en ces termes pour la première fois par L.-V. Thomas mais existe déjà dans la seconde moitié du XXe siècle sous d’autres formulations . Ce déni ne désigne ni le refus ni la peur de la mort mais une réelle négation : la mort n’existe pas ou, s’il faut l’accepter dans sa dimension biologique, elle n’a pas d’importance. Il ne s’agit donc pas d’un déni symbolique de la mort (ou négation de son pouvoir dissolvant), qui constitue pour L.-V. Thomas un invariant reflétant une réaction plutôt saine des sociétés. Il s’agit d’un déni de la réalité de la mort (exclure la mort de la vie). L’anthropologue cite le parallélisme construit par P. Ariès pour imager ce déni : « la mort, autrefois, était une tragédie – souvent comique – où on jouait à celui qui va mourir. La mort aujourd’hui est une comédie – toujours dramatique – où on joue à celui qui ne sait pas qu’il va mourir » (p. 63).
Cette thèse de déni érigée en paradigme constitue le pivot central de l’analyse de L.-V. Thomas dans Mort et pouvoir. Pour lui, la négation de la finitude fait partie intégrante d’une société basée sur la productivité, la rentabilité, l’accumulation des biens : « quand l’avoir finit par l’emporter sur l’être, il n’y a plus de place pour la mort » (p. 84). Ce déni est autant philosophique que matériel, « ces deux registres se fécondant réciproquement » (p. 66). Avant d’aborder la façon dont s’expriment ce déni et ses conséquences directes et indirectes, il est légitime de s’interroger sur ses racines pour comprendre comment les sociétés modernes en sont arrivées là selon L.-V. Thomas. Trois conséquences de l’idéologie productiviste peuvent expliquer le phénomène : l’individuation exacerbée, l’aliénation des individus et le progrès effréné de la technique. Cette dernière, en réifiant tout ce qui vit et tout ce qui meurt, entretient un fantasme d’immortalité qui est le pendant du déni de la mort.
Ce déni constitue une réponse à la façon dont le groupe dominant, ici la société libérale, conçoit la mort : il s’agit pour elle d’une réalité « obscène, scandaleuse ou dangereuse » (p. 62). Obscène puisqu’elle échappe à tout contrôle, scandaleuse car insubstituable et dangereuse car égalitaire. La mort est ainsi escamotée, travestie ou a contrario donnée en spectacle dans les médias ou fictions, ce qui a pour effet de la banaliser et donc la nier. Par le déni, la société moderne réintroduit l’inégalité dans toutes les temporalités du mourir (avant, pendant et après). De fait, le pouvoir opère une emprise totale sur la mort, en accord avec ses principes et ses valeurs, soit en l’évacuant ou la banalisant, soit en la récupérant dans une logique socio-économique.
Le déni social de la mort dans les sociétés occidentales n’empêche pas l’évidence scientifique et empirique de la finitude ou du processus naturel d’élimination/remplacement. La mort détient donc un pouvoir universel et omniprésent, a fortiori par son caractère multiforme : la mort peut être biologique, physique, spirituelle, psychique ou sociale. Face à cette évidence, toutes les sociétés ont développé des stratégies pour faire face à l’angoisse du mourir et de la perte. Dans la société industrielle et technologique, L.-V. Thomas avance que la mort a été déritualisée, désymbolisée « pour non-conformité avec son idéologie » (p. 87). La mort est ainsi assimilée à un « accident », qui place chaque membre d’une société face à ses propres angoisses. Car le déni de la mort entraîne selon l’auteur une relation pathologique à la mort, au mourir, à l’après-mort mais également à la vie au sein des sociétés modernes.
Escamoter la mort et les morts engendre plusieurs types de fantasmes par rapport aux morts, dérisoire compensation à une angoisse existentielle : dans l’inconscient collectif, les morts se cumulent, encombrent les vivants tant au niveau matériel qu’imaginaire, attendent les prochains voire reviennent dans le monde des vivants pour se « venger ». Preuve en est des multiples fictions littéraires ou cinématographiques faisant revenir les morts parmi les vivants sous la forme de zombies ou de morts-vivants. Pour L.-V. Thomas, « la culpabilité serait le moteur de toutes les obsessions que nous nourrissons à l’égard des morts » (p. 55). Ainsi, la mort pourtant mise à distance vient envahir les imaginaires, reprenant un pouvoir artificiellement perdu par le déni.
Une autre compensation au sentiment collectif de culpabilité mais aussi d’angoisse passe par les rites funéraires et la gestion des cadavres. Dans la logique libérale des sociétés de consommation, tout s’achète et tout se vend, ce qui permet de pouvoir acquérir « à coups de chèques » des instruments de déculpabilisation : articles funéraires, concessions au cimetière… Dans cette même idéologie dominante, le cadavre devrait logiquement être considéré comme un déchet, mais à de rares exceptions près (marchandisation du corps), son aspect hautement symbolique et les valeurs morales et affectives empêchent un tel traitement par les vivants. Les rituels modernes, même appauvris, commencent à remplacer la prise en charge de l’Église par ce que L.-V. Thomas nomme « une extrême-onction technique » : les soins de thanatopraxie et les funérariums ou athanées. En plein développement depuis 1964 en France mais surtout en vogue aux USA, ils représentent pour l’auteur une autre forme du sacré permettant aux survivants de canaliser et libérer les angoisses liées à la perte et à la finitude, même s’ils entrent pleinement dans une logique économique.
Partant du postulat que le pouvoir est basé sur la dialectique domination/destruction, L.-V. Thomas explore différentes pistes sur la façon dont la société moderne et les individus qui la composent peuvent en jouer par le biais du chantage. Chantage à la mort, chantage à la vie, celui-ci peut être individuel ou collectif, sachant que la domination ultime est la destruction, qui signe du même coup l’annihilation de l’objet sur lequel le pouvoir s’exerce.
Ce pouvoir peut s’acquérir de façon individuelle, par la menace de mort voire la mort de son auteur. Les conduites ou jeux à risque ont pour but de défier ou de simuler la mort, permettant une renaissance symbolique, encore plus forte lorsqu’il y a compétition. La domination l’emporte ici sur la destruction mais il arrive que les deux soient indissociables puisque chacun peut exercer un pouvoir sur sa propre mort. Dans certains types de suicide, la notion de pouvoir est prégnante puisque le sacrifice de la vie est utilisé comme une arme. C’est le cas du suicide-vengeance, du suicide-chantage, « recours ultime qui s’offre aux impuissants pour imposer leur volonté aux puissants » (p. 153). Le chantage à la mort n’est toutefois pas forcément volontaire, la prise d’otages en étant un bon exemple. Que l’otage soit considéré comme enjeu financier ou politique, le ravisseur détient le pouvoir sur sa vie et le chantage qu’il opère sur elle forme un jeu de pouvoir/contre-pouvoir.
La dialectique domination/destruction dans laquelle mort et pouvoir se conjuguent se décline volontiers à l’échelle collective, la quête du pouvoir étant un moyen « symbolico-magique » pour lutter contre l’angoisse de la mort et son exercice une façon de tromper la mort. L’image du « chef » repose donc sur un mythe d’immortalité et de pouvoir absolu sur ceux qui dépendent de lui. En ce sens, la peine de mort et le droit de grâce sont particulièrement éloquents : « disposer en toute légitimité de la vie d’une personne nommée représente sur le plan symbolique le critère du pouvoir suprême » (p. 179). Ce pouvoir s’exerce aussi collectivement, par la guerre ou plutôt dans les sociétés modernes par le prétexte de la paix.
Pour L.-V. Thomas, la société est « nécrophobe et mortifère » puisque les avancées technologiques n’ont de cesse de perfectionner l’arsenal destructeur de guerre. Pour lui, le pouvoir capitaliste n’a aucune conscience puisqu’il favorise les intérêts économiques de la vente d’armes aux intérêts politiques de la paix mondiale. Il cite Michel Serres qui nomme cela une « thanatocratie », c’est-à-dire une société dans laquelle pouvoir et savoir sont canalisés vers la mort et il poursuit par un implacable constat : « Nous sommes devant le consentement au suicide d’une humanité » (p. 209).
La mort étant vécue comme un « accident » de la vie, il est logique que la société moderne veuille opérer un pouvoir sur elle. Celui-ci est principalement véhiculé par la science médicale, dont le principal objectif est de « produire de la santé ». Les avancées techniques et scientifiques sont toutefois dictées par une idéologie nécrophobe. Les médecins ont horreur de la mort, elle signe un échec sur la vie et sur l’individu, valeurs clés du libéralisme. La médicalisation est donc résolument tournée vers la vie et même à l’heure du mourir, son pouvoir opère encore.
« Au regard du médecin, le corps est une donnée biologique, entité autonome, machine anatomo-physiologique réparable et morcelable » déclare L.-V. Thomas (p. 197). Le corps est ainsi chosifié, mécanisé, éclaté et au final aliéné. Cela se vérifie de multiples façons, dont celle du langage - instrument privilégié du pouvoir - utilisé par les médecins, à la fois savant et hermétique et qui médicalise tout. Le corps devenu « objet » est ainsi pris en charge par la science et la médecine, qui assoient leur pouvoir sur cette réification alors même qu’elles se révèlent impuissantes face à l’inéluctable disparition de la vie. À l’heure de mourir, c’est toutefois bien le médecin qui remplace le prêtre et quand l’Église promettait la vie éternelle, la société moderne promet la vie temporelle, quelle qu’en soit la qualité.
Le pouvoir médical peut opérer un contrôle sur la temporalité du mourir à travers des techniques actuelles : l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie. Il s’agit donc de différer ou d’avancer « l’heure du grand passage » et donc d’avoir une emprise sur l’ordre naturel des choses. Ces pratiques typiques de la médecine moderne ne sont pas forcément condamnables selon L.-V. Thomas mais entraînent toute une série de questions qui associent droit et pouvoir. Concernant l’acharnement thérapeutique, les questions qui se posent sont assez simples quoiqu' épineuses : « où commencent les droits du malade, où s’arrête le pouvoir médical ? » (p. 96).
Ces questions deviennent encore plus saillantes pour l’euthanasie, qui donne au médecin un droit de vie et de mort sur son patient. Interdite en France, l’euthanasie se pratique pourtant couramment dans les hôpitaux et constitue un délit voire un crime aux yeux de la loi. Les différentes formes d’euthanasie mettent en exergue la difficile distinction entre « laisser mourir un homme et tuer un homme » (J. Ziegler). L’absence de cadre législatif entraîne un pouvoir de la justice sur la médecine et un pouvoir de la médecine sur la société. En outre, ces questions de durée mais également de qualité de vie posent un problème à la fois médical, juridique et humain.
L.-V. Thomas indique en introduction de son ouvrage que la thanatologie en tant que rassemblement des savoirs sur la mort permet une lecture critique de la société moderne et « pourrait, à bien des égards, devenir un instrument essentiel de la sociologie politique » (p. 20). En effet, la mort et ses usages concernent pour lui plus les formations sociales que les individus et constituent à ce titre un indicateur social privilégié. Étudier la mort pourrait ainsi permettre selon lui de « réapprendre à vivre afin de mieux savoir mourir » (p. 22) et d’aborder frontalement les nouvelles questions déontologiques et éthiques que posent la mort et les morts dans la société occidentale.
C’est sans doute l’idée-force de déni social de la mort qui est la plus dénoncée puisque génératrice de toute une série de troubles pathologiques, à l’échelle individuelle ou collective. Pour L.-V. Thomas, il est important de réintroduire la mort dans la vie et de réduire l’emprise qu’ont les organes de pouvoir (dirigeants, scientifiques, médecins, juristes, assureurs…) sur les individus qui composent les sociétés. Il est également important de réintégrer de l’humain dans le mourir, avec le développement des centres de soins palliatifs ou la dépénalisation de l’euthanasie. Il est crucial de pallier l’appauvrissement rituel et symbolique autour de la mort, qui augmente les angoisses, par de nouvelles formes du sacré (funérarium, thanatopraxie). Il est enfin urgent de dénoncer le caractère mortifère de la société moderne, qui nie la mort mais la sème partout. La thanatologie s’est donc construite autour d’un objectif contestataire visant à « démasquer les faux-fuyants, les errances, les leurres et les impostures » (p. 22) d’une société technico-bureaucratique thanatophobe.
Mais L.-V. Thomas ne fait preuve d’aucun angélisme par rapport à la démarche thanatologique et l’engouement des chercheurs pour la mort. Il avoue lui-même que parler de la mort ne suffit pas à en effacer toutes les inégalités et injustices. Il adopte une position très critique envers le fait de considérer la mort comme un objet empirique : « ce n’est qu’un point insaisissable dont on ne peut rien dire sinon qu’il y a un avant (les attitudes face au vieillard, les soins au mourant) et un après (les rites funéraires, le deuil, le culte des morts et des ancêtres) » (p. 16). Ériger la mort en objet peut participer à entretenir la notion de déni chère à la société moderne occidentale. L.-V. Thomas dénonce ainsi les nombreux auteurs qui prennent soin « de ne se pas se mettre personnellement en cause, de prendre suffisamment de recul avec l’objet-mort pour le dédramatiser en l’analysant » (p. 79). Car cela revient, une fois de plus, à véhiculer l’idée de déni social de la mort.
Dans Mort et pouvoir, L.-V. Thomas traite du rapport à la mort dans les sociétés occidentales actuelles. Le déni de la mort y tient une place prépondérante qui accentue paradoxalement les rapports entre mort et pouvoir. Le pouvoir est à prendre dans son sens le plus large, c’est-à-dire en tant qu’« emprise sur l’autre ». Il s’agit ainsi de décrypter le pouvoir de la mort, par la mort et sur la mort dans toutes ses facettes et de dénoncer les abus et dérives consécutifs au postulat de déni.
Cet ouvrage n’est pas le plus connu de l’œuvre de L.-V. Thomas, malgré sa richesse et son originalité. La courageuse prise de position de l’auteur, qui traite de front un sujet quasiment tabou et qui critique les fondements de la société capitaliste, explique peut-être ce relatif désintérêt. Les idées sont pourtant servies, comme dans tous les ouvrages de l’inventeur de la thanatologie, par une plume à la fois concise, incisive et érudite.
Les thèses développées dans Mort et pouvoir, reprises dans les ouvrages postérieurs de L.-V. Thomas, ont profondément influencé la socio-anthropologie de la mort et plus largement toutes les disciplines étudiant la mort. Dès lors, il est légitime d’interroger leur actualité 40 ans après la sortie de l’ouvrage. Le rapport à la mort a connu quelques changements dans la société postmoderne, comme le retour du tragique ou l’individualisation des rituels funéraires, mais la thèse du déni de la mort est toujours très actuelle, de même que ses conséquences, directes et indirectes.
Si les questions éthiques sont aujourd’hui au cœur des sciences de la vie et de la santé, le sujet de la mort et du mourir reste encore marginal, l’euthanasie par exemple n’ayant toujours pas trouvé de cadre juridique. Ainsi, la majorité des questions posées dans Mort et pouvoir se posent encore aujourd’hui, mettant en exergue, s’il le fallait, la pertinence et la justesse d’analyse de L.-V. Thomas.
Principaux ouvrages de Louis-Vincent Thomas :
- Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975.
- Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie, Paris, Ed. Complexe, 1980.
Ouvrages sur Louis-Vincent Thomas :
- Baudry Patrick (dir.), Socio-anthropologie de la mort : Louis-Vincent Thomas : dix ans après, Bruxelles, Univ. Libre, Revue de l'Institut de Sociologie 3/4, 2005.
- Launay Pauline (dir.) : Louis-Vincent Thomas. Passeur de frontières, Lormont, Le bord de l’eau, 2018.