Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Luc Boltanski
Cet ouvrage est la thèse remaniée du sociologue Luc Boltanski. D’inspiration et de facture très bourdieusienne, ce classique de la sociologie explore la notion de cadre, en tant que catégorie sociale. Après en avoir retracé les prémices qu’il situe dans l’entre-deux-guerres, l’auteur montre comment la petite bourgeoisie, redoutant tant le capitalisme que le prolétariat, est parvenue à se constituer avec succès en une classe moyenne, certes hétéroclite, mais légitime.
Cet ouvrage est la version remaniée de la thèse de Luc Boltanski. Si elle a été dirigée par Pierre Ansart, son auteur est incontestablement influencé par Pierre Bourdieu. Ce dernier le publie dans la collection qu’il dirige aux éditions de Minuit, l’intègre au Centre de sociologie de l’éducation et de la culture qu’il a fondé en 1968 et l’entraîne dans la création, en 1975, de la revue Actes de la recherche en sciences sociales.
Autant dire qu’au moment où sort ce livre (le deuxième), un an après l’élection de F. Mitterrand à l’Élysée, le travail de Luc Boltanski est pénétré des idées, de la méthode, du vocabulaire et de l’appareillage du sociologue béarnais. L’affranchissement du disciple à l’égard du maître n’a pas encore eu lieu. Il est toujours question de sociologie critique et non de sociologie de la critique (modèle d’analyse développé ultérieurement avec L. Thévenot).
Dans cet ouvrage, Boltanski s’interroge sur le titre de cadre lui-même en tant que catégorie désignant un groupe social « surtout employé dans le champ des entreprises et propre à la France » (p. 7). D’où vient, effectivement, cette appellation désignant une fraction de la petite bourgeoisie hexagonale ? À partir de données historiques, sociologiques et économiques, le sociologue en retrace finement la genèse avant de démonter les mécanismes qui permettent à cette « personne collective » si hétéroclite et polysémique de se maintenir.
Il peut sembler problématique que l’auteur ne définisse pas les « cadres », qui sont pourtant le sujet de son livre. Pourtant cette absence de caractérisation est précisément ce qui distingue cette catégorie sociale, hypothèse principale de l’ouvrage. À défaut de circonscrire son objet, l’auteur s’efforce de retracer la conjoncture historique qui a permis sa formation, à savoir celle de la France de l’entre-deux-guerres. Cette période est, en effet, particulièrement propice au développement de ce qui va devenir la « troisième voie » (p. 63), après le prolétariat et le patronat voie, la classe moyenne.
D’une part, la petite bourgeoisie, qui vivait jusqu’à présent essentiellement de ses rentes, déplore que « la baisse des profits [ne soit plus] compensée par les salaires » (p. 109). De l’autre, les grèves de 1936 ont mis les ingénieurs, qu’on appelait à l’époque dans les usines les collaborateurs, dans une position particulièrement inconfortable, coincés entre un prolétariat collectiviste et un patronat capitaliste.
Alors le salariat bourgeois s’organise. Il crée un syndicat corporatiste d’ingénieurs et des groupes parlementaires de défense des classes moyennes. L’enjeu est double : se désolidariser du patronat pour défendre ses propres intérêts et s’opposer aux soutiens du Front populaire (et notamment la CGT). Pour ces tenants du catholicisme social, il s’agit de créer « une classe capable par sa force et par son nombre d’équilibrer, d’endiguer et de vaincre la classe ouvrière » (p. 82) et « l’oligarchie ploutocratique » (p. 90). La consécration viendra avec le régime de Vichy et sa charte du travail. Elle officialise en 1941 la catégorie « cadre ». Le terme, emprunté à l’armée, renvoie au commandement militaire, où l’ingénieur homme d’action n’en est pas moins meneur d’hommes.
À la libération, la campagne menée par la CGC (Confédération générale des cadres, créée en 1944) achèvera l’opération de distinction de ces salariés pas comme les autres. Le 14 mars 1947 sont signés les accords collectifs interprofessionnels, octroyant notamment aux cadres une caisse de retraite spécifique. Enfin les Trente Glorieuses, placées sous le signe de l’American way of life, font du col blanc d’outre-Atlantique l’incarnation de la modernité. Boltanski souligne, à juste titre, l’importance jouée par la diffusion d’images représentant le cadre ou tout du moins ce à quoi il aspire.
Des titres de presse, comme L’Express, L’Expansion (calqué sur l’américain Fortune), façonnent son imaginaire professionnel (portraits de dirigeants, analyse de carrières…), économique et esthétique (le complet, l’attaché-case). L’archétype voire la caricature (masculine) de cette nouvelle bourgeoisie apparaîtra dans les années 1980 avec la figure du jeune cadre dynamique.
Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité d’une recherche collective sur les cadres autodidactes et les ingénieurs « maison » menée au sein du Centre de sociologie de l’éducation et de la culture. En effet, si la reconnaissance de ce statut résulte initialement d’une lutte essentiellement menée par des diplômés de grandes écoles (Polytechnique, les Mines…), tous les cadres sont loin d’avoir suivi de tels cursus. D’ailleurs, le corps du livre est enchâssé entre deux témoignages autobiographiques, ceux de M., ingénieur technico-commercial. Ce récit de vie illustre la diversité des cas de figure que recouvre cette catégorie sociale autant que le système de hiérarchie qui lui est propre.
Après une scolarité dans un lycée technique, M. a poursuivi ses études dans une petite école d’ingénieur qui n’est pas reconnue. Le passage dans un établissement de ce genre est « à double tranchant, [car il] peut disqualifier socialement ceux qu’elle qualifie professionnellement » (p. 30). Péniblement, il devient « ingénieur maison », maintenu sous pression dans l’espoir d’une promotion. Cadre, M. est néanmoins confronté aux limites de sa situation, notamment dans des moments de représentation (cocktail, séminaire…) où les codes sociaux lui font défaut. Pourtant, les voyages, les repas au restaurant et les soirées chics entretiennent l’illusion d’appartenir à une élite. Car, l’entreprise, explique Boltanski, « est assez riche pour offrir à M. précisément ce qu’il ne peut pas s’approprier avec le salaire qu’elle lui donne et que pourtant il désire, les signes d’une vie “supérieure” » (p. 41).
La docilité de ces cadres, suspendus à l’attente d’une promotion, loyaux à l’égard de leur entreprise, s’explique par le fait qu’ils se sentent redevables du statut acquis, statut difficilement monnayable dans un autre contexte, contrairement aux diplômés des grandes écoles. L’auteur montre d’ailleurs que les écarts se creusent avec le temps entre ces deux types de cadres. Les premiers ont de fortes chances en vieillissant d’être progressivement écartés d’abord géographiquement puis définitivement de l’entreprise. C’est le cas de M. poussé à démissionner. Les aux seconds, en revanche, voient leur trajectoire professionnelle s’accorder avec leurs titres scolaires et leurs compétences sociales. « Les agents peuvent à mesure que le temps qu’il leur reste à vivre diminue, prendre de la valeur ou en perdre » (p. 423).
L’exemple des ingénieurs technico-commerciaux est en cela assez éclairant : la compétence technique, la mise en compétition et l’énergie dépensée non seulement ne suffisent pas pour assurer un bon déroulement de carrière, mais ont, en outre, tendance à décroître avec les années. D’autant que la jeune génération, diplômée, remplacera progressivement autodidactes et ingénieur « maison ».
Une autre thématique essentielle est abordée dans ce livre. Il s’agit du rôle des cadres français dans l’émergence du management au sein de l’industrie française. L’auteur met au jour les conditions qui ont permis l’arrivée de ces méthodes d’organisation du travail. Il montre que les financements du plan Marshall ont été subordonnés à une modernisation de l’économie hexagonale. Si l’Amérique de Truman entend aider le Vieux Continent à se reconstruire, elle impose ses conditions. Parmi elles, se trouve l’obligation des entreprises françaises d’adopter un esprit de compétitivité. « La “modernisation de l’économie” et de la “société” », explique Boltanski, « est d’abord l’expression d’une volonté et d’une ligne politique qui réclame, pour s’accomplir, la liquidation ou la transformation de deux classes potentiellement dangereuses : la “rouge”, la classe ouvrière, défendue après-guerre par des ministres communistes au sein du Gouvernement provisoire de la République française ; la “noire”, la petite bourgeoisie industrielle, où les différentes formes de fascisme ont trouvé leurs plus solides appuis » (p. 165).
Dès 1947 est ainsi créé un groupe de travail pour la productivité dans le Commissariat au plan. Des cadres français partent outre-Atlantique se former tandis que des experts américains enseignent leurs méthodes dans l’Hexagone. L’objectif est de convertir les cadres à la nouvelle idéologie économique, directement inspirée des principes de l’Organisation scientifique du travail développés par l’américain Frederick W. Taylor (1856-1915). Ces méthodes sont modifiées grâce aux apports des sciences humaines. Psychologues et sociologues sont ainsi sollicités lors de colloques ou de séminaires réunissant dirigeants, hauts fonctionnaires et ingénieurs « autour des thèmes de la croissance, du progrès et de l’expansion » (p. 245). Ce discours prospectif, scientiste et réformiste, bénéficie d’un accueil particulièrement favorable auprès des cadres français, soucieux de s’affranchir des méthodes anciennes et d’incarner la modernité. De nombreux sociologues officient alors auprès des entreprises comme experts, révélant et entretenant ainsi la porosité entre monde académique et industriel.
En vertu de ce processus, les cadres, qui deviennent pour les sociologues des sujets de recherches tout autant que des collègues ou des clients, voient en quelque sorte leur statut social être légitimé. Dès lors, la sociologie des organisations ou la psychologie industrielle, dans les grandes écoles d’ingénieurs et les bureaux d’études, se définit-elle en discipline équilibriste, oscillant entre le conseil et l’analyse scientifique. Là encore, l’exercice qui consiste à se loger entre les positions patronales et syndicales, articulant l’indispensable productivité à l’incontournable prise en compte de l’humain, revient à prôner une posture alternative.
L’histoire des cadres présentée par Boltanski montre que cette catégorie sociale résulte d’un faisceau d’initiatives, prises dans l’entre-deux-guerres par la petite bourgeoisie : constatant la diminution de la valeur de son patrimoine, elle redoute d’être désargentée. Il s’agit essentiellement à l’époque d’ingénieurs. Trois décennies plus tard, l’accès à l’Université s’est passablement démocratisé, contrairement à celui des grandes écoles.
Entre 1960 et 1975, nous rappelle l’auteur, le nombre d’étudiants a été multiplié par trois, proportionnellement à celui des aspirants à la classe moyenne dans un contexte de croissance économique. Pourtant, les facultés françaises peinent à fabriquer des cadres susceptibles de convaincre le patronat de les recruter. Il leur préfère les ingénieurs ou les élèves d’écoles de commerce.
Ce choix repose sur une critique, toujours en vigueur, de « l’enseignement universitaire, “archaïque”, sans utilité “pratique”, “coupé de la vie” et, par là, “inadapté aux besoins des entreprises” » (p. 321). Cet argument est également repris, nous rappelle Boltanski par les économistes libéraux. Pourtant, le sociologue nous apprend, en s’appuyant notamment sur les travaux de Monique de Saint-Martin (1971), que l’enseignement dispensé dans les grandes écoles n’est pas forcément mieux adapté. L’interprétation qu’il donne pour expliquer ce rejet voire ce mépris qu’exprime le patronat à l’égard des diplômés – surtout en lettres – des universités est originale.
La primauté de l’intérêt intellectuel sur l’intérêt économique, de la liberté sur le carriérisme, du collectif sur l’individualisme, autant de penchants associés aux formations universitaires, serait incompatible avec l’occupation d’un poste de cadre dans une entreprise. « C’est ainsi que les étudiants s’opposent aux élèves des écoles d’ingénieurs et surtout des écoles de commerces, comme la “gauche” s’oppose à la “droite” » (p. 327). Ces derniers seraient de par leur école (souvent contrôlée par les chambres de commerce et d’industrie) et leur origine familiale (petite bourgeoisie libérale) infiniment plus aptes à adopter les valeurs de l’entreprise, car déjà façonnés préalablement. Les étudiants de l’Université, au contraire, seraient – aux dires du patronat – prétentieux, indociles et susceptibles de contester l’autorité et la hiérarchie.
Boltanski en déduit qu’il existe une polarisation des cadres : d’un côté, les diplômés de l’Université, de gauche, et davantage tournés vers la fonction publique; de l’autre, ceux des écoles d’ingénieurs et de commerce, marqués à droite et naturellement disposés à s’approprier les valeurs de l’entreprise. Une telle analyse ne peut qu’interroger sur la dimension idéologique, voire politique des recrutements, qui occulte grandement la question des compétences.
Le livre de Boltanski souligne la polysémie de la catégorie « cadres ». Il en existe de droite, de gauche, anciens élèves d’écoles de commerce ou d’ingénieurs, de l’université et des autodidactes. Ce constat semble toujours d’actualité, même si les ingénieurs maison tendent à disparaître des organigrammes.
En revanche, ce statut qui alloue un signe de supériorité à un salarié n’est plus lié systématiquement à des fonctions d’encadrement. Un employé peut très bien superviser une équipe et un cadre n’avoir aucune responsabilité hiérarchique. Il demeure un signe de distinction, pas nécessairement lié d’ailleurs à une rétribution, mais il entretient l’espoir de ceux qui aspirent à l’obtenir. Si le monde du travail est divisé entre les employés et les cadres, il existe une grande disparité au sein même de cette catégorie sociale.
Au sommet de cette dernière se situent les cadres dirigeants, catégorie elle-même indéfinissable, qui diffuse depuis bientôt trois décennies les idées et les méthodes du nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello 1999).
Ce livre, devenu un classique de la sociologie, a ouvert la voie à la sociologie critique du management (Villette 1988, Linhart 1991). À sa sortie, il a plutôt été très bien accueilli par la critique scientifique. Néanmoins, quelques sociologues et ergonomes ont insisté sur le point faible de cet ouvrage. L’historique de l’invention des cadres tout comme l’analyse des représentations de cette catégorie sociale est particulièrement bien argumentée avec un corpus étoffé (presse syndicale, entretiens, enquêtes statistiques de l’Insee, bibliographie dense…).
Cependant, le livre ne nous apprend rien sur un élément fondamental : le travail des cadres. Que font-ils ? « Tout n’est-il, à leur niveau que relations, figurations, représentations, jeux de pouvoirs et d’influences […] ? », s’interrogent très justement M. de Montmollin et J. Leplat (1984, p. 92). Quid des compétences et des activités ? Il faudra attendre quelques décennies pour connaître ces éléments empiriques et leur analyse, notamment grâce à l’anthropologie (Flamant 2002).
Ouvrage recensé
– Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit coll. « Sens commun », 1982.
Du même auteur
– Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « nrf essais », 1999.– Nicolas Flamant, Une anthropologie des managers, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sciences sociales et société », 2002.– Danièle Linhart, Le torticolis de l’autruche : l’éternelle modernisation des entreprises françaises, Paris, Seuil, coll. « Sociologie », 1991.
Autres pistes
– Montmollin (de), Maurice et Leplat Jacques, « Les cadres travaillent-ils ? À propos d’un ouvrage de Luc Boltanski », Le travail humain n° 47 (1), 1984, p. 89-93.– Monique de Saint-Martin, Les fonctions sociales de l’enseignement scientifique, Paris et La Haye, Mouton (École pratique des hautes études-Sorbonne), 1971.– Michel Villette, L’Homme qui croyait au management, Paris, Seuil, 1988.