Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Malcolm Gladwell
Le point de bascule est le point de passage qui change totalement le cours d’un événement, quel qu’il soit. Comment un élément, le plus souvent mineur, se trouve être l’origine de ce que l’auteur appelle une épidémie sociale ? Il s’agit en quelque sorte de l’effet boule de neige. À partir de multiples exemples choisis dans des domaines aussi différents que la mode, la délinquance, l’histoire, ou les habitudes comportementales, Malcolm Gladwell fait apparaître une mécanique récurrente : il existe un déclencheur, toujours hors du commun, suivi d’un effet fédérateur qui peut, selon le contexte, transformer un phénomène de niche en fait de société.
Malcolm Gladwell a choisi de comparer phénomènes sociologiques et épidémies. Comme dans le cas des pathologies, tout commence par un individu ou un tout petit groupe. De façon apparemment anodine, imperceptible, ces individus contaminent leur entourage.
Et, de manière soudaine et exponentielle, le phénomène se révèle d’un seul coup et se répand massivement dans la société. Le point de bascule repose sur trois phases : le déclencheur, un élément parfaitement anodin ; le principe d’adhérence, ou comment un message peut marquer les esprits ; enfin le contexte qui peut être immédiat (où, quand, comment), mais dont l’impact émotionnel est déterminant pour activer le point de bascule.
Pour illustrer cette mécanique, l’auteur a étudié de nombreux phénomènes parmi lesquels le tabagisme et comment il se développe chez les adolescents. Il a aussi analysé comment le taux de criminalité de la ville de New York a explosé, puis brutalement chuté en l’espace de quelques mois.
À l’instar des autres cas étudiés par Malcolm Gladwell, l’épidémie de tabagisme adolescent s’est répandue après avoir atteint un point de bascule. L’auteur a interrogé quelques centaines de citadins âgés de 20 à 30 ans. Il désirait comprendre, de manière un peu empirique, pourquoi les jeunes se mettent à fumer. Il leur a demandé de décrire leur première expérience de la cigarette. La plupart ont évoqué des souvenirs d’enfance avec des descriptions de scènes précises, souvent nostalgiques et remplies d’émotions. Une personne parle de sa mère et évoque « ses longs doigts fuselés […] fumer la rendait tellement élégante et lui donnait l’air insouciant, j’étais persuadée qu’un jour ou l’autre je l’imiterais. » (p. 209)
Une autre personne évoque les parents de sa meilleure amie et le « chic » de la longue cigarette de la dame. Plusieurs évoquent un ou une camarade particulièrement « cool »… Comme tous les « déclencheurs » d’épidémies sociologiques, Malcolm Gladwell a constaté que ces fumeurs initiateurs semblaient avoir des personnalités plutôt hors du commun. D’autres études parlent « d’indices antisociaux », comme si fumer était subversif : les fumeurs seraient plus rebelles, se conduiraient plus mal et prendraient plus de risques que la moyenne des gens. Sans en faire une généralité, il constate que ces traits de caractère fréquents inspirent particulièrement les adolescents. Le besoin de rébellion, le goût du risque, l’extraversion et la bravade les attireraient vers le tabac. Ce qui expliquerait les échecs des campagnes didactiques organisées par les programmes antitabac conçus exactement à l’inverse de la psychologie adolescente.
Par la suite, avant que l’addiction proprement dite n’agisse, c’est la seconde phase qui se met en place : le principe de l’adhérence. Après avoir été initié par la personne qui a servi de « déclencheur », l’adolescent fumeur continue pendant un certain temps à fumer volontairement. Pendant cette seconde phase, c’est le plaisir de fumer qui motive. Pour certains, il s’agit même d’un geste antistress, voire d’anxiété en raison de la sécrétion de dopamine et de noradrénaline générée par la nicotine.
Puis, le contexte, troisième élément de la « contagion », vient déterminer si l’adolescent va continuer ou pas à fumer. Il semble que la consommation des premières années ne soit pas linéaire, mais liée à des occasions en lien avec les modes de vie : ne pas fumer pendant la semaine, mais fumer beaucoup pendant les week-ends ou les soirées avec les amis. Fumer constitue alors un acte social qui pourra selon les cas s’interrompre ou pas en fonction du contexte dans lequel évoluera l’adolescent.
Malcolm Gladwell conclut le cas du tabagisme adolescent en soulignant qu’il pourrait être utile de moins insister sur le risque et les méfaits pour ne pas stimuler l’attirance naturelle d’une majorité de jeunes à prendre des risques. Il faudrait réétudier toute la communication pour changer le phénomène de mode afin de faire basculer les choix des adolescents vers le rejet de tabagisme.
Le changement de message : c’est exactement ce qui s’est produit à New York à la fin des années 1980.
Dans les années 1980, on y répertoriait plus de 2 000 meurtres et plus de 600 000 crimes graves par an, en moyenne. Le métro était particulièrement révélateur du phénomène : sale, couverts de tags, gangrené par une délinquance visible notamment au passage des portillons d’accès, à tel point qu’il ne restait plus grand monde pour payer les tickets de transports. Même les plus honnêtes se sentaient autorisés à franchir les barrières sans payer puisque ce comportement n’était jamais sanctionné. Cela donnait l’image d’une impunité validée par les autorités, lesquelles avaient, en effet, baissé les bras. Elles considéraient qu’il y avait bien plus grave à New York, à cette période, que les contrevenants dans le métro. Le même abandon ostensible régnait dans les rues dans lesquelles les zones délabrées se multipliaient…
Jusqu’au moment où deux criminologues, George Kelling et James Q. Wilson, ont émis une explication de cette fuite en avant en présentant la théorie du carreau cassé. Cette théorie s’appuie sur le principe simple que c’est le désordre qui engendre la délinquance. Si vous laissez un carreau cassé sur une maison sans le réparer, les passants vont se dire qu’elle est abandonnée. Très vite, d’autres carreaux seront cassés à leur tour et le désordre s’installera et s’amplifiera tout autour.
En quelque sorte, la théorie du carreau cassé considère que la délinquance commence par des petits riens. Comme une épidémie, tout commence par un carreau cassé puis en quelque temps, tout le quartier est contaminé. Nommé comme conseiller par la ville de New York, George Kelling a confié la réfection du métro à un nouveau responsable.
Ce dernier a organisé le nettoyage systématique de chaque wagon à son retour au garage. Il s’agissait d’envoyer un message aux tagueurs afin de les décourager. Inlassablement les wagons étaient nettoyés, puis re-tagués, puis re-nettoyés. Les services ont tenu bon jusqu’au moment où les tagueurs se sont découragés. Le message psychologique était simple : fini le laisser-faire, le métro est entretenu !
La même politique de ténacité a été déployée dans tous les domaines : propreté de la ville, petite délinquance. Chaque délit mineur était traité méthodiquement. Le message était toujours le même : ne rien laisser passer… Cette tolérance zéro a fini par payer. En très peu de temps, entre 1990 et 1994, grâce à cette implacable rigueur, les autorités ont réussi à faire basculer la tendance au point que New York est devenue une ville beaucoup plus sûre.
Malcolm Gladwell les appelle « les oiseaux rares ». Ce sont des personnes qui sortent de l’ordinaire. L’auteur rappelle la loi des 20/80, très utilisée dans les politiques commerciales, partant du principe que 20% des produits constitueront 80% du chiffre d’affaires. Avec 20% d’oiseaux rares, se déclenchent 80% des tendances et des phénomènes divers.
Il distingue trois catégories de déclencheurs.
Le connecteur : c’est la personne qui sait créer du lien assez naturellement. Elle bénéficie d’un réseau important. Elle fait passer les informations d’une manière très efficace. Paradoxalement, Malcolm Gladwell démontre que ces connecteurs agissent surtout sur ceux avec lesquels ils ont des « liens faibles ». Il part de l’idée que chacun fréquente plutôt des personnes qui lui ressemblent. Les collègues de travail, les amis, la famille avec lesquels il partage de nombreux points communs. Sur ceux-là, les connecteurs n’exercent pas ou peu d’influence. À contrario, les personnes avec lesquelles ils partagent des liens faibles seront plus sensibles à leurs messages passés, reçus comme nouveaux, inhabituels, plus percutants parce qu’ils ne partagent pas leur monde.
Le Maven : inspiré du terme yiddish pour qualifier celui qui acquiert des connaissances, le maven désigne l’expert. Contrairement au connecteur, ce n’est pas une personne qui communique forcément beaucoup. En revanche, c’est quelqu’un qui connaît parfaitement son domaine et auprès de qui on vient chercher l’information. C’est une personne de référence.
Le vendeur : c’est le bon commercial, celui qui répand le message efficacement. Ce serait en quelque sorte « l’influenceur » que nous connaissons aujourd’hui sur les réseaux internet. Il est celui qui persuade par « contagion émotionnelle » les autres de le suivre.
Il parle d’adhérence et non d’adhésion. Dans le texte original il écrit stickiness factor, comme s’il évoquait un « agent contaminant », « collant » toujours dans l’idée de l’épidémie. Il fait référence au contenu spécifique d’un message qui le rend suffisamment impactant pour imprégner l’esprit et rester dans la mémoire des personnes.
Il s’arrête sur l’expérience de l’émission télévisée pour la jeunesse Sesame Street. Le concept de l’émission reposait sur l’idée que s’il était possible de capter l’attention des enfants, il serait possible de les instruire à travers la télévision.
Beaucoup de tests ont été réalisés à partir des différents épisodes de l’émission. Parfois l’ordre des rubriques était inversé, parfois des scientifiques travaillaient avec des enfants en incluant des éléments de distraction (des jeux, des objets...) pour étudier leurs comportements pendant la diffusion du programme. Ils en ont retiré de grandes quantités d’information sur la manière de travailler la structure ou le format d’un programme pour développer « l’adhérence « de la meilleure manière. Ils se sont aperçus par exemple que l’émission demandait beaucoup trop de concentration aux enfants.
Les concepteurs de Sesame Street voulaient intéresser les parents pour les inciter à participer à l’éducation de leurs enfants en regardant l’émission avec eux. Pour les captiver, ils incluaient des jeux de mots ou des plaisanteries compréhensibles par les adultes seulement.
*Le résultat est que les adultes l’ignoraient, ne regardant pas assez le programme, et les enfants se déconcentraient. Dans un autre programme consécutif à ces études, intitulé Blue’s clues, les concepteurs ont mis au point un enchainement beaucoup plus lent, simple et répétitif qui a beaucoup mieux fonctionné avec les enfants. Ils ont compris que la répétition marche mieux avec les petits. Elle représente une occasion de porter à chaque fois un nouveau regard sur une même information. Elle les apaise par rapport au nombre incalculable de nouveaux apprentissages auxquels ils sont confrontés. La répétition leur donne confiance et leur permet de se familiariser avec leur environnement.
À partir de l’analyse détaillée de tous ces exemples, Malcolm Gladwell conclut qu’un message impactant marque les esprits et s’y imprègne. Quand ces messages sont reçus à partir de l’influence des déclencheurs, ils sont assez forts pour se répandre comme une épidémie.
Si l’on considère le déclencheur comme un virus, le principe d’adhérence comme le terrain infectieux contaminant, le contexte est le facteur environnemental qui déclenche l’épidémie. Comme le froid et l’humidité favorisent l’épidémie de grippe hivernale.
Dans l’exemple de New York, c’est un environnement abandonné qui figure le contexte de l’épidémie de criminalité. Personne ne prenait plus la peine de nettoyer les tags sur les wagons du métro ni de nettoyer les rues. Les autorités s’attaquaient logiquement au crime et dépensaient leur temps et leur énergie à lutter contre le grand banditisme. Pendant ce temps, le message psychologique reçu par tous, notamment par les nouveaux délinquants, était : la ville est en déshérence, les autorités ne contrôlent plus rien, l’impunité règne. La contamination était enclenchée et l’escalade de la violence apparemment inéluctable.
Le même phénomène s’est produit à l’inverse. La municipalité s’est mise à nettoyer systématiquement, le métro, les rues, les tags, etc. Les autorités ont verbalisé méthodiquement tous les contrevenants : les resquilleurs du métro, les tagueurs, ceux qui détérioraient le matériel urbain, etc. Ces démonstrations de constante et de ténacité ont changé le message psychologique. La population a compris que la ville était dirigée, bien entretenue et qu’il n’y avait aucune place pour le désordre. Et c’est bien ce qui est arrivé : le désordre a disparu entrainant dans son sillage la primo-délinquance et son escalade inévitable. Le contexte a généré cette fois une épidémie de sécurité.
Pour illustrer l’impact émotionnel du contexte sur le point de bascule, l’auteur fait référence à une expérience menée par deux psychologues américains auprès d’un groupe de séminaristes du département de théologie de l’université de Princeton. Ils sont partis de l’épisode du bon samaritain dans l’Évangile : un voyageur est battu, volé et laissé pour mort, tout le monde passe à côté de lui sans lui porter secours y compris des personnes pieuses ou censées l’être jusqu’au moment où le samaritain (membre d’une communauté méprisée) vient le secourir. Ils ont reproduit l’épisode en passant trois messages erronés aux volontaires. L’un de ces messages mettait en garde un des « cobayes » sur le fait de ne pas se mettre en retard.
Il s’avère qu’il est le seul à ne pas être intervenu. Il semble que l’impact émotionnel du message laissant croire qu’il pourrait être en retard (ce qui semble anodin au regard de l’homme à terre) a été assez fort pour qu’il passe son chemin sans chercher à sauver la victime. Il semblerait que le contexte immédiat soit plus impactant que l’éducation pour déclencher le comportement de quelqu’un.
On retrouve ce phénomène dans l’exemple du métro de New York quand des usagers, même honnêtes, enjambaient les portillons d’accès, fatigués et choqués d’être les seuls à payer leur ticket de métro. Une attitude qu’ils déploreraient par ailleurs et qu’ils n’adoptaient qu’en relation avec le contexte ambiant.
Petites causes grands effets, en définitive, c’est bien là le fonctionnement du point de bascule. Comment les petits riens initialement insignifiants peuvent déclencher des événements majeurs. L’auteur ne donne aucune leçon, mais la compréhension de cette mécanique peut nous amener à réfléchir à nos comportements. Quels signaux en apparence anodins, envoyons-nous à nos enfants pour que tout à coup nous les voyions exploser tout repère et opter pour des comportements que jamais nous n’avons validés.
Quelle infime déviance avons-nous tolérée qui a pu leur laisser croire que le manque de respect envers la société n’était pas si grave ? A contrario quelle petite habitude toute simple pouvons-nous mettre en place pour changer le cours d’une situation qui semble être sur le point de nous échapper ? Mais encore faut-il pouvoir réussir à identifier le déclencheur et l’empêcher de diffuser son message ou, au contraire, l’aider à faire passer l’information.
C’est peut-être là, la limite de cet ouvrage. La mécanique est claire et semble en effet très convaincante. Les exemples sont assez nombreux pour démontrer que le point de bascule existe bien et se déroule vraisemblablement tel qu’étudié par l’auteur. Le problème, c’est que cela n’est utile que pour comprendre quelque chose à posteriori. Comment utiliser l’analyse de ce mécanisme de façon préventive ? Comprendre une mécanique psychologique est intéressant dans la mesure où cela nous aide à progresser. Ici la question se pose.
Dans l’étude de cas du tabagisme adolescent, bien des personnels de santé, des parents, ou des adolescents eux-mêmes donneraient cher pour comprendre comment faire pour ne pas déclencher l’épidémie. L’auteur ne donne aucun conseil sur la façon de passer le fameux message déclencheur. Dans la même logique, le point de bascule serait utile à maitriser pour déclencher des « épidémies positives », mais, là aussi, l’auteur ne nous donne pas de bonne formule à suivre
Ouvrage recensé
– Le point de bascule, Paris, Flammarion, coll. « Clés des champs », 2016.
Du même auteur
– La force de l’intuition, Paris, Pocket, 2007.– Tous winners, comprendre les logiques du succès, Paris, Flammarion, coll. « Clés de Champs », 2018.
Autres pistes
– Dan Ariely, C’est [vraiment] moi qui décide : les raisons cachées de nos choix, Paris, Flammarion, coll. « Clés de Champs », 2016.– Charles Duhigg, Le pouvoir des habitudes, changer un rien pour tout changer, Paris, Flammarion, coll. « Clés des Champs », 2016.– Walter Mischel, Le test du marshmallow, quels sont les ressorts de la volonté ?, Paris, JC Lattès, 2015.