Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Malek Chebel
Soucieux de réconcilier les musulmans entre eux mais aussi et surtout les musulmans et les non-musulmans du globe, Malek Chebel plaide dans ce livre en faveur d’une réforme de l’islam en se faisant le chantre d’un « islam des Lumières ».
Au-devant de la problématique contemporaine et mondiale de l’islam, l’originalité de l’approche de Malek Chebel tient au double mouvement intellectuel qu’il a assidûment à cœur de mettre en œuvre : une lucidité quant aux problèmes sociaux et internationaux que posent les tenants rigoristes de cette religion d’une part, une volonté d’œuvrer tout aussi lucidement à la réforme et à la sereine inclusion de cette religion et de ses adeptes au train de la modernité d’autre part.
C’est ainsi qu’en vertu d’une première perspective, Malek Chebel ne se contente pas de pointer les insuffisances ou le trop-plein qu’un certain islam exercerait sur les musulmans et les non-musulmans de la planète. Dans une démarche plus distanciée, il n’a de repos d’appeler à la nuance et, dans telle ou telle situation, de rappeler qu’ici est l’islam et que là il ne saurait être ce que certains prétendent ou voudraient qu’il soit.
En d’autres termes, fort de sa connaissance et de son savoir interprétatif du livre saint – le Coran –, il sait distinguer les cas où tel ou tel comportement ou posture constituent une négation absolue de ce que véhicule l’intime philosophie de l’islam, des cas où ces mêmes comportement ou posture sont accolés à l’islam par simple méconnaissance ou par coupable ignorance. C’est en cela qu’à propos des « polémiques incessantes à l’encontre de l’islam en général », il alerte contre une « alliance de la haine » que ces controverses révèlent, en faisant « curieusement apparaître de sourdes convergences entre les tenants d’un islam rétrograde et les franges les plus islamophobes de l’opinion publique européenne » (Préface, p.III).
Dans une deuxième perspective, ce penseur et promoteur de « l’islam des Lumières » n’en est pas moins lucide et décidé : il convient d’inscrire l’islam dans une logique d’évolution attenante à l’évolution du monde. Selon ses mots, « il nous faut sortir de l’extase et de la fascination des origines pour aller vers l’utopie du présent ». Or « les Lumières n’étant pas innées, il faudra se battre pour les allumer » et en « faire une arme d’épanouissement des individus en lieu et place des systèmes et des dogmes » (Préface, p.II). Car – insiste-t-il en se défiant autant des mêmes islamistes et des mêmes islamophobes –, l’islam aspire irrésistiblement à la modernité à travers l’immense et l’écrasante majorité de ses adeptes qui comptent 1,6 milliard d’âmes de par le monde.
Au fondement de sa démarche, la mise en œuvre d’« une philosophie pratique incarnée à la fois dans le concept et dans sa réalisation », à partir d’« un socle de 27 points cruciaux visant à promouvoir la réforme actuelle de l’islam » ; 27 propositions constituant « le canevas de cet ouvrage » dont les grandes lignes seront ici traitées utilement regroupées (Préface p.VII et p.10).
Avant de se pencher plus précisément sur la question de l’islam des pays musulmans et sur celle de l’islam évoluant en terre d’Occident, la démarche de Malek Chebel se focalise sur certaines spécificités intrinsèques à cette religion, dans le but d’affiner la problématique plutôt que de la réduire à un simple et stérile manichéisme du « pour ou contre ».
De fait, contrairement aux deux autres grandes religions monothéistes, l’islam ne connaît pas officiellement d’autorité(s) religieuse(s) susceptible(s) de parler d’une seule voix, même si les imams des mosquées sont en mesure de considérablement influencer les fidèles qui ont pour habitude de venir observer la prière du vendredi. Néanmoins, le contenu et la philosophie qui anime les prêches des imams varient d’une mosquée à une autre, et les théologiens – sans autre autorité réelle que celles qu’ils s’arrogent ou que d’aucuns veulent bien leur octroyer – évoluent dans des sphères intellectuelles qui sont souvent très éloignées du quotidien prosaïque du fidèle.
En somme, l’islam ne connaît pas d’autorité aussi fiable et homogène que le rabbin pour les juifs ou que les ecclésiastiques pour les chrétiens ; et ce, d’autant plus manifestement que, depuis la Révélation, la profession de foi musulmane n’a eu de repos d’insister sur le caractère fondamental de l’absence d’intermédiaire entre Dieu (« Allah ») et le croyant. Dans ces conditions, rien n’est moins exagéré que de dire qu’il existe, d’une certaine manière, autant d’islams que de musulmans.
Or c’est au creuset de cette réalité et de cette « faille » que, parallèlement aux facteurs politico-économiques nationaux, régionaux et internationaux, une infime et bruyante minorité active – les islamistes – a pu voir le jour et se prendre à parler au nom de l’immense majorité passive et silencieuse que représentent les musulmans du monde entier.
D’où, pour Malek Chebel, la nécessité première de se réapproprier le pouvoir du livre sacré à partir d’une « Nouvelle interprétation des textes (NIT) » ; démarche visant à la confisquer des mains des islamistes pour la confier aux grands théologiens lesquels doivent y jouer « un rôle moteur » notamment au niveau du droit ; démarche qui doit alors constituer « la première pierre à l’édifice de la réforme » (p.25).
Préconisant en effet « une lecture des textes sacrés qui tienne compte de l’évolution de l’histoire », Malek Chebel reprend à son compte la formulation de Jacques Berque : là gît « l’effort catégorique des musulmans ». En d’autres termes, « grâce à ce travail d’interprétation du Coran, il s’agit d’adapter l’islam à la modernité, ce qui est à l’opposé de la thèse fondamentaliste qui vise ni plus ni moins qu’à adapter la modernité à l’islam, à commencer par celui du VIe ou du VIIIe siècle » (p.26).
Lorsque Malek Chebel avance que « l’islam ne peut pas être profondément réformé si l’on ne touche pas directement aux cadres sociaux et politiques dans lesquels il s’insère », il vise les pays de « l’islam central », lequel s’étend d’Afrique du Nord au Moyen-Orient, et qu’il oppose à « l’islam périphérique », lequel s’exerce en Asie et en Afrique subsaharienne.
Certes, l’Indonésie, pays asiatique, est le plus grand pays musulman au monde avec ses quelque 270 millions d’habitants. Néanmoins, c’est principalement cette région de « l’islam central » qui lui paraît déterminante ; zone qui concentre les « centres traditionnels de la doctrine musulmane », avec « sa puissance de feu normative, sa longue histoire et ses logiques de pouvoir » (p.27).
Or, constate-t-il, le cadre social et politique de ces pays fait état d’une arriération qui, à divers niveaux élémentaires, maintient leurs sociétés et leurs membres considérablement éloignés de la modernité : absence d’État de droit autre que le droit canonique musulman ; archaïsme de la loi civile ; défaut d’indépendance effective des systèmes judiciaires ; absence de primat de la politique en matière de gestion de la cité ; autocratisme interdisant toute démocratisation des régimes, avec culte de la personnalité, musèlement des oppositions, assassinats politiques et corruption.
D’où, au cœur de ce travail de refonte, la nécessité d’ « affirmer la supériorité de la raison sur toute autre forme de pensée ou croyance », pour faire renouer l’islam avec son essence et sa perspective rationnelles originelles (p.28); autrement dit, une rationalité à faire primer et à distiller autant du point de vue de la réinterprétation des textes, qu’au niveau de la réorganisation sociale et politique de la cité, avec, en priorité, l’investissement dans « un système éducatif infiniment plus performant » qu’il ne l’est actuellement. Un tel constat est d’autant plus impérieux que ces sociétés comptent une très importante « jeunesse impatiente, curieuse et parfois prompte à s’enflammer », comme en témoignent encore les récents printemps arabes (p.194 et p.197).
Ainsi, en donnant la priorité à la formation et à l’éducation, il ne s’agit pas de « fabriquer des soldats » (talibans), mais de « se donner les moyens de qualifier les savoirs traditionnels à partir d’une posture scientifique crédible », autrement dit « une vraie épistémologie » (pp.35-36).
De ce point de vue, l’optique de Malek Chebel appelle à une perspective novatrice : dans la globalité majoritaire et silencieuse des membres de ses sociétés civiles, l’islam ne demande qu’à être réformé et intégré à la dynamique de la modernité car il est intrinsèquement « une religion de progrès ». Mais pour ce faire, il se doit d’abord « d’accepter la subversion par la raison », et « réinventer la rationalité et le sens de l’histoire pour mieux vivre sa foi » (p.198).
Aux yeux de la communauté musulmane mondiale (« l’Umma »), l’Occident inspire toute une série de sentiments très contradictoires : envie, admiration, altérité élémentaire, haine, peur, ressentiment, attraction, répulsion, attirance, rejet. Naturellement, ces sentiments varient considérablement, que le curseur soit pointé sur les radicaux islamistes indifféremment haineux, ou qu’il soit orienté sur les humbles croyants modérés selon qu’ils vivent en Occident ou en terre musulmane.
Pour ce qui est des musulmans occidentaux, le sentiment est en lui-même partagé : la colonisation, l’émigration, l’exil, l’arrachement à la terre des ancêtres et les difficultés d’intégration qui s’ensuivirent sont souvent contrebalancés par un sentiment de reconnaissance et de privilège quant au fait d’avoir été accueilli ou d’être né dans la partie la plus moderne, la plus développée et la plus riche de la planète. Néanmoins, la problématique dépend ici bien souvent de la question de la réussite ou de l’échec socioprofessionnels et de l’épanouissement personnel. Ce en quoi Malek Chebel souligne à juste titre la nécessité, en Occident comme dans les pays musulmans, de travailler à une « élévation sensible du niveau social des musulmans, car la richesse matérielle – tout comme le savoir – transforme les comportements les plus abrupts » (p.19).
Pour ce qui est des musulmans qui vivent en terre musulmane, outre une irrésistible posture envieuse mêlée d’une certaine altérité , l’Occident apparaît comme l’oppresseur historique qui persiste dans ses méfaits. En effet, après la colonisation et l’asservissement objectif et subjectif qu’elle a occasionné sur une très longue période, à l’ère contemporaine « il faut garder en mémoire que l’univers musulman a subi coup sur coup les deux guerres du Golfe, la guerre d’Afghanistan, la situation au Proche-Orient et la déstabilisation américaine qui vise les supposés « États voyous » – l’ « axe du mal » » ; sans parler, plus récemment, de la guerre en Syrie ou de la brûlante question israélo-palestinienne irrémédiablement pendante depuis 1947 (p.195).
Dans ces conditions, « face aux traumatismes déstructurants que subit le monde arabe » à travers ces éléments multifactoriels, il n’est pas étonnant qu’ « un arrière-fond de désespoir » ait pu prospérer, tant en terre d’islam que chez de nombreux musulmans d’Occident ; l’auteur expose clairement la logique par laquelle des êtres et individus atomisés et en quête de repères en sont venus à se raccrocher à « l’identité et à l’authenticité, c’est-à-dire à la “pureté” d’un islam originel qui est censé leur redonner leur vigueur d’antan » (p.12, p.13, p.14).
Or, « souvent mieux informée des réalités géopolitiques », la minorité islamiste (autrement dit la branche des « musulmans identitaires ») sait très habilement gagner à sa cause des « musulmans modérés » d’Occident (comme beaucoup de modérés des pays musulmans) en faisant vibrer cette corde sensible, fruit de tous les maux : « l’identité meurtrie d’un islam purifié de toute scorie et qui, agressé de toutes parts, à commencer par l’Occident, n’arrive pas à s’imposer à l’ensemble des croyants » (pp.13-14).
C’est ainsi que, dans les pays musulmans comme en Occident, « le sentiment d’appartenance à l’islam progresse à mesure que la justice sociale régresse, ce qui conduit à une substitution de la foi à la loi » (p.17).
Malek Chebel rappelle qu’il fut un temps où « l’islam généreux a présidé à l’émergence de l’une des civilisations les plus raffinées de la planète ». Or, non seulement « rien dans le texte coranique ne s’oppose à la mutation profonde de la planète musulmane ». Mais en outre, « une telle réforme a bien eu lieu formellement, il y a plusieurs siècles, au temps de l’Espagne musulmane (Xe et XIe siècles) et, plus récemment, en Orient (XVIIIe et XIXe siècles) » (Préface p.VI et p.VIII).
Dans ces conditions, fort de cette raison et de cette rationalité qui doivent présider au mouvement de réforme envisagé, l’islam, où qu’il soit, doit savoir en venir à faire sien certains enseignements des Lumières et du progressisme tel qu’il s’est avancé dans l’histoire jusqu’à ses derniers développements contemporains : par exemple, intégrer l’idée de prééminence de l’individu sur la communauté ; favoriser et protéger la liberté de conscience et la liberté de pensée ; a contrario, mettre en lumière l’obsolescence de la « guerre sainte » ; bannir toute fetwa (avis juridique et moral rendu par une autorité religieuse) appelant à la mort ; interdire et sanctionner durement tout crime d’honneur ; abolir tout châtiment corporel et interdire l’excision, l’esclavage, le trafic humain et le trafic d’organes.
En parallèle, outre l’éducation et la formation de la jeunesse pour remettre le travail au cœur de la cité et éviter qu’il ne reste l’apanage de quelques-uns, il est nécessaire d’ouvrir les pays musulmans à cette modernité qu’ils touchent à peine du doigt en matière de nouvelles technologies et d’écologie.
Surtout, « est-il temps d’appeler à une égalité absolue de droits et de devoirs entre l’homme et la femme, ainsi qu’à la reconnaissance de la dignité de celle-ci en tant que croyante et actrice à part entière de la vie sociale, religieuse, économique et intellectuelle ». Or, pour ce faire, deux nécessités impératives : d’une part, rejeter catégoriquement et tourner en ridicule la thèse fondamentaliste du « caractère ondoyant et limité de la nature féminine » ; d’autre part, revoir et réactualiser toute la législation civile qui, du seul fait de sa différence sexuelle, cantonne la femme à un statut de « mineure à vie » (p.79, p.80 et p.81).
En effet, pour faire pièce à une discrimination juridique et socioéconomique qui vient en droite ligne de la discrimination du sexe, sans doute les pays musulmans devront-ils en passer par « une politique volontariste » de discriminations positives au bénéfice de la femme, cette « autre moitié de la société » jusqu’ici oubliée, dénigrée et infériorisée juridiquement et socialement (p.192).
L’islam des Lumières pour lequel plaide Malek Chebel est « une religion de progrès qui place au cœur de son dispositif l’intérêt supérieur de l’Homme » (p.198) ; autrement dit, non pas l’homme musulman, mais la femme et l’homme universels.
Or, tel qu’il a à cœur de le réitérer, « chacun aura remarqué que la réforme que je préconise ici ne touche en rien la croyance elle-même, al-imân, mais seulement l’application de l’islam et plus largement tout acte social du musulman » (p.189). Mieux, le croyant musulman peut être rassuré, car sa « foi n’est pas antinomique au changement, elle est seulement sa première condition, son premier paraphe » (p.198).
Animées d’une démarche des plus constructives et des plus louables, les propositions de Malek Chebel posent les jalons d’un islam des Lumières et d’une réforme dont cette religion ne pourra probablement pas faire l’économie. Pour autant, à ce jour, la marche historique semble continuer de reléguer le processus à un vœu pieux.
Certes, le diagnostic et les préconisations avancés pour les pays musulmans paraissent à propos et très méticuleusement pensés. Cependant, non seulement la question de la posture du monde non-musulman – en premier lieu celle de l’Occident – n’est que peu ou pas abordée. En outre, le fond de la question de l’islam tel qu’il évolue et se structure en terre d’Occident n’est pas plus approfondi. Or, certainement que ces problématiques ne sauraient ne pas être dialectiques, donc inséparables.
Ouvrage recensé– Malek Chebel, Manifeste pour un islam des Lumières, Paris, Fayard, 2011.
Du même auteur– Le corps en Islam, Paris, PUF, 1984.– Histoire de la circoncision des origines à nos jours, Balland, 1992.– Dictionnaire amoureux de l’Islam, Paris, Plon, 2004.– L’Islam en 100 questions, Paris, Tallandier, 2015.