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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Non-Lieux

de Marc Augé

récension rédigée parThomas ApchainDocteur en anthropologie (Université Paris-Descartes)

Synopsis

Société

Que peut faire un ethnologue dans des halls de gare, des terminaux d’aéroport ou des allées de supermarché ? Que nous dit la prolifération de ces espaces d’anonymat, de ces « non-lieux », sur le monde contemporain ? À partir de la question du lieu et du non-lieu, Marc Augé propose de tracer les contours d’une possible anthropologie de la « surmodernité ».

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1. Introduction

Non-lieux, l’un des ouvrages les plus célèbres de Marc Augé, paraît en 1992 dans un contexte particulier. L’Union soviétique, d’abord, vient d’être disloquée et l’ensemble des disciplines des sciences sociales sont invitées à repenser un monde contemporain dont on devine plus difficilement l’avenir.

De son côté, l’anthropologie française est de plus en plus travaillée par un courant qui prône une ethnologie du proche, remettant en question l’association entre la discipline et les sociétés exotiques. À sa manière, Non-lieux répond à ces deux enjeux, redéfinissant à la fois les contours du monde moderne et le rôle que peut y tenir l’anthropologie.

Le premier objectif de ce livre consiste, en effet, en une définition du contemporain que Marc Augé nomme la « surmodernité ». Avec ce terme et le préfixe qui le compose, l’auteur fait de l’excès une caractéristique de la période qu’il nomme. Il montre à quel point sont reconfigurés nos rapports à l’histoire puis à l’espace et comment se développe une individualisation toujours accrue.

Pour saisir cette « surmodernité », l’anthropologue doit se détacher du lieu, unité classique de l’observation, et se tourner vers les « non-lieux », espaces interchangeables qui plongent l’individu dans un anonymat solitaire tout en l’inscrivant dans une continuité planétaire. De ce fait, la distinction entre ici et ailleurs, sur laquelle s’est partiellement construite l’ethnologie, ne fait plus tout à fait sens dans le monde contemporain.

2. Ethnologie du proche et du lointain

Consacrée à l’origine à l’étude des sociétés non occidentales, l’ethnologie s’est progressivement tournée vers le plus proche. Ce mouvement de la discipline vers l’Occident a longtemps été pensé comme la conséquence de la disparition des sociétés traditionnelles et, avec elles, de l’altérité radicale.

Mais, Marc Augé s’élève contre cette interprétation. Selon lui, elle ne tient qu’à une erreur quant à l’objet même de l’anthropologie. Il est vrai que c’est de l’observation des cultures différentes de la leur que les ethnologues ont forgé leur appareil conceptuel spécifique. C’est effectivement grâce à ce décentrement qu’ils ont pensé des notions comme celle de « don » ou de « parenté ».

Pour autant, si elle s’est constituée dans un ailleurs exotique, celui-ci ne constitue pas spécifiquement son objet. Pour Marc Augé, « la recherche anthropologique traite au présent de la question de l’autre » (p. 28). L’altérité est son objet, mais elle ne se résume pas à ce qu’elle est aux yeux du chercheur intéressé seulement par les sociétés lointaines. La discipline se pratique effectivement à plusieurs niveaux : elle aborde autant les grandes différences (l’Autre aux yeux d’un groupe perçu comme un nous) que les plus intimes (l’Autre pour l’individu). L’analyse de l’anthropologue questionne donc toujours sa propre identité. Science de l’altérité et non du lointain, l’anthropologie se démarque par là de l’histoire, parce qu’elle traite de l’altérité au présent, et des autres sciences humaines, parce qu’elle l’étudie sous tous ses aspects.

Par extension, la différence radicale que les sociétés de l’autre bout du monde pouvaient représenter pour l’ethnologue du début du siècle dernier n’était qu’une forme historique de l’altérité dont la disparition n’implique pas celles des méthodes de la discipline.

Cependant, celle-ci doit être capable, pour survivre, de comprendre les ressorts de l’altérité dans le monde contemporain. Or, la modernité a profondément impacté les constructions simultanées des identités et des altérités, accélérant notamment l’abandon du grand partage entre sociétés modernes et sociétés traditionnelles que de nombreux ethnologues appelaient déjà de leurs vœux, mais pour d’autres raisons. La modernité, ou plutôt la « surmodernité » comme la nomme Marc Augé, tend à brouiller les frontières classiques de l’ici et de l’ailleurs et plonge une part toujours plus importante de l’humanité dans un contexte identique.

L’ethnologue et la personne membre d’une société « autre » qu’il étudie habituellement ne sont plus aujourd’hui si différents. Mais le sens large de l’altérité choisi par l’auteur ouvre la possibilité pour d’autres échelles de questionnement, de « l’auto-ethno-analyse » (p. 54) à « l’ethnologie de la solitude » (p.150).

3. Les trois transformations de la « surmodernité »

Pour qualifier le monde contemporain, Marc Augé emploie le terme de surmodernité. Le choix du mot remplit deux fonctions. D’abord, dans un contexte marqué par la dislocation de l’Union Soviétique, il permet à Marc Augé de répondre à une exigence de requalification du monde. En optant pour le préfixe sur, il se distingue dans le même temps du mouvement post-moderne dont il cherche à se démarquer. Mais, c’est surtout parce qu’il suppose un excès que le terme de surmodernité trouve grâce aux yeux de Marc Augé. Selon l’anthropologue, cet excès se manifeste autour de trois transformations majeures.

Le premier bouleversement sur lequel se construit le monde contemporain concerne nos rapports à l’histoire et, de manière plus générale, au temps. Bien sûr, une partie de ces changements est causée par ce que l’on désigne communément comme « la fin des grands récits », c’est-à-dire la décrédibilisation de tout modèle qui permettrait d’expliquer simplement le sens de l’évolution humaine. L’échec, au XXe siècle, de l’idée de progrès, dernier grand récit, est également un élément majeur de transformation. Cependant, Marc Augé nous invite à chercher le bouleversement dans un « constat plus banal » (p.38) : celui de l’accélération du temps. Ce qui, pour lui, qualifie notre époque réside dans la rapidité avec laquelle le passé devient de l’histoire, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans une « série d’événements reconnus comme événements par beaucoup » (p. 39).

La surmodernité se caractérise donc en premier lieu par une surabondance événementielle dont la conséquence principale est à la fois un besoin et une impossibilité de penser le monde dans son ensemble. À l’excès temporel s’ajoute la surabondance spatiale qui, paradoxalement, naît du rétrécissement de la planète. Par les progrès des transports et l’amenuisement radical de la durée des voyages d’un bout à l’autre du globe, chaque lieu est en quelque sorte à portée des autres et l’isolement de certains espaces, encore courant un siècle auparavant, est désormais tout relatif. Mais, cette interconnexion permanente n’est pas seulement effective dans le cas concret du voyage.

En effet, Marc Augé met en lumière l’importance des médias dans la reconfiguration de nos rapports à l’espace, montrant comment nous sommes devenus familiers, bien que virtuellement, de lieux comme « le Texas, la Californie, Washington, Moscou, l’Élysée, Twickenham, l’Australie ou le désert d’Arabie » (p.45). Révolution des transports et omniprésence médiatique de certains lieux ont donc entrainé un changement d’échelle et une nécessité de « réapprendre à penser l’espace » (p.49). Enfin, la troisième figure de l’excès, propre à la surmodernité, s’incarne dans un phénomène d’individualisation croissante. Il se manifeste particulièrement en Occident où « l’individu se veut un monde » (p.51). De plus en plus affranchi de l’appartenance collective, l’individu est la principale échelle de pensée, ce qui, comme le souligne Marc Augé, ne va pas sans paradoxe à l’heure de la culture de masse. La surmodernité, caractérisée par les trois excès évoqués (temps, espace, individu), invite donc l’anthropologie à réfléchir à quelques changements majeurs, au premier rang desquels le passage du « lieu anthropologique », dont l’existence est mise à mal par la surmodernité, aux « non-lieux » qui concentrent ces excès.

4. Le « lieu anthropologique »

Le lieu tient une place centrale dans la tradition anthropologique. La discipline, en effet, s’est construite sur une délimitation de son objet qui tient en grande partie à la possibilité de sa circonscription spatiale, le village en étant l’unité ethnographique idéale.

Le « lieu anthropologique » tel que le nomme Marc Augé est un lieu préservé des trois excès de la surmodernité. Sa localisation « vaut pour tous, et la division en classe, les migrations, l’urbanisation, l’industrialisation ne viennent pas en démultiplier les dimensions et en brouiller la lecture » (p. 65). L’individualisation n’y est pas non plus un facteur et chaque personne est une personne moyenne, entièrement représentative de sa société. Bien entendu, le « lieu anthropologique » est une construction intellectuelle type.

En ce sens, c’est une idée qui fait parfois abstraction des mobilités qui ont toujours caractérisé l’humain, comme de l’inévitable perméabilité des espaces qu’il parcourt. Toutefois, le lieu anthropologique est un idéal qui n’est pas seulement une élaboration conceptuelle des anthropologues. Il est aussi l’expression d’une sorte de phantasme indigène, garantissant une séparation stable entre « eux » et « nous », entre « sauvage » et « civilisé ».

Si le « lieu anthropologique » a une dimension utopique, il se laisse néanmoins définir par la réunion de trois caractéristiques. Il est, en effet, « identitaire, relationnel et historique ». Le lieu, c’est d’abord l’endroit qui confère une identité à celui qui y naît : « naître, c’est naître en un lieu, être assigné à résidence » (p. 69). Le lieu anthropologique fixe ensuite les règles de relations entre différents sous-ensembles qui habitent le lieu. Il est, en d’autres termes, l’espace dans lequel et par lequel se pensent les relations de ceux qui partagent une identité commune. Il est, enfin, historique dans la mesure où « il se définit par une stabilité minimale » (p. 71).

À ce propos, Marc Augé insiste sur l’idée que la dimension dite historique du lieu anthropologique s’oppose radicalement aux monuments et autres « lieux de mémoire » du monde contemporain. Eux ne renvoient qu’à une altérité temporelle et ne sollicitent les individus qu’en tant que spectateurs. Le lieu anthropologique, lui, n’est historique que dans la mesure où l’on reconnait sa persistance dans le temps : « l’habitant du lieu anthropologique vit dans l’histoire, il ne fait pas d’histoire » (p. 72). La définition du lieu anthropologique s’achève par l’évocation de sa dimension géométrique. Il est fait de trois formes – la ligne, l’intersection et le point d’intersection – qui se concrétisent par la route, le carrefour, les places, les ronds-points, etc. Ce sont ces formes, ces « figures élémentaires de l’espace social » (p. 74), qui déterminent les lieux anthropologiques en les situant les uns par rapport aux autres et en fixant le cadre de leurs relations. Géométrique et anthropologique, le lieu est justement l’unité menacée par la surmodernité.

5. Non-lieux

Si le lieu anthropologique est identitaire, relationnel et historique, il existe des lieux qui ne possèdent aucune de ces caractéristiques. À la différence de Michel de Certeau, chez qui l’« espace » s’oppose au « lieu », Marc Augé propose un nouveau concept pour qualifier cette opposition : « celui de non-lieu ». Ce dernier, produit massivement par la surmodernité existe sous différentes formes. Les reconfigurations de l’espace imposées par la révolution des transports sont la première source de sa production : avions, aéroports, autoroutes, trains, etc. À ces non-lieux, que l’on traverse anonymes et solitaires, s’ajoute les lieux médiatiques, virtuels, qui parfois « n’existent que par les mots qui les évoquent » (p. 120) et d’autres lieux bien réels comme les supermarchés ou les monuments.

Le texte tient une place prédominante dans le non-lieu, il dispense les règles de conduite, fournit des indications, etc. En réalité, l’individu n’y a d’interaction qu’avec les mots. Parfois, le texte est même entièrement le lieu. C’est par exemple le cas sur l’autoroute, lorsque des panneaux indiquent la région dans laquelle on pénètre ou le point d’intérêt auprès duquel on passe sans le traverser. C’est avant tout avec le non-lieu lui-même que l’individu interagit lorsqu’il le traverse, et non pas avec les autres personnes qui s’y trouvent également.

Effectivement, « l’espace du non-lieu ne crée ni identité singulière ni relation, mais solitude et similitude » (p.130). Les non-lieux participent aussi d’une certaine standardisation du monde dans la mesure où il y circule « une sorte de cosmologie objectivement universelle » (p. 133). Lorsqu’il y pénètre, le voyageur, tout en perdant son identité, y retrouve une certaine familiarité et fait l’expérience, parfois souhaitée, d’une continuité à l’échelle de la planète.

La prolifération des non-lieux, dans lesquels « on est toujours et plus jamais chez soi » (p. 136) pose donc un nouveau défi pour l’étude de l’homme en société qui s’est traditionnellement construite autour du « lieu anthropologique » comme unité d’observation. Désormais, « une part de l’humanité vit, au moins à temps partiel, hors territoire » (p. 141). Pour l’anthropologue, il faut donc se détacher de l’idée d’une nécessaire territorialité de la culture et éventuellement recourir à une auto-ethnographie. Elle apparaît de plus en plus pertinente dans la mesure où le chercheur est un membre de la société planétaire que dessinent les non-lieux.

6. Conclusion

Comme l’indique son sous-titre, Non Lieux est une « introduction à l’anthropologie de la surmodernité », concept inventé par Marc Augé pour qualifier les spécificités du monde contemporain.

Caractérisée par l’excès, la surmodernité reconfigure profondément les rapports de l’homme au temps, à l’espace et à la société. Non sans paradoxe, le monde contemporain transforme les constructions de l’identité et de l’altérité en leur donnant à la fois une dimension planétaire et individuelle qui s’éprouve particulièrement dans les « non-lieux ».

7. Zone critique

Non-Lieux est un ouvrage théorique majeur dans l’histoire récente de l’anthropologie qui prend la mesure des ajustements nécessaires de la discipline au monde contemporain. Marc Augé s’y prononce d’abord en faveur d’une anthropologie du proche, invitant les chercheurs à ne pas limiter la question de l’altérité à celle du lointain. Si la pertinence d’une telle posture est aujourd’hui largement admise, il est certain que les travaux de Marc Augé au début des années 1990 y sont pour quelque chose.

Mais la postérité de Non-Lieux tient surtout à la définition du monde contemporain et à la construction du concept de surmodernité que l’ouvrage propose. L’auteur y développe une conception du changement qui, caractérisé par la prolifération de non-lieux et portant la marque de l’excès, rend obsolète l’attention exclusive portée par l’anthropologie aux objets localisables et la force à la prise en compte de l’individu. En définitive, c’est la surmodernité elle-même qui rend inopérante la distinction entre proche et lointain et invite à son dépassement.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.

Du même auteur

– Un ethnologue dans le métro, Paris, Pluriel, 1986.– Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994.

Autres pistes

– Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990– Martine Segalen (dir.), L’autre et le semblable. Regards sur l’anthropologie des sociétés contemporaines, CNRS Éditions, 1989.

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