Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Marc Aurèle
Comment être à la hauteur des nombreuses exigences de notre vie et résister aux déceptions auxquelles elle nous confronte ? Et si l’on se bâtit une armure contre les événements du monde, comment parvenir à néanmoins conserver une place au sein de celui-ci et à ne pas s’isoler des autres ? L’empereur Marc Aurèle, dans le recueil de pensées qu’il écrivit au fil de son cheminement intérieur, répond à ces questions qui le tourmentaient et demeurent toujours aussi actuelles.
Nous devons être réactifs et performants dans notre travail, apaisés et disponibles dans notre vie personnelle, créatifs dans notre existence et toujours humains avec notre prochain.
Mais est-il possible de mener de front toutes ces ambitions ? La question se posait déjà de manière lancinante pour l’empereur romain Marc Aurèle. Homme politique devant prendre part aux alliances et aux usages de la cour qui choquaient pourtant ses principes moraux, empereur en guerre constante qui souhaitait pourtant conserver une vie épargnée de violence, il a trouvé dans la philosophie un moyen de se préserver des chocs de la vie. Connaissant parfaitement la doctrine stoïcienne, qu’il adopte, il conçoit l’âme comme un souffle que l’on peut faire travailler et dont on peut améliorer la résistance, à la manière dont un sportif travaille à améliorer son souffle respiratoire.
Mais comment devenir plus résistant ? Pour les stoïciens, la réponse se trouve dans notre capacité à réfléchir. Mais comment cela peut-il suffire ? Marc Aurèle s’appuie sur la lecture d’Épictète, qui prônait dans son Manuel de bien distinguer les choses qui dépendaient de nous de celles qui n’en dépendaient pas, afin de ne pas se laisser atteindre par ces dernières.
Et il élabore ses propres techniques afin de conserver une âme sans troubles. Mais à ainsi renforcer son âme et la protéger des événements, ne risque-t-on pas de devenir l’ombre de soi-même, en reniant ses émotions et en s’isolant du reste du monde ? Les remarques et raisonnements consignés par Marc Aurèle dans ses Pensées attestent d’une tentative de ne pas tomber dans cet écueil. Il voulait demeurer serein, mais également occuper une juste place dans sa vie sociale et politique. Son dialogue intérieur nous montre la voie pour parvenir à cet équilibre.
Comme ses prédécesseurs stoïciens, Marc Aurèle pense que l’homme se définit par sa rationalité. Mais il s’écarte toutefois de la tradition stoïcienne en considérant d’autres aspects de la nature humaine. On pouvait en effet reprocher au stoïcisme de faire de l’homme un pur esprit, et de négliger le fait qu’il possède un corps et soit entouré par d’autres corps qui ne sont pas nécessairement une menace. Pour Marc Aurèle, en plus de sa rationalité, l’homme se définit par son âme (conçue comme souffle animant le corps) et le corps lui-même.
Ni le corps ni le souffle vital qui l’anime ne font partie de l’individu de manière essentielle, ils sont contingents (c’est-à-dire qu’ils pourraient disparaître ou être différents sans que ma nature en soit affectée). Nous devons nous détacher du souci égoïste du corps et de son souffle, sans pour autant les négliger : en prendre soin est un devoir, car cela permet à notre rationalité de s’appuyer dessus, la réflexion étant toujours facilitée par la bonne santé physique. Mais que nous apporte la réflexion ? Elle permet avant tout de construire notre moi, ce que nous appellerions aujourd’hui notre véritable identité. En effet, pour les stoïciens, il n’existe pas, comme c’était par exemple le cas chez Platon ou Aristote, de faculté irrationnelle qui viendrait s’opposer à notre faculté rationnelle. Cela signifie que nous n’avons qu’une seule faculté cognitive, la raison (que les stoïciens appellent l’hégémonique, parce qu’elle nous dirige) et qu’elle est seule responsable de l’intégralité de nos choix, bons ou mauvais. Sur elle repose donc la personne que nous sommes.
Marc Aurèle insiste sur le fait qu’elle est autonome, et d’une certaine manière plastique, c’est-à-dire capable de changer de forme, de se façonner elle-même. Cette conception du moi est très actuelle : il semble aujourd’hui évident que nous construisons notre identité, qu’elle n’est pas donnée à la naissance, et que nous pouvons changer et nous réinventer au cours d’une vie. Pour se construire et s’aimer soi-même, il faut donc user de notre rationalité et l’aimer.
Cette conception de l’homme implique de prendre conscience du pouvoir que l’on peut avoir sur soi-même. Mais quel pouvoir ?
Est-on vraiment libre d’agir, puisque les stoïciens croient à un monde entièrement ordonné et déterminé ? Une réponse classique du stoïcisme reprise par Marc Aurèle (Livre X ; Pensée 33) consiste à distinguer deux types de causes : les causes complètes et les causes prochaines. Selon l’analogie du stoïcien Chrysippe (-280 ; -206), un cylindre que l’on pousse roule vers le bas en vertu de sa nature (un cylindre ne peut que rouler) et de la poussée initiale qui a entamé le mouvement.
Dans cet exemple, la poussée n’est que la cause prochaine. La cause complète, qui détermine vraiment la nature du mouvement, est la nature du cylindre (s’il s’agissait d’un cône, avec la même poussée initiale celui-ci ferait des cercles sur lui-même). Sur le modèle de cet exemple, on peut alors dire que la cause complète des actions de l’homme est sa nature et les causes prochaines sont les événements qui les suscitent. Or, contrairement au cylindre, la nature de l’homme est rationnelle. C’est donc de sa réflexion que naissent ses actions.
À cet argumentaire logique classique, Marc Aurèle ajoute une conception optimiste de l’action humaine : pour lui, tout obstacle du monde peut être transformé en une occasion d’agir. Cette idée a été renforcée par l’exercice du pouvoir : il croyait à l’action (et en particulier à l’action politique). On peut trouver dans ses Pensées des conseils permettant de mener celle-ci à bien. L’un d’entre eux est de décomposer la chose ou l’événement qui nous apparaît comme un obstacle. On peut être tétanisé devant une danse entière à effectuer, mais si nous la décomposons en mouvements simples et que nous nous attaquons à chacun, un par un, aucun ne peut nous vaincre (Livre XI ; Pensée 2).
Or pour Marc Aurèle la vie d’un homme est comme une danse et réfléchir pour en décomposer les sons et les mouvements est la clé si nous voulons vivre au rythme du monde. Enfin, cet exercice permet d’intensifier l’attention que nous portons à l’action et de nous montrer le pouvoir que nous possédons à travers elle.
L’homme est donc en mesure d’agir dans le monde. Et pour les stoïciens, agir de manière vertueuse nous rend heureux. Mais comment ne pas se laisser gagner par l’anxiété et la difficulté de l’action ? Et est-on vraiment heureux lorsque nos entreprises échouent et que malgré nos actions, tout s’effondre autour de nous ? Aussi utopique que cela puisse paraître, pour Marc Aurèle, oui. Il conçoit le bonheur comme ses prédécesseurs, à savoir comme une ataraxie, une absence de troubles dans l’âme. Quel que soit le résultat de nos actions, pour être heureux, nous ne devons pas nous laisser troubler.
Mais comment atteindre un tel état ? Il faut, selon le grand précepte stoïcien, changer les représentations que l’on se fait des choses. Voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide ? Oui, mais pas seulement. Il ne s’agit pas tant de favoriser les pensées positives que de changer la manière dont on comprend les choses. Marc Aurèle a retenu cette idée de sa lecture du Manuel d’Épictète, mais la pratique chaque jour d’une manière inédite. Il s’appuie par exemple beaucoup sur le langage.
Ainsi, pour parler de la guerre, si violente et qui change le cours de tant de vies, il utilise une comparaison : celle d’une araignée s’emparant d’une mouche. La comparaison est pertinente puisque la guerre s’empare de ses victimes et semble les avaler, mais son intérêt est que cette formulation réduit le choc exercé sur notre âme (aujourd’hui on parlerait de choc psychologique). Parce qu’une araignée est bien plus petite que nous et parce que son action appartient à l’ordre de la nature, elle ne nous heurte pas. Y comparer la guerre permet donc de l’appréhender avec hauteur, de voir qu’elle est aussi petite qu’une araignée à l’échelle du monde, et qu’elle est survenue à la suite d’événements que l’on n’aurait pu empêcher et qui s’inscrivent dans un ordre. Par ce type d’exercices, on se crée une disposition intérieure qui nous permet de faire face aux événements du monde. Il est ainsi nécessaire de trouver une retraite, un asile en soi-même (Livre IV ; Pensée 3). La fortune, les relations ou les biens que l’on possède ne nous protègent pas. Seule cette citadelle intérieure peut le faire. Et il faut élever autour d’elle les remparts de la rationalité, grâce aux exercices répétés chaque jour. Quiconque réussit à construire – et à entretenir – cette citadelle n’a plus à craindre les événements du monde, les souffrances du corps ou encore les échecs d’une vie : ils ne pourront déstabiliser l’équilibre intérieur qui forme le bonheur.
Doit-on se constituer une telle disposition intérieure tout seul, et demeurer isolé ? Pas du tout, nous répond Marc Aurèle. Bien au contraire, l’homme, par essence, est dans le monde comme une partie d’un tout.
Cette idée vient du stoïcisme ancien, mais alors que ses prédécesseurs pensaient avant tout au monde naturel, au cosmos, il veut mettre l’accent sur la société. L’homme est une partie de la société et ne peut se passer d’elle. Il le compare ainsi à une branche (Livre XI, Pensée 8) : une branche ne peut être coupée de l’arbre auquel elle appartient sans dépérir. Et il va plus loin : se couper d’une seule branche de l’arbre (d’un seul homme de la société), c’est se couper de la société entière. Cela signifie que se retourner contre son prochain, soit en le haïssant soit en renonçant à le considérer comme un homme, revient à se retourner contre la société.
Marc Aurèle nous rappelle ainsi que nous avons tous en commun la rationalité et que même si un autre homme nous agace et que nous le jugeons déraisonnable dans ses actions ou ses propos, nous devons faire l’effort de raisonner avec lui, éventuellement de lui enseigner. Si nous devons toujours faire l’effort d’enseigner aux autres, nous bénéficions également de leur enseignement et devons alors les écouter. Il faut se rappeler qu'il se méfiait de l’univers politique et voulait s’empêcher de devenir un nouveau César, c’est-à-dire un tyran isolé n’écoutant plus personne et prenant des libertés avec les lois. C’est pourquoi il insiste sur la nécessité de l’écoute des autres.
Non pas de leurs opinions, mais de leurs réflexions. Il y a par exemple grand danger à se soucier de l’image que les autres ont de nous, sans réellement avoir eu accès à ce que l’on est (notre hégémonique) mais uniquement à notre apparence, nos possessions ou encore notre rang social : cette image ne peut être qu’une simple opinion non fondée, une représentation inexacte. Il ne faut écouter, chez soi et chez les autres, que la rationalité. Si une personne semble engagée dans ce travail de questionnement et de redressement de ses opinions, alors je dois prêter l’oreille : elle pourrait m’enseigner et m’accompagner dans la construction de ma citadelle intérieure.
Alors qu’Épictète avait rendu la doctrine stoïcienne bien plus accessible, Marc Aurèle qui l’avait beaucoup lu, réalise à son tour une tâche importante : rendre le stoïcisme actuel.
Ses interrogations sur notre véritable identité, sur notre corps, sur la vie sociale et sur l’action, quotidienne ou politique font des Pensées un ouvrage adapté aux questionnements de l’époque moderne.
L’envers de cette capacité qu’a l’ouvrage de s’adresser à chacun d’entre nous et d’être utilisable dans nos vies est une moindre densité théorique. Les pensées sont parfaitement écrites et construites, mais la doctrine stoïcienne stricte est bien moins développée que chez ses prédécesseurs et parfois de manière infidèle, ce qui a longtemps fait hésiter les historiens et les philosophes à le considérer pleinement comme un stoïcien.
Par exemple, alors que l’école stoïcienne se dressait contre l’école épicurienne dès le IVe siècle avant J.-C., Marc Aurèle puise parfois des conseils chez les auteurs épicuriens.
Davantage que le livre d’un partisan d’une doctrine, il s’agit donc de celui d’un homme puisant dans la philosophie des conseils pour mieux vivre le rapport à soi et au monde.
Ouvrage recensé– Pensées pour moi-même, in Les Stoïciens, trad. É. Bréhier, Paris, Éditions Gallimard, coll. « La Pléiade », 1962.
Du même auteur– Épictète, Le Manuel, trad. E. Cattin, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF Flammarion », 2015.– Pierre Hadot, La Citadelle intérieure, introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992.– Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 2002.– Jean-Baptiste Gourinat, Lire les stoïciens, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige », 2009.