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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Marc Benioff
Dans cet ouvrage, Marc Benioff retrace les succès de Salesforce, multinationale de premier plan en matière gestion informatisée de la relation client. À travers cet autoportrait d’entrepreneur, l’auteur présente les principes de management stratégique qui permettent, selon lui, de faire face aux défis du monde contemporain. Son propos se centre autour de la figure du pionnier (trailblazer) chargé de faire naître une culture d’entreprise fondée sur des valeurs, au service d’un changement social et environnemental.
Lors de ces dernières décennies, la Silicon Valley a vu naître de nombreuses entreprises à très forte croissance, parmi lesquelles Salesforce. Si elle n’est pas aussi connue du grand public que Google, Apple, Facebook, ou Amazon, cette multinationale joue néanmoins un rôle de premier plan dans l’économie numérique.
Marc Benioff, son PDG, tient à montrer qu’il ne conçoit pas son travail uniquement dans le but d’accumuler les profits, mais qu’il entend « favoriser l’avènement de sociétés plus ouvertes, plus diversifiées, plus confiantes » (p. 14). Il attribue ainsi clairement une finalité sociale, voire politique, à ses décisions entrepreneuriales.
L’auteur revient tout d’abord sur sa première expérience professionnelle chez l’éditeur de logiciels Oracle, où il est rapidement devenu vice-président. S’il y bénéficiait d’une rémunération très substantielle, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une forme d’insatisfaction. C’est ce qui l’a conduit, en 1999, à créer sa société. Son but était de fournir aux entreprises un accès à la gestion de relation client (CRM, Customer Relationship Management) depuis le cloud. Ainsi, sous son impulsion, Salesforce est progressivement passée du statut de « start-up impécunieuse » à l’« une des entreprises à la plus forte croissance du secteur de la high-tech. » (p.9)
Mais le succès de Benioff fut aussi ponctué de difficultés, comme lorsque la banque Merrill Lynch, son principal client, menaça de résilier son abonnement en raison de lenteurs et de dysfonctionnements. Le PDG opta alors pour une remise à plat complète du logiciel, préférant engager une transformation en profondeur plutôt que d’opter pour d’illusoires solutions à court terme. Sont également évoquées les occasions manquées, comme le rachat de Twitter, opportunité à laquelle il a renoncé face aux réticences de ses proches. Mais aujourd’hui, le principal défi lui semble être la « quatrième révolution industrielle » (p. 14) marquée par le développement de l’intelligence artificielle. Pour y répondre, Salesforce a développé un assistant virtuel baptisé Einstein qui présente à chaque entreprise « ses prédictions pour le trimestre, identifie forces et faiblesses. » (p. 101)
Benioff évoque aussi une série de figures marquantes pour lui : en premier lieu Albert Einstein, en qui il voit une source d’inspiration pour les entrepreneurs, ou encore Steve Jobs, qui l’a soutenu dans ses projets et lui a appris à prendre du recul avant de décider. Mais il détaille aussi les modèles familiaux qui ont compté : son grand-père, qui avait pour principe de se fixer des objectifs ayant du sens, et son père, revendeur de vêtements persévérant et attentif à ses clients comme à ses collaborateurs, capable d’établir avec eux des « relations solides et sincères » (p. 24). L’auteur estime en définitive qu’il importe de bien s’entourer, car la sagesse de nos proches est inspirante.
Selon Marc Benioff, loin d’amener des vents contraires à la prospérité de l’entreprise, les valeurs constituent le socle sur lesquelles cette prospérité peut se déployer.
Ainsi, c’est l’altruisme et non l’égoïsme qui devrait constituer le véritable moteur de croissance d’une entreprise du XXIe siècle. Plus qu’à ses logiciels ou à son modèle économique, le succès de Salesforce serait dû à la décision initiale de choisir, « pour boussole de [la] culture d’entreprise » (p. 9), des valeurs, au premier rang desquelles se trouve la confiance.
Le PDG raconte que c’est à la suite d’un voyage en Inde auprès de sages hindous qu’il décida d’appliquer un modèle philanthropique nommé « 1-1-1 » : il s’agit d’allouer 1 % du temps de travail des salariés, des actions de l’entreprise, et des produits de la vente à des causes humanitaires, et ce quelle que soit la croissance. Selon lui, cette méthode permet de contribuer à la fois à des activités florissantes et à un monde meilleur : « S’il fallait résumer l’idée centrale de ce livre, je dirais ceci : une culture ancrée dans des valeurs crée de la valeur. » (p. 17)
Dans un contexte d’attentes croissantes concernant la responsabilité sociale des entreprises, Benioff appelle de ses vœux l’« ère de l’entreprise responsable » (p. 40). Cette attitude a d’ailleurs pu lui causer du tort : d’autres PDG de la Silicon Valley ont par exemple vu d’un mauvais œil ses prises de position en faveur d’une plus grande régulation du secteur privé après la crise économique de 2008. Ses relations ont aussi pu se tendre avec des responsables politiques, comme Mike Pence, aujourd’hui vice-président des États-Unis, Salesforce s’étant opposé à une loi autorisant la discrimination de clients LGBTQ, ou encore Donald Trump à propos de la séparation des familles de travailleurs mexicains.
Marc Benioff se présente comme un « PDG militant » et détaille, au fil de son propos, ses engagements en ce sens. L’écologie constitue son premier domaine d’action, thème s’avère consensuel au sein de ses collaborateurs. L’ouvrage met ainsi en avant les actions entreprises par Salesforce dans ce domaine : consommation de 100 % d’énergie renouvelable, taux zéro d’émission de gaz à effet de serre, cloud neutre en carbone, recyclage de l’eau dans les bureaux, soutien aux ONG environnementales, etc.
Un second engagement concerne l’égalité au travail entre hommes et femmes. Deux cadres dirigeantes de Salesforce auraient demandé un jour à Benioff de lancer une grande enquête relative aux disparités salariales. Le PDG se serait d’abord montré réticent, compte tenu des fonds qu’il risquait de devoir engager, mais il se serait laissé convaincre : « Au total, nous devions revaloriser la rémunération de 6 % des employés, des femmes en majorité, mais quelques hommes aussi. » (p.111) À la suite de cette expérience et afin de garantir un suivi pluriannuel, Benioff décida d’organiser le même audit chaque année. Il a également enjoint d’autres PDG à adopter une telle pratique qui constitue, selon lui, un gage de transparence.
Son troisième engagement concerne la lutte contre les injustices raciales. Affirmant vouloir ne laisser personne « assis sur le banc de touche » (p.153), Benioff a ainsi financé des cours de soutien et d’informatique dans des établissements scolaires défavorisés de la région de San Francisco, ainsi que la livraison d’équipements informatiques. Cependant, lorsqu’il a pris position sur Twitter en faveur du mouvement « Black lives matters », on lui a reproché son hypocrisie, puisque son entreprise employait 2 % de Noirs et 4 % d’Hispaniques.
En réaction, il décida de la création d’un poste de Chief Equality Officer (Directeur de l’égalité et de la diversité) en charge d’une transformation interne et de partenariats avec des associations favorisant l’insertion professionnelle. Dans cet esprit, Benioff affirme que la diversité est non seulement une valeur à défendre, mais aussi une chance économique : « Réussir en cette époque digitale aux mutations rapides nécessite un écosystème qui favorise l’innovation continue. Ce qui requiert de la diversité ».
Benioff souhaite créer un sentiment d’appartenance à Salesforce, présentée non comme une simple entreprise, mais comme une ohona, terme hawaïen désignant la famille élargie au-delà des liens du sang. Il met ainsi en avant l’importance des relations humaines, dans l’idée que les chiffres ne doivent jamais prendre le pas sur l’humain. Il n’a de cesse, au long de l’ouvrage, de vanter l’attention qu’il porte à ses collaborateurs. Comme l’indique le terme « trailblazers », il souhaite les associer à son projet d’entreprise. Afin d’intégrer les nouveaux venus à la communauté, chacun se voit par exemple attribuer un tuteur nommé « trail guide », chargé de l’accompagner pendant ses 90 premiers jours.
Salesforce cherche à importer ce modèle communautaire de l’entreprise chez ses adhérents, afin qu’ils passent d’un modèle orienté produit à un modèle orienté client. C’est ainsi que la société de bricolage Home Depot a pu dépasser les difficultés de la crise des subprimes en « recentrant [sa] culture magasin sur [sa] communauté » (p.79). De la même manière, le développement d’un réseau social via le logiciel « Chatter » aurait aidé Toyota à traverser une crise de confiance, à renouer avec ses clients et à assurer efficacement le suivi des ventes. Dans sa propre pratique professionnelle, Benioff cherche d’ailleurs à rapprocher de ses clients, à se mettre à leur place : c’est ainsi qu’avant de conseiller le PDG d’Adidas pour sa stratégie digitale, il a commandé, avec toute son équipe, des baskets aux trois bandes.
Ce que l’auteur prône enfin, c’est un dépassement des frontières entre salariés, clients, et amis. C’est dans cette perspective de rapprochement que se tient chaque année « Dreamforce », événement qui a pu réunir près de 200 000 personnes et que Benioff aime à présenter comme une grande réunion de famille. Ce rassemblement regroupe aussi bien des ateliers de travail et des réunions que des jeux, des concerts de groupes célèbres, etc. Benioff voit dans la multiplicité des talents et des projets une forme de force, affirmant qu’« aucun arbre sur terre n’est plus solide qu’une forêt entière. » (p.66)
Enfin, l’auteur veut mettre l’accent sur le bien-être au travail, même si cela lui semble plus difficile dans le cas d’une grande entreprise. Souhaitant aller plus loin que les traditionnels cours de fitness, de méditation et de yoga, il fit venir des moines bouddhistes en observateurs : choqués par le bruit ambiant, ils ont insisté sur la nécessité d’espaces dédiés au silence.
Le PDG a alors réservé, à chaque étage de ses bureaux à travers le monde, une salle dédiée à la méditation en pleine conscience, qui sert aussi de salle de prière interconfessionnelle. Il a également rénové entièrement les espaces de travail, en privilégiant des immeubles avec une belle exposition lumineuse, en ajoutant des plantes, des rochers, du bois, des couleurs chaudes, etc. Dans le même esprit, le dernier étage de toutes ses tours contient une salle ouverte aux collaborateurs ainsi qu’aux ONG, à titre gracieux, pour l’organisation d’événements.
Sur le plan personnel, Marc Benioff pratique régulièrement une complète déconnexion afin de se ressourcer. Malgré ses responsabilités, il s’efforce de prendre des vacances loin de toute agitation ambiante, sans téléphone ni ordinateur. Ces moments de retraite absolue représentent pour lui la condition d’une action efficace : « Si vous n’avez jamais pris le temps de renouer avec qui vous êtes vraiment et ce en quoi vous croyez réellement, cet instinct risque de vous faire défaut le jour où vous en aurez le plus besoin. » (p. 155) Suivant des principes d’inspiration bouddhiste, il s’agit de faire le vide en soi, de se concentrer sur le moment présent, tout en évitant d’encombrer son esprit avec des tâches multiples.
Pour prendre du recul et mieux décider, l’auteur a mis au point la méthode V2MOM (vision, valeurs, méthodes, obstacles, mesures). Face à une situation, il s’agit de se demander ce qu’on veut, ce qui est important pour nous, comment on peut l’obtenir, ce qui nous empêche de réussir, comment nous savons qu’on y est arrivé. Ce principe est appliqué par Benioff au quotidien ainsi que par ses salariés à chaque échelle de son entreprise. C’est pour lui un moyen de trouver, pas à pas, un équilibre entre deux priorités : confiance et croissance. Dans l’entreprise comme dans sa vie personnelle, il prône une part de lâcher-prise et a fait sienne la devise d’Akio Toyoda, actuel PDG de Toyota : « La perfection n’existe pas, il n’y a que des progrès. » (p. 46) Ainsi, Benioff voit dans le bien-être non seulement une valeur, mais un intérêt pour les affaires, dans la mesure où « les gens en bonne santé sont plus engagés, plus productifs, plus heureux et plus enclins à être fidèles à l’entreprise. » (p. 137)
En 2018, Salesforce a inauguré le plus haut gratte-ciel de San Francisco, la Salesforce Tower. En repensant au chemin parcouru, l’auteur de Trailblazer exprime sa fierté sans pour autant occulter ses regrets. Il rappelle le rôle du modèle 1-1-1, partiellement repris par Google. Ce qu’il nomme culture d’entreprise, c’est « la façon dont [on] définit et exprime ses valeurs » (p.128) Il entend ainsi donner l’image d’un PDG attentif, engagé pour les causes sociales et écologiques : « Pour les entreprises qui veulent réussir demain, la question n’est plus : Est-ce qu’on gagne ? mais Est-ce qu’on rend ? » (p.229)
Présentant l’entreprise comme la « plateforme indispensable du changement », Benioff dénonce la tentation de cacher la poussière sous le tapis au lieu de se confronter aux vrais problèmes. Or, « l’ère de l’entreprise responsable » ouvre selon lui une forme de cinquième révolution industrielle, avec de nouveaux défis : « Être un Trailblazer ne se limite pas à prendre soin de l’écosystème actuel ; il s’agit aussi de créer un monde meilleur pour les générations futures. » (p.231)
Le premier reproche que l’on peut adresser à l’ouvrage est qu’il confine souvent à la prose publicitaire, destinée à vanter les mérites d’une entreprise présentée comme vertueuse. La réalité semble enjolivée par un habillage cosmétique et les zones d’ombre sont passées sous silence. Lorsque l’auteur du livre retrace son parcours, le propos tend vers une déplaisante hagiographie personnelle. Un discours plus sincère et plus nuancé sur le monde des affaires aurait été préférable, mais sans doute moins à l’avantage de l’auteur.
Au demeurant, la position de Marc Benioff a le mérite de la clarté et de la cohérence. Il souhaite rénover le monde de l’entreprise pour qu’il assume davantage de responsabilités sociales et environnementales. Mais on peut se demander si c’est à l’entreprise de jouer effectivement ce rôle. La récente politisation du secteur privé est peut-être un des symptômes de l’échec du politique à apporter des réponses satisfaisantes.
Enfin, l’accent mis sur la méditation, s’il participe d’une louable intention d’améliorer le bien-être des salariés, peut occulter les causes profondes de la souffrance au travail, voire risquer une dérive presque sectaire. Sans dénier à l’auteur son charisme et son talent entrepreneurial, on peut s’inquiéter du modèle de l’ohona et de ses implications : si l’analogie entre l’entreprise et la famille n’est pas nouvelle, sa réactivation contemporaine ne risque-t-elle pas de brouiller insidieusement la frontière, déjà ténue, entre travail et vie privée ?
Ouvrage recensé– Trailblazer. L’entreprise, plateforme incontournable du changement, Paris, Eyrolles, 2020 [2019].
Autres pistees– Emmanuel Faber, Chemins de traverse : Vivre l'économie autrement, Paris, Albin Michel 2011.– Isaac Getz, et Laurent Marbachet, L'Entreprise altruiste, Paris, Albin Michel 2019.– Walter Isaacson, Steve Jobs, Paris, Le Livre de Poche, 2012.– François Lépineux (et al.), La RSE (Responsabilité sociale des entreprises) : théories et pratiques, Paris, Dunod, 2016.