Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Marc Bloch
L’Étrange Défaite est à la fois le témoignage indigné d’un sous-officier français sur la défaite de 1940, l’essai d’un médiéviste pour saisir l’histoire immédiate, l’enquête d’un citoyen sur les causes intellectuelles et morales du désastre et l’appel à la résistance d’un ardent patriote. Comme en écho à la Réforme intellectuelle et morale de Renan, écrit lui aussi au lendemain d’une défaite cuisante, celle de 1870, Bloch réfléchit aux conditions du renouveau. Ici, loin du retour à la terre, Bloch annonce cette politique de l’indépendance par le progrès mécanique, que De Gaulle fera sienne à travers la politique de modernisation. Recherché, le style en est celui d’un universitaire épris de précision, élevé dans le culte des belles lettres et qui rédige dans l’urgence.
Écrit dans la clandestinité entre juillet et septembre 1940 alors que la France, occupée par l’armée allemande ou soumise à son féal de Vichy, se déchire entre résistants, collaborateurs et attentistes, L’Étrange Défaite est un témoignage sur la campagne de France de grande valeur à plus d’un titre.
D’abord, par le point de vue. Bloch, historien plus qu’averti et vétéran de 14-18 a vécu la guerre à partir d’un « poste d’observation » (c’est son expression) très privilégié puisque, capitaine en charge du ravitaillement en carburant de la première armée, il a pu approcher les états-majors sans trop s’éloigner de la troupe, a vécu les angoisses de l’encerclement, la peur-panique des Stukas et de la stridence de leurs sirènes, le rembarquement vers l’Angleterre, les ultimes tentatives du commandement pour rétablir la situation et la défaite, acceptée par Pétain avant même que d’être consommée.
Ensuite, par l’ambition. Car Bloch ne se contente pas de porter témoignage, il entreprend une véritable enquête sur les causes du désastre.
Enfin, par la méthode. Fondateur de l’École des Annales, il n’a pas manqué d’en appliquer les préceptes à son sujet, et donc de faire entrer dans son analyse ces « champs disciplinaires » (sociologique, psychologique, etc.) qu’ignorait l’histoire politique et événementielle d’autrefois.
D’où la valeur éminente de l’ouvrage, qui se distingue à la fois de la plupart des témoignages, des ouvrages militaires et des analyses à froid de nos contemporains. Engagé dans le conflit en tant que soldat puis en tant que résistant, de surcroît Juif, Bloch écrit de toute son âme, pénétré du patriotisme le plus exigeant. Cela donne au livre élan, grandeur, souffle et explique, aussi, qu’il ne puisse atteindre au niveau d’impartialité que l’on serait en droit d’attendre d’une étude historique. Bloch en était tout à fait conscient ; ce n’est pas par hasard qu’il a sous-titré son œuvre « témoignage ».
Et, maintenant, suivons-le. Août 39. Il a 53 ans, 6 enfants, la légion d’honneur. Personne ne l’y oblige hormis sa conscience : il s’engage. Le 3 septembre, c’est la guerre.
Enfin, si on peut parler de guerre, car le conflit qu’il nous décrit a tout, au contraire, du mouvement lent et mécanique d’un énorme mastodonte bureaucratique, l’Armée française, doté de canons, de tanks, d’avions et de chair à canon qui, retranché derrière une ligne Maginot inachevée attend, sans penser, d’arrêter par sa masse et sa puissance d’inertie, des armées ennemies qu’il imagine tout aussi dénuées de vie. Bloch n’a pas de chance. Comme tant d’autres, il voudrait servir, se rendre utile, offrir sa vie à la Patrie, et le voilà gratte-papier quelconque dans un trou sans importance. Rageant. Il demande sa mutation à plusieurs reprises, sans succès, puisque c’est pour se retrouver dans un autre trou, un peu moins profond il est vrai. Résolu à s’extraire de cette gangue, il fait jouer ses relations et se retrouve, pour finir, responsable de l’approvisionnement en carburant de la première armée française. Ce qui n’est pas rien. La première armée, c’est le fer de lance de la France en armes, là que se trouve la majeure partie de son matériel moderne, et, singulièrement, de ces chars que les Allemands surent si bien employer.
Rapidement, il se rend compte d’une chose : l’armée française, non seulement ne sait pas communiquer, mais au contraire s’emploie à enterrer les informations qu’elle détient. Ceci par un mécanisme simple : « C’est une vieille plaisanterie, dans les états-majors, de raconter comment un deuxième bureau, aussitôt qu’il sait quelque chose, s’empresse d’en faire un papier, d’écrire sur celui-ci, à l’encre rouge, “très secret”, puis de l’enfermer, loin des yeux de tous ceux qu’il pourrait intéresser, dans une armoire à triples serrures. » Pourquoi ? Par crainte des responsabilités.
Bloch est mécontent. Rien n’avance, les plus petits mouvements sont entravés par une pesanteur si accablante qu’elle décourageait jusqu’aux plus ardents patriotes. La saleté et la crasse des bureaux vont de pair avec la manie du beau papier. Il faut que tous les rapports, irréprochables, soient écrits le plus joliment du monde, et rangés soigneusement. Fort bien, mais cela implique une lenteur extrême, tandis que, de l’autre côté de la frontière, Guderian et ses jeunes Allemands débordants d’enthousiasme nazi s’apprêtent à foncer avec leurs tanks par les Ardennes vers la mer pour en seulement en quelques semaines réussir leur manœuvre d’encerclement.
Alors soit, dit Bloch. L’ennemi est plus rapide et plus jeune. Ses tanks, déjouant les prévisions d’un commandement français persuadé que les Ardennes étaient infranchissables, ont percé à Sedan et les vallées de la Somme, route de la mer, et de l’Oise, route de Paris, s’ouvrent devant eux. Oui, la première armée française s’est enfoncée loin en territoire belge, sur la Dyle, et cela ne sert à rien : le gros des troupes adverses s’est avéré ne pas être là. Usant de ruse, l’ennemi avait envoyé en Belgique des troupes pour faire accroire qu’il entendait mettre en œuvre le plan Schlieffen de 1914 ; et les chefs français, hantés par les erreurs d’août 14 et soucieux que les industrieuses provinces du Nord restassent en deçà du front, avaient sauté à pieds joints dans le piège. Ne voulant pas renouveler de tragiques fautes, ils en avaient commises d’autres, non moins graves. Certes, les choses auraient pu se passer autrement. On aurait pu, comme le voulait la moitié de l’état-major, attendre les Panzer sur la frontière, entre les fortifications imprenables de la ligne Maginot et la mer. Ç’aurait été un emploi sage pour un outil militaire conçu pour tenir des années un front inamovible, sans trop de pertes. On ne l’a pas fait. Ce sont des choses qui arrivent, se tromper. Bloch n’est pas trop sévère sur ce point. Mais, ce qu’il ne tolère pas, c’est qu’on ne tienne pas compte de l’expérience, ni après la Campagne de Pologne , durant le répit de la drôle de guerre, ni après Sedan, ni plus tard, ni jamais.
À aucun moment, constate Bloch, le haut-commandement n’a compris la racine, pourtant, à ses yeux, évidente, de ses nombreux manquements, au premier rang desquels la lenteur de l’appareil militaire. En chaque occasion, la retraite se présente aux yeux de nos vénérables généraux, « ces personnages chenus » qui « ne nourrissaient pas de plus cher souci que de barrer la route à leurs cadets », que comme « une belle “position” continue, avec bretelles, ligne avancée, ligne de résistance, et ainsi de suite », comme en 1916, aux beaux temps de la guerre de position. Le temps seulement d’y songer, l’ennemi étaient là. Résultat (on parle ici du fameux « réduit breton ») : « Les Allemands entrèrent, sans combat, à Rennes (que la “ position ” eût dû mettre à l’abri), se répandirent dans toute la péninsule et y firent des foules de prisonniers. »
Question : pourquoi n’a-t-on pas compris, pourquoi n’a-t-on rien fait alors qu’il en était encore temps, soit pour dégager la première armée, soit pour organiser la défense suffisamment loin du front ? Était-ce que personne n’avait rien compris à la situation ? Oh, non, Bloch le sait bien. Parmi les jeunes officiers, nombreux étaient ceux qui avaient compris le rythme nouveau du Blitzkrieg . Malgré qu’on ne leur eût enseigné, à l’École militaire, qu’une histoire toute sèche, faite de schémas fixes et inamovibles, à rebours de cette « science du changement » que prônait Bloch, ils ne pensaient pas la guerre avec un siècle de retard, comme l’état-major, mais avec leur temps. « Ils rêvaient, se souvient Bloch, d’une guerre modernisée, d’une chouannerie contre chars et détachements motorisés. Quelques-uns même, si je ne me trompe, en avaient dressé les plans, qui doivent dormir maintenant dans leurs dossiers. […] Quel mal (…) n’auraient pas fait aux envahisseurs quelques îlots de résistance, bien placés auprès des itinéraires routiers (…) pourvus de quelques mitrailleuses et de quelques canons antitanks ». Et d’ajouter : « Les trois quarts de nos soldats se seraient promptement passionnés au jeu. Hélas ! Les règlements n’avaient rien prévu de pareil . »
Même les jeunes généraux, tels ce De Gaulle dont Bloch note que le Comité de Salut Public en aurait fait un général en chef, ne pouvaient rien. L’armée fut commandée par les adjoints des grands chefs de 1918. Autrement dit, par de grands militaires, certes, mais d’une autre génération : Gamelin, 74 ans, Weygand, 73 ! Voilà le drame, à quoi l’historien Bloch ajoute les graves défauts de l’École de guerre, où l’on enseignait une stratégie héritée de Napoléon et de 14-18, où le problème du changement technique permanent était assez peu pris en compte.
De là, Bloch conclut : « Le monde appartient à ceux qui aiment le neuf. » Il n’a pas de mots assez durs pour l’idéologie de la France paysanne et authentique, dont Vichy fera un si triste usage. Non que ce médiéviste ne chérisse les vieux clochers, mais il voit là le plus sûr moyen de perdre la liberté et, loin de rejeter, comme Simone Weil, une technique moderne fondée sur le rêve prométhéen de puissance de l’homme occidental, il pense au contraire que c’est là, dans cette technique, que réside le seul moyen de rester libre. En somme, il s’agit de mettre les tanks du bon côté. Et non seulement il juge funeste l’idéologie « passéiste » mais encore il remarque qu’elle présente de bien étranges affinités avec le désir profond des classes possédantes, comme avec celui de l’occupant : « Tout un parti, qui tient aujourd’hui ou croit tenir les leviers de commande, n’a jamais cessé de regretter l’antique docilité qu’il suppose innée aux peuples modestement paysans. (…) Surtout, l’Allemagne, qui a triomphé par la machine, veut s’en réserver le monopole. »
Alors, y eut-il complot, comme d’aucuns l’ont écrit ? On aura beau lire l’ouvrage en long, en large et même de travers, aucune trace de complot chez l’historien des « fausses nouvelles », à part peut-être ceci : « j’entendis le général Blanchard dire, avec plus de sang-froid que je ne l’eusse cru possible : “Je vois très bien une double capitulation”. Et nous n’étions que le 26 mai ! Et nous avions encore les moyens, sinon de nous sauver, du moins de nous battre (…) et de retenir ainsi devant nous, en les usant, un grand nombre de divisions allemandes. » En fait, ce que Bloch dénonçait ici, c’était bien plus le découragement d’un général dépassé par les événements qu’une conspiration préméditée de généraux qui auraient sciemment dégarni le front devant Sedan pour laisser passer les chars de Guderian.
Bloch est un historien trop averti pour ramener des événements historiques d’une telle ampleur au niveau du « complot ». On se tromperait d’échelle. La défaite est pour lui bien plutôt, comme pour Bernanos ou Simone Weil, le signe d’une crise de civilisation . Un « examen de conscience » est nécessaire.
Au-delà de l’impréparation, de l’âge des généraux, des erreurs de commandement, de l’attitude ambiguë des syndicats, qu’il accuse d’avoir continué à défendre les intérêts matériels des ouvriers alors que la patrie, en danger, réclamait l’abnégation, au-delà du pacifisme des instituteurs, au-delà de la crise d’autorité qu’il avait vue se manifester dans l’armée, ce que Bloch observe, et qui l’atterre, c’est que la défaite ait été acceptée aussitôt que l’idée s’en fût présentée, comme si elle avait répondu à un désir ancien et secret. Aucun ressort moral. Sidérés par une guerre éclair qu’ils ne pouvaient comprendre, les généraux français, transformés en pantins mécaniques ne donnèrent plus d’ordres que suivant des plans périmés depuis l’avant-veille. Sclérose manifeste.
À cela, Bloch n’oppose pas seulement la nécessité de penser la guerre mieux que l’adversaire, il en appelle à une conception sacrificielle totale du patriotisme. « De nos jours, écrit-il, où quiconque en a la force se fait soldat, personne, dans la cité menacée, n’échappe à la levée en masse, à ses gênes ni à ses risques. Là est la seule voie claire. Le reste n’est que sensiblerie – ou lâcheté. » Loin de remettre en cause la guerre totale, il en fait la condition du salut collectif. Les Soviétiques ne se conduisirent pas autrement, eux qui partageaient avec Bloch d’être voués par les nazis à l’extermination. Car il n’y a pas, « pour une civilisation comme pour une économie, pire catastrophe que de se laisser vaincre par une nation de proie. »
En somme, si la responsabilité de la défaite ne peut incomber moralement qu’au haut commandement, la société dans son ensemble, et ses membres en particulier, ne sauraient se tenir pour quittes. Toutes les classes, toutes les professions ont failli à leur devoir. Il faut des idées neuves. Il en appelle donc à la jeunesse.
Ici, comme en général dans son livre, Bloch exprime la pensée de toute une génération, celle de l’après-guerre qui, engendrant le baby-boom, modernisant l’appareil industriel et agricole, ouvrant les universités aux masses, fondant la sécurité sociale et se donnant à une société de consommation qui symbolise le progrès et génère la croissance, assit l’indépendance nationale sur le symbole même de la maîtrise technique de la nature : l’atome. On songe au livre remarquable de François Ricard, La Génération lyrique : c’est exactement ce qui explique la mentalité de cette jeunesse des années 60 qui, à travers mai 68, devait violemment rejeter l’accablant stoïcisme que ses pères avaient opposé, comme Bloch, au spectre de l’effondrement national.
Ici, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, les manques. Bloch n’explique pas la crise d’enthousiasme patriotique qu’il déplore. À cet égard, il serait intéressant de compléter la lecture de L’Étrange Défaite par celle de L’Enracinement de Simone Weil, écrit au même moment dans des conditions semblables et où la crise morale susmentionnée est définie, cernée et expliquée de façon très satisfaisante.
Il ne dit pas un mot du problème des alliances. La guerre, sous sa plume, semble ne concerner que la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Pas un mot de la Russie, de l’Amérique, des Balkans ou de l’Asie, ni de notre politique étrangère qui, par anticommunisme et antifascisme interdit à la France les seules alliances de revers qui lui auraient permis d’espérer une victoire. Ici, la lecture des ouvrages de Jean-Baptiste Duroselle serait d’un grand intérêt, où toutes ces questions sont largement abordées et expliquées.
Enfin, les soubassements idéologiques de ce patriotisme sacrificiel total, qui est celui de la Révolution française réinterprétant l’héroïsme antique, a lui-même une histoire et s’enracine dans un système de représentations qui n’est pas moins étrange, pour nos générations élevées dans le culte de l’Europe et de la paix, que celui qui, au Moyen Âge, avait donné naissance aux Rois thaumaturges .
• Weil Simone, L’Enracinement, Gallimard, coll. « Espoir », 1949.
• Werth Lucien, Déposition. Journal 1940-1944, Viviane Hamy, 1992.
• Goutard Alphonse, 1940, La guerre des occasions perdues, Hachette, 1956.
• Benoist-Mechin Jacques, Les soixante jours qui ébranlèrent l’Occident, Albin Michel, 1956.
• Duroselle Jean-Baptiste, Politique étrangère de la France : la Décadence, 1932-1939, Imprimerie nationale, 1979.