Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Margaret Mead
Aujourd’hui le concept de « genre » est largement répandu : sa force repose sur la mise en avant de la différence sexuelle dans sa construction sociale et historique, d’où le fort pouvoir mobilisateur. Mais si à l’heure actuelle nous sommes arrivés à discuter de pouvoir faire et défaire le genre, nous le devons aussi à une anthropologue américaine : Margaret Mead. Sa recherche en Nouvelle Guinée prouve que ce qui est considéré dans un milieu d’origine comme typiquement masculin ou féminin, ne l’est pas du tout dans d’autres cultures.
Si dans son premier ouvrage, Mœurs et sexualité en Océanie, Margaret Mead dément l’idée d’une adolescence spécifique à l’Occident, le propos le plus important qui accompagnera toute sa carrière reste le suivant : tout est forgé par la société, y compris la différenciation sexuée.
C’est en Nouvelle-Guinée qu’elle trouvera la réponse qu’elle n’osait pas espérer. À la suite de cette recherche, l’anthropologue écrira "Sex and temperament in three primitives societies".
Cette longue enquête de terrain au sein de trois différentes communautés lui permettra d’affiner la thèse déjà esquissée suite à son séjour à Samoa : les sociétés fabriquent sans cesse des différences entre les sexes. On dirait aujourd’hui qu’être homme ou bien qu’être femme est une « construction sociale ».
De ce fait, Mead s’inscrit dans la catégorie des penseurs pour lesquels la relativité des cultures est cruciale : hommes et femmes jouent à être des hommes et des femmes, mais ils ne sont pas intrinsèquement différents. Ce verbe, « jouer », gagnera plus tard dans la pensée de Judith Butler une place fondamentale.
Par conséquent, si les différences entre les sexes sont biologiques, les différences de « genre » – bien qu’elle ne l’ait jamais appelé ainsi – seraient sociales.
Dans cet ouvrage, l’objectif de Mead est d’exposer dans quelle mesure, chez trois populations « primitives », les manifestations sociales du tempérament sont fonctions des plus évidentes différences entre les deux sexes. Ce qu’elle soumet donc à la question sont les présupposés « naturels » que l’on établit dans sa propre société, entre les attitudes de tempérament et le sexe biologique des individus.
Mead étudie les doux montagnards Arapesh, les belliqueux Mundugumor et les gracieux chasseurs de tête Chambuli car, comme toute société humaine, chacune de ces tribus avait donné aux différences entre les sexes une interprétation sociale particulière. En comparant ces observations, il s’avéra possible pour elle de discerner la part des constructions de l’esprit par rapport à la réalité des faits biologiques, afin de démontrer la variabilité, et donc la possible malléabilité, de la conception qu’une société peut avoir des relations entre les sexes.Après deux ans (1931-1933) sur les berges du Sepik, le plus long cours d’eau de Nouvelle-Guinée, Mead nous livre, entre autres, les constatations suivantes.
Peuple auquel elle réserve le plus de place dans son récit ethnographique, les Arapesh habitent un milieu naturel hostile : c’est une population sédentaire, d’agriculteurs et d’éleveurs. « Les hommes appartiennent à la terre » est leur devise, et non l’inverse. La société est communautaire, il n’y a pas d’institution politique. Les tâches des hommes et des femmes ne sont pas clairement distinguées : la société, liée au lignage du père, ne manifeste pas beaucoup de différenciation dans les « rôles sexuels » ; les hommes et les femmes prennent les décisions ensemble de façon équitable, tandis que l’autorité masculine est peu mise en valeur.
Le père a une fonction pour ainsi dire « maternelle » : il joue un rôle essentiel dans les soins apportés aux enfants dans les premières années de vie. Les femmes ont un rôle productif important ; les hommes, plus instruits que les femmes et détenteurs du pouvoir religieux, s’occupent davantage des cérémonies et des créations artistiques ; ils sont émotionnellement plus instables.
Garçons et filles apprennent, dès le plus jeune âge, à acquérir le sens de la solidarité, à éviter les attitudes agressives, à faire attention aux besoins d’autrui et à ne rien accumuler. Le partage et le don sont ainsi les deux moteurs sociétaux : l’Arapesh, qui a cultivé son champ, mais aussi celui des autres, ne garde pas la récolte pour lui, ou juste une partie. De même, pour la fiancée promise de leur propre fils, les parents offrent des coquillages et d’autres biens.
C’est à travers ces attitudes et rituels que la société se garantit une situation pacifique constante. Si le mariage constitue le pilier de l’harmonie collective, l’amour spontané n’a pas vraiment de place.
Bien au contraire des Arapesh, les Mundugumor, qui habitent un milieu naturel accueillant aux terres riches, se sont révélés être d’un tempérament brutal et d’une sexualité exigeante : rien, chez eux, ne relève du tendre et du « maternel ». Ni les Arapesh ni les Mundugumor, n’ont éprouvé le besoin d’instituer une différence sociale entre les sexes, mais l’idéal Arapesh est celui d’un homme doux et sensible, marié à une femme également douce et sensible, tandis que pour les Mundugumor, c’est celui d’un homme violent et agressif, marié à une femme tout aussi violente et agressive. Et ce sont les femmes qui assurent presque entièrement la subsistance du peuple. Qui plus est, elles détestent être enceintes et élever leurs enfants.
Les Mundugumor pratiquent l’endocannibalisme - on ne mange que quelqu’un de son propre groupe pour qui on a un immense respect ; par contre, on ne mange pas vraiment les femmes, car elles ne représentent pas un grand intérêt - et l’exocannibalisme - on mange quelqu’un qui n’appartient pas à son propre groupe, dont on admire le courage, afin de récupérer ses qualités. Ils pratiquent également l’infanticide, tandis que la forme normale de copulation est le viol ; chacun est ainsi sans cesse sur le qui-vive. Pourtant, l’idéal sociétal est la grande famille polygame, qui peut compter jusqu’à six ou sept épouses pour un homme. Ce ménage est nettement divisé en deux groupes : celui composé du père et de toutes ses filles, et celui qui comprend les mères et leurs fils. Frères et sœurs n’appartiennent pas à la même « corde » : les premiers reconnaissent l’autorité de leur mère ; les secondes, celle de leur père. Lors de l’enfance et de l’adolescence, on enseigne aux Mundugumor l’importance des rôles individuels, mais finalement égalitaires.
Mead continue sa descente du fleuve Sepik et arrive chez les Chambuli. Ils sont en partie agriculteurs, mais sont surtout des artisans qui construisent de nombreuses pirogues. Partenaire dominant, le rôle majeur de la femme est économique. C’est elle qui a la tête froide et qui mène la barque ; l’homme est, des deux, le moins capable et le plus émotif. Ce peuple présente donc un cas curieux d’inversion : ce sont les femmes qui assurent la subsistance, tandis que les hommes sont accaparés par leur toilette et l’organisation de leurs petites fêtes, et continuellement en proie à des accès de nerfs.
L’anthropologue remarque que pour les groupes masculins, il y a toujours l’enseignement de l’individualisation : ils sont élevés dans l’idée de compétition et de stimulation. Cela crée de fortes tensions chez les garçons et une forme de mal être social qui les pousse à aller vivre dans d’autres villages ; au contraire, dans les groupes féminins, où les petites filles et les adolescentes sont élevées collectivement, il existe très peu de tensions.
Mead conclut ses trois enquêtes par l’idée que la différence de tempéraments entre les sexes n’est qu’une construction sociale : hommes et femmes sont « féminins » chez les Arapesh, « masculins » chez les Mundugumor, tandis que, chez les Chambuli, les deux sexes ont des tempéraments distincts, mais ceux-ci sont inversés par rapport aux sociétés occidentales.
Elle tire donc des règles générales concernant ce qu’on appelle alors le « tempérament », c’est-à-dire les dispositions psychologiques individuelles ou communes à l’ensemble d’un peuple. Elle distingue ce qui relève du biologique, de la nature et ce qui relève de toute évidence du culturel, mais va aussi plus loin : elle cherche à faire bouger la ligne de partage entre les deux, en montrant que nombre de nos conceptions concernant le sexe et les normes de comportement attribuées au masculin ou au féminin sont en fait empreintes de culture.
Elle en arrive ainsi à considérer l’assignation de certains traits de caractère aux hommes ou aux femmes comme étant arbitraire. Cela la conduit du théorique au politique, puisqu’elle pose aussi la question en termes d’inégalité : « Ce qui, à l’origine, n’était qu’une nuance de tempérament s’est transformé, sous l’influence sociale, en une caractéristique essentielle et inaliénable d’un sexe » (pp. 256-257).
Comment expliquer que les enfants Arapesh deviennent presque uniformément des adultes paisibles et confiants, alors que les jeunes Mundugumor se transforment en êtres violents et inquiets ? Ou bien que les Chambuli offrent une image en quelque sorte renversée de ce qui se passe en Occident ? Seule la société, pesant de tout son poids sur l’enfant, peut être l’artisan de tels contrastes. Il ne saurait y avoir d’autre explication d’après Mead, même en invoquant l’ethnie, l’alimentation ou la sélection naturelle.
« D’une telle confrontation se dégagent des conclusions très précises. Si certaines attitudes, que nous considérons comme traditionnellement associées au tempérament féminin – telles que la passivité, la sensibilité, l’émotivité, l’amour des enfants – peuvent si aisément être typiques des hommes d’une tribu, et dans une autre, au contraire, être rejetées par la majorité des hommes comme des femmes, nous n’avons plus aucune raison de croire qu’elles soient irrévocablement déterminées par le sexe de l’individu » (pp. 251-252).
La personnalité d’un individu est donc moins fonction de son sexe que d’un système de rôles imposé par le modèle culturel en vigueur dans la société, affirme l’anthropologue. Mead croit fortement que notre sexualité est culturellement définie pour le maintien d’un certain ordre sociétal, qu’on ne peut pas analyser les rapports de genre indépendamment des autres rapports de pouvoir, que notre identité se façonne sur notre sexualité et que la culture est un produit humain modelant, et non un destin inné. Elle démontre que le « pattern », le « modèle culturel », est fondé sur trois séquences : la prime enfance, le temps d’imprégnation des codes sociaux ; l’adolescence, quand ces codes sont mis en pratique ; l’âge adulte, qui est le temps dans lequel on a intériorisé le modèle culturel jusqu’à ce qu’il devienne inconscient et « naturel » pour le reste de la vie.
D’après Mead, les méthodes d’éducation, la structure de la personnalité adulte, les orientations fondamentales de la culture forment un ensemble organisé et indissociable dont l’étude invite à repenser la place de ce qui est de l’ordre du « naturel » au sein de chaque culture. Cela n’étonnera pas que ces propos, valorisant la multiplicité des identités sexuées à l’opposé de la société hétérocentrée américaine, eut un écho important dans la communauté LGBT dès les années 1950.
Ce classique de Mead s’attache à démontrer comment la répartition de traits de caractères entre hommes et femmes se fait de façon arbitraire, parce que, sous l’influence sociale, on transforme une nuance de tempérament en une caractéristique inaliénable d’un sexe.
À la fin des années 1940, l’anthropologue affirmera que cette division artificielle des « sex roles » a pour fonction de développer chez chacun des caractéristiques propres (c’est le principe du constructivisme), contribuant ainsi à former le sentiment d’identité. Si la société veille à ce que chaque génération s’inscrive dans le moule, Mead montre également qu’à l’intérieur d’une culture, même « primitive », existent des déviances par rapport aux comportements normatifs.
L’originalité du concept de « sexe role » demeure dans sa capacité d’appréhender le social comme un domaine irréductible aux lois biologiques. C’est la première rupture introduite par le mouvement féministe : la mise en avant de l’« histoire » sur la « nature » facilite la remise en cause des inégalités et permet d’adosser la dénaturalisation des rapports sociaux à des revendications politiques, tout en rendant l’action également possible au niveau individuel.
Plus tard, les études de genre se sont attachées à montrer quels sont les traits culturellement attribués à la femininité et comment ces stéréotypes sont véhiculés par les discours : cette idée rejoint les travaux précurseurs de Mead, qui peuvent encore inspirer les représentations collectives et les conceptions actuelles de la sphère sociopolitique.
Rappelons que ces lignes sont écrites au tournant des années 1930. Mead pose les jalons d’une conception constructiviste du sexe qui ne sera formulée en termes de genre que plusieurs décennies plus tard.
Mais ce sont aussi des écrits qui appartiennent à leur temps, et comportent donc des limites évidentes ; on lui avait reproché un imaginaire exotisant de la sexualité polynésienne, on lui reprocha également une idéalisation des Arapesh – ils occupent la partie la plus grande de l’ouvrage –, comme incarnation au XXe siècle du mythe du bon sauvage. Il faut à cet égard souligner que Mead parfois nous livre les résultats de son travail sous une forme légèrement romancée.
Enfin, encore une critique d’autre ordre : s’il y a autant de modèles culturels que de sociétés, les observations sur un terrain pensé comme unique ne permettent pas la formulation de théories, par absence de faits récurrents et généraux. Mead l’admet elle-même dans son Introduction, tout en utilisant ces résultats pour questionner sa propre société. Car l’analyse de l’anthropologue est propre à l’époque : alors qu’Hitler accède au pouvoir, le racisme et le sexisme gagnent du terrain en Amérique et en Europe.
Ces années charnières sont marquées surtout par l’idée que l’Occident représente la civilisation accomplie : l’évolutionnisme quasi hégémonique en anthropologie influence chaque recherche scientifique de l’époque. En parfaite contradiction, Mead produit la preuve que les hommes et les femmes sont fondamentalement égaux.
Ouvrage recensé– Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963 [1935].
De la même auteure– L’un et l’autre sexe. Le rôle de l’homme et de la femme dans la société, Paris, Denoël-Gonthier, 1966 [1948].– Du givre sur les ronces, Paris, Seuil, 1977 [1972].
Autres pistes– Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tomes 1 et 2, Paris, Gallimard, 1964 [1949].– Élisabeth Badinter, L’un est l’autre : des relations entre hommes et femmes, Paris, Librairie générale française, 1987.– Thomas Walter Laqueur, Michel Gautier, La fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.