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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le Français est à nous

de Maria Candea & Laélia Véron

récension rédigée parMarie TétartTitulaire d'une maîtrise en histoire.

Synopsis

Arts et littérature

À écouter les médias et les nombreux ouvrages qui fleurissent régulièrement sur le sujet, la langue française serait en péril. Les anglicismes, les barbarismes, le langage SMS et bien d’autres maux la menaceraient. Que faut-il penser de ces cris d’alerte ? En réalité, le français est une langue vivante et en évolution, comme toutes les autres. Son histoire s’écrit chaque jour. La défense de la « langue de Molière » ne serait-elle pas un prétexte pour critiquer la société actuelle ? Ne véhiculerait-elle pas des enjeux politiques et sociétaux plutôt que linguistiques ?

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1. Introduction

Le français est-il en péril ? Les autrices font un retour sur cinq siècles d’histoire pour montrer que ce cri d’alarme n’est pas nouveau et qu’il s’est toujours fondé sur les mêmes schèmes, ceux d’une souillure venue de l’extérieur (de l’étranger ou des classes sociales populaires). De plus, pour juger du péril, encore faut-il savoir de quoi on parle : finalement, qu’est-ce que la langue française ? Sur quoi se fonde-t-on pour la définir ? Cette entreprise de définition ne peut être qu’imparfaite.

En effet, parlée depuis plusieurs siècles et sur quasiment tous les continents du monde, le français est une langue multiforme qui n’a jamais cessé d’être en évolution. Les autrices s’attardent sur le cas ô combien litigieux de l’orthographe pour montrer combien celle-ci a connu une histoire mouvementée. La question de l’orthographe est d’ailleurs symptomatique de l’enjeu idéologique de la langue, qui est un espace privilégié pour le déploiement de luttes de pouvoir.

2. Une langue en péril ?

L’inquiétude quant aux dangers qui menacent la langue n’est pas nouvelle. On en trouve des traces dès le XVIe siècle. En 1549, Joachim Du Bellay écrit La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse. Avant lui, Geoffroy Tory de Bourges et Jean (John) Palsgrave « tempêtent déjà contre la dégradation et la décadence du français envahi par des latinismes et italianismes prétentieux, et par des mots venus du jargon du bas peuple et adoptés par les gens de la Cour » (p.8). Les dangers sont déjà désignés : ils viennent de l’étranger et du peuple.

En 1930, soit quatre siècles plus tard, le discours est toujours le même chez André Moufflet qui écrit le pamphlet Contre le massacre de la langue française. Et, de nos jours, des voix s’élèvent encore contre les argots, les anglicismes, les barbarismes, le langage SMS, le politiquement correct, la simplification, la novlangue inclusive, les sigles, l’arabe, etc., qui menaceraient la langue française.

Ces cris d’alarme s’accompagnent souvent de remarques sur le bac (qui ne vaudrait plus rien) et sur les jeunes (qui parleraient de moins en moins bien le français). Par jeunes, il faut souvent entendre les « jeunes des cités » ou encore les « jeunes des banlieues » dont on déplore la pauvreté de vocabulaire depuis les années 1990. Le linguiste Alain Bentolila a même pu parler d’un bagage de 350 à 400 mots… Chiffres rocambolesques, quand on sait qu’un enfant de deux ans connaît environ 400 mots et que les élèves de fin CE1, des plus à l’aise jusqu’à ceux en difficulté, ont acquis 3 000 à 8 000 mots radicaux (c’est-à-dire sans les dérivés).

Quand on ne pointe pas du doigt l’illettrisme des jeunes, on dénonce leur façon créative de manier le français et notamment d’y mêler des éléments venus des langues arabes.

De manière générale, le discours professé est culpabilisant et alarmiste. Il met en exergue un français standard qui est censé être le seul correct. Ce discours fait courir un risque autrement plus sérieux que celui d’une mort du français. Il nous entraîne en effet vers une rupture entre les grammaires : d’une part, celles de l’école, la grammaire scolaire, mais aussi de l’administration, de la loi, de la littérature, etc., et, d’autre part, celles de la conversation amicale, de l’oral et de l’écrit informels. Ce qui pourrait nous conduire vers une diglossie, c’est-à-dire une situation de coexistence entre deux variétés de langue, l’une dite haute et l’autre dite basse.

3. Comment définit-on la langue française ?

La langue française est vieille de plusieurs siècles et, actuellement, elle est la langue d’usage de centaines de millions de locuteurs et de locutrices. Pourtant, nous ne disposons pour la décrire que de quelques échantillons. Le français oral, par exemple, qui est et a été usité beaucoup plus que le français écrit, ne peut être observé par des enregistrements vocaux que depuis la fin du XIXe siècle. Il nous est méconnu pour toute la partie antérieure ou connu uniquement par des transcriptions écrites.

Le français écrit a bien sûr laissé plus de traces, que ce soit dans les bibliothèques, les centres de documentation, les bases de données ou désormais Internet. Cependant, ces traces ne constituent elles-mêmes qu’une petite fraction de ce qui a pu s’écrire et s’écrit encore en français. De plus, une partie seulement de tous ces écrits est observée et analysée par les linguistes lorsqu’ils composent les dictionnaires.

De nos jours, ces derniers tentent de se fonder sur des échantillons représentatifs et variés (littérature, mais aussi écrits professionnels, réseaux sociaux, etc.). Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi. Au XVIIe siècle, « les premiers académiciens […] ont choisi d’observer comment parlait (et parfois comment écrivait) la “plus saine partie de la Cour” » (p.18).

On comprend donc que ce français, qui a été à la source du premier dictionnaire de l’Académie et qui a fixé pour des siècles notre orthographe, n’avait probablement pas grand-chose à voir avec le français courant de son époque. La création de l’Académie en 1635 répondait déjà à des enjeux politiques et sociaux qui se sont répercutés sur la langue jusqu’à nous. Les réformes qui ont suivi, jusqu’en 1835, ont consisté à simplifier et rationaliser les choix initiaux de l’Académie, qui prônait l’élitisme. La langue française est donc aussi le résultat de choix qui ont pu être politiques, et non celui d’une évolution logique liée à l’usage ou à la stricte étymologie.

4. Une langue en constante évolution

L’usage veut que le premier texte écrit en français date de 842. Il s’agit d’un passage des Serments de Strasbourg. En réalité, ce texte est la transcription phonétique du latin tel qu’il se pratiquait au IXe siècle à la Cour de Charles le Chauve. Il ne s’agit donc pas encore de français, même si ce latin tardif constitue une transition vers une langue régionale de l’Europe qui sera un jour le français. Ce latin est incompréhensible pour un francophone d’aujourd’hui, tout comme lui est incompréhensible le français médiéval.

En réalité, même le français de Molière est très dépaysant pour nous, à la fois par son orthographe et par sa grammaire (très peu d’accents, mais des tildes ; les lettres -i, -j, -u et -v utilisées non pour des raisons de prononciation mais selon des règles de position ; etc.).

Au fil du temps et encore de nos jours, de nouveaux mots se sont forgés, des néologismes se sont installés. Ainsi que le théorise Balzac dans Le Cousin Pons, « il est nécessaire de forger des mots pour exprimer des phénomènes innommés » (p.67). Il y a aussi des effets de mode, qui du reste peuvent disparaître aussi soudainement qu’ils sont apparus (tels que le mot « souping », un terme inventé de toutes pièces pour évoquer les régimes à base de soupe et qui se voulait « branché » par son allure angliciste). Comme pour les vêtements, les individus peuvent se montrer nostalgiques du passé ou au contraire rechercher la nouveauté. C’est l’usage massif et prolongé d’un mot qui décidera de son sort final.

Les fautes supposées de langage peuvent d’ailleurs se révéler troublantes lorsqu’on étudie l’histoire de la langue et des pratiques langagières. Ainsi, « aller au coiffeur » apparaît régulièrement en tête des fautes les plus couramment faites et les plus conspuées. L’usage et la grammaire veulent que l’on dise « aller chez le coiffeur ». Le mot « chez » vient du latin casa, qui signifie « maison ». Si, donc, on dit « aller chez le coiffeur », c’est parce que le coiffeur travaillait autrefois chez lui, ou juste à côté de chez lui, et que l’on se rendait vraiment « chez » lui tout comme on allait vraiment « chez » le boucher, la couturière ou le docteur lorsqu’on faisait appel à eux. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : on va « chez » le coiffeur tout comme on va « au » supermarché. La faute « aller au coiffeur » est-elle donc encore légitime ?

5. La grande question de l’ortografe

Il est essentiel de « comprendre à quel point la langue ne se confond pas avec son orthographe » (p.24). La forme écrite des mots est toujours seconde par rapport à la forme orale, aussi bien du point de vue de l’histoire de la langue que de l’acquisition de la langue par l’individu. Toutes les langues ont d’abord existé à l’oral avant de se doter (éventuellement) d’une représentation écrite. De même, les enfants apprennent d’abord à parler avant d’écrire. La langue orale a une évolution plus naturelle et plus douce que l’écrit, qui subit davantage l’intervention humaine et peut à ce titre changer brutalement.

L’orthographe n’intéresse que le français écrit. Aussi, pendant des siècles, il n’a concerné que des cercles étroits qui l’ont utilisé pour des raisons techniques (les imprimeurs par exemple). La plupart des gens étaient illettrés et ignoraient l’écrit. Quant aux personnes cultivées, elles connaissaient en général parfaitement leur latin et se fondaient sur leurs acquis pour écrire comme elles l’entendaient. Dans la première moitié du XIXe siècle, Stendhal déclare que l’orthographe et le français sont « des divinités des sots » (p.188). Tout cela change avec la généralisation de la scolarisation des enfants, lorsque l’école est rendue obligatoire dans les années 1880. Dès lors, l’orthographe devient l’affaire de tous.

Nous devons notre orthographe actuelle aux décisions des premiers académiciens du XVIIe siècle qui, nous l’avons vu, ont opéré des choix élitistes dans un but politique, celui d’une domination des classes sociales supérieures. Des simplifications ont été imposées depuis : on ne dit plus adjuster, saulmon ou faictnéant par exemple. De nombreux linguistes demandent encore deux réformes principales :

— celle qui alignerait l’orthographe des mots d’origine grecque sur leur prononciation (en remplaçant les -ph, -rh, -th et -y par -f, -r, -t et -i), ce que toutes les autres langues romanes ont déjà fait (ainsi, « orthographe » deviendrait « ortografe ») ;— celle qui supprimerait les consonnes doubles n’ayant aucune valeur phonétique ou distinctive (ainsi, « donner » deviendrait « doner », tout comme on écrit un « donateur » et non un « donnateur » ; mais « fille » resterait « fille » pour ne pas être confondu à l’oral avec « fil »).

6. Un espace d’expression idéologique

La question de l’orthographe nous ramène aux questions de luttes de pouvoir. Rappelons-nous en effet que, pour les premiers académiciens, il s’agissait « de se distinguer des “ignorants” et des “simples femmes” » (p.198).

C’est pourquoi l’orthographe devait s’éloigner de la prononciation et se fonder sur le latin (ou le grec !) que les humbles ne maîtrisaient pas. Encore aujourd’hui, la langue est un outil de lutte élitiste et anti-démocratique. L’exaltation de la langue des salons à la française du XVIIIe siècle (par ailleurs difficile à attester sans enregistrement vocal des conversations de l’époque) est une façon de critiquer la Révolution, qui a jeté à bas un âge d’or de l’esprit français. C’est aussi mettre en avant un modèle de sociabilité élitiste, celui des classes sociales supérieures.

La langue est aussi un terrain d’expression pour les luttes entre les sexes. Le XVIIe siècle a été celui d’une offensive généralisée contre le féminin : il fallait assurer la primauté du masculin, y compris dans la langue. De cette époque datent beaucoup de règles grammaticales qui sont toujours enseignées à l’école, telles que la règle d’accord qui veut que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Il n’en était pas ainsi autrefois : on privilégiait alors plutôt d’autres règles, telle celle de proximité (l’accord est fait avec le sujet le plus proche). L’accord du participe présent au féminin ainsi que celui des pronoms personnels utilisés comme attributs ont également été bannis par les premiers académiciens.

Il faut également évoquer la langue comme vecteur de racisme. Elle a été un objet de débat à l’époque des colonies : fallait-il ou non apprendre le français aux peuples colonisés ? Dans les faits, la langue française a été très peu enseignée, car elle a été jugée trop compliquée pour des esprits jugés inférieurs. Le développement du français (et de la francophonie) est un phénomène post-décolonisation.

En revanche, c’est bien à la fin du XIXe et au début du XXe siècle qu’est apparu le « français petit nègre ». Il a été inventé de toutes pièces pour permettre la communication entre les soldats issus des diverses colonies françaises africaines. Ce français tronqué était censé être plus abordable pour eux, alors que, d’un point de vue linguistique, il est loin d’être facile à assimiler. Il s’agit donc clairement d’une invention idéologique destinée à créer des distinctions raciales.

7. Conclusion

Le français est-il en péril ? Va-t-il succomber aux invasions venues de l’étranger, à la créativité des jeunes et à la simplification à outrance de sa grammaire et de son orthographe destinée à servir une démagogie populiste ?

En réalité, le français est bien plus qu’une grammaire et qu’une orthographe, qui ont nécessairement évolué et pris des formes variées au fil des siècles et selon les régions où cette langue s’est développée. Le français est le résultat à la fois d’une histoire, au cours de laquelle il a intégré de nombreux apports venus d’ailleurs, et de choix politiques. C’est une matière vivante privilégiée pour toutes les luttes idéologiques, car le langage n’est pas neutre et joue un rôle actif dans les sociétés humaines.

« Se saisir des mots, c’est revendiquer non seulement un droit à la parole, mais une vision du monde » (p.87). Maria Candea et Laélia Véron militent pour que la langue soit rendue à leurs possesseurs légitimes : leurs locuteur.rice.s.

8. Pour aller plus loin

Mis en avant dans les médias, par exemple sur France Culture, Le Français est à nous ! prend à contre-courant le postulat couramment admis d’une décadence de la langue française. Les deux autrices s’inscrivent notamment en faux contre les positions de l’Académie française, dont elles dénoncent l’incompétence et la nocivité.

Constituée de personnalités dont aucune n’a jamais été linguiste (on ne compte qu’une seule exception depuis 1635), l’Académie s’oppose particulièrement à toute évolution dans le domaine des genres, comme la féminisation des titres et des professions. Les académiciens ont ainsi évoqué Simone Veil à sa mort en tant que leur « confrère décédée » et rédigé la notice d’Assia Djebar, femme de lettres algérienne d’expression française, entièrement au masculin avant de la corriger en catimini.

Maria Candea et Laélia Véron dénoncent donc la main-mise de cette institution sur la langue française en rappelant que, en 2050, 80% des locuteurs et locutrices francophones seront probablement africains… Le français n’est donc pas la possession de quelques censeurs, ni même des linguistes et pas davantage celle des seuls Français : elle est celle de tous ceux qui le parlent.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Maria Candea et Laélia Véron, Le Français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019.

Autres pistes– Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.– Louis-Jean Calvet, Linguistique et colonialisme. Petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 1974.– Louis-Jean Calvet, Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999.– Henri Frei, La Grammaire des fautes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011 [1929].– Éliane Viennot (dir.), L’Académie contre la langue française. Le dossier « féminisation », Paris, Éditions iXe, 2016.

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