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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Marie-Anne Dujarier
Une nouvelle classe de managers, que l’auteure de l’ouvrage, Marie-Anne Dujarier, nomme « planneurs », a pris une grande importance ces dernières années dans l’encadrement du travail. Qu’ils soient cadres ou consultants, leur mission consiste à améliorer la performance d’une entreprise privée ou d’un service public à l’aide de dispositifs qu’ils adaptent à la structure et imposent aux salariés, tout en restant, le plus souvent, à distance. Riche de nombreux témoignages l’auteur montre le ressenti venant des planneurs sur leur propre métier ainsi que celui des salariés qui doivent s’adapter aux exigences de ces managers inconnus.
Marie-Anne Dujarier a mené, durant dix ans une enquête de terrain dans de nombreux secteurs d’activité, autant dans les domaines publics que privés, et effectué de nombreux entretiens avec des employés, appelés opérationnels, ainsi que des planneurs dans son ouvrage, afin de rendre compte d’une nouvelle forme de management qu’elle dit « désincarné ».
En effet, les planneurs analysent et encadrent les activités des opérationnels, pour améliorer la production à l’aide de dispositifs. Les nombreux témoignages venant des deux partis montrent les limites de ce type de management, mais également les raisons pour lesquelles les planneurs, même conscients des effets néfastes que peuvent avoir ces dispositifs sur le travail des salariés, continuent d’opérer de la sorte.
D’après la définition proposée par Marie-Anne Dujarier, les planneurs forment une catégorie de cadres contrôlant à distance les activités des opérationnels dans le but d’accroître les performances d’une entreprise privée ou d’une structure publique.
Ceux-ci occupent aussi bien des postes d’ingénieurs, de responsables des ressources humaines ou de contrôleur de gestion. Le paradoxe tient du fait qu’ils n’ont que peu (voir aucun) contact avec les employés dont ils organisent le travail, contrairement à un manager dit « de proximité », et n’ont très souvent aucune connaissance du cœur d’activité de l’entreprise ou de l’institution publique.
Cette position éloignée implique des aspects positifs et négatifs dans l’activité des planneurs. Elle leur permet d’avoir une vision globale des processus de fonctionnement d’une entreprise pouvant ainsi les amener à proposer des changements et des innovations auxquels les cadres travaillant en interne n’auraient pas pensé. Pour effectuer leur travail, ils s’appuient sur des études réalisées sur le secteur d’activité qu’ils ont en charge afin de récolter une quantité d’information conséquente, des rapports effectués par les opérationnels eux-mêmes et à leur imagination afin d’établir quel type de dispositif sera le plus adéquat pour l’entreprise.
À la suite de la détermination du nouveau dispositif à appliquer, les planneurs opèrent une importante communication et imposent une participation, sous peine de sanctions, à l’ensemble des salariés et à la Direction de l’entreprise, ou du service public, pour établir la mise en place des ajustements préconisés. Cet aspect de leur travail est extrêmement redouté par les employés, car celui-ci implique le plus souvent des changements radicaux dans leur propre organisation. Ceux-ci sont ainsi accompagnés d’une mise en compétition entre les opérationnels et une baisse de la qualité des services rendus.
Les planneurs peuvent, pour certains, en fonction du degré de responsabilité de leur poste, ne pas compter leurs heures, car leur activité leur impose d’être toujours performants et disponibles. Certains d’entre eux témoignent travailler presque tous les soirs et très souvent les week-ends, surtout s’ils sont amenés à travailler avec des partenaires étrangers. Cela s’impacte bien entendu leur vie sociale et familiale, leur santé qu’ils ont tendance à négliger. Toutefois, ce stress et ces contraintes ne les empêchent aucunement de se dire satisfaits de leur situation professionnelle.
En effet, ils sont en contrepartie bien payés, travaillent dans des conditions confortables et, surtout, ils voient leur activité comme un jeu. Quelle que soit leur spécialisation, les planneurs ont en commun l’obligation d’atteindre des objectifs, souvent assez abstraits, dans un temps imparti. C’est ce type de challenge qui les interpelle, car, ils doivent alors mettre à l’épreuve leur intelligence et leur habileté pour comprendre ce qui marche ou non dans une entreprise afin d’atteindre le but donné de la manière la plus efficace possible.
Cette approche que nombre d’entre eux disent « amusante » vis-à-vis de leur travail peut paraître choquante, car elle implique des aspects humains et économiques délicats et réels qu’ils décident de ne pas prendre en compte dans leur réflexion. Des planneurs témoignent ne pas se poser la question des conséquences de la mise en place des nouveaux dispositifs sur les opérationnels et ajoutent qu’ils ne veulent pas réellement le savoir, car l’aspect humain peut devenir un obstacle à leur travail.
Marie-Anne Dujarier explique que le terme « dispositif » définit la planification et l’organisation des actions qui seront menées dans une entreprise. Ceux-ci sont établis à l’extérieur de la structure par les planneurs.
L’auteure met en avant trois types de dispositifs. Les « dispositifs de finalités », qui englobent plusieurs formes de management (management par les nombres, les objectifs ou la performance…), imposent aux opérationnels des objectifs quantifiés à atteindre. Cela permet de mesurer le travail effectué selon plusieurs critères sélectifs déterminés en fonction de l’activité de l’entreprise.
Les « dispositifs de procédés » servent à ordonner les tâches et imposer une manière de les réaliser. Ils automatisent une partie de la production tout en fixant la manière dont les employés doivent procéder pour réaliser l’autre partie. Toutefois, pour que ceux-ci fonctionnent convenablement, ils doivent les utiliser exactement de la manière dont les planneurs les ont pensés. Pour cela, une participation des employés est mise en place avec un troisième type de dispositifs, les « dispositifs d’enrôlement ».
Ces derniers visent à faire accepter, par les opérationnels, les dispositifs de procédés afin de les amener à les utiliser. Là où les dispositifs de finalités et de procédés s’adaptent à l’entreprise dans laquelle ils sont mis en œuvre, ceux d’enrôlement, eux, restent les mêmes, quel que soit le secteur. Ils restent basés sur la nécessité d’organisation, d’adaptation et de performance pour faire face à la concurrence ou aux déficits. Les dispositifs d’enrôlement promettent des récompenses, mais également des sanctions sévères si les salariés s’opposent aux changements qu’ils apportent.
Le management par les dispositifs présente de nombreux avantages du point de vue de l’organisation et du travail. Les employés peuvent se reposer sur les dispositifs construits sur des savoir-faire et des expériences déjà acquises. Par exemple, dans une entreprise, ils permettent d’automatiser des tâches répétitives, pénibles ou dangereuses, orientant alors les opérationnels sur des activités plus gratifiantes.
Marie-Anne Dujarier souligne que l’impersonnalité des dispositifs peut aussi être un avantage permettant une distance entre la Direction et les employés, évitant ainsi les abus d’autorité. Cette impersonnalité défend également l’intérêt général, a recours à l’expertise et offre un détachement politique.
Ces trois types de dispositifs sont toutefois vivement critiqués par les travailleurs. Ils sont obligés de ne travailler que pour faire du chiffre, faisant passer au second plan le véritable cœur de leur métier.
Marie-Anne Dujarier relate les témoignages de trois assistantes sociales qui indiquent ne plus pouvoir prendre le temps de réellement aider les personnes venant les consulter et même d’échanger entre elles, car elles doivent faire un maximum de rendez-vous dans une journée pour ensuite rendre des comptes. Selon elles, ces dispositifs déjà préétablis ne prennent pas en compte la réalité du terrain, voire les entravent par des objectifs souvent irréalisables à un rythme infernal. Cela tend à déshumaniser leur travail, à instaurer une atmosphère malsaine de compétition.
La qualité des services rendus est également altérée par les dispositifs, car ceux-ci imposent une autre vision de celle des opérationnels. Par exemple, dans le cas des assistantes sociales, les dispositifs permettent d’estimer la qualité de leur travail sur la durée de leurs entretiens, qui doivent être le plus courts possible. Cependant, les assistantes expliquent que prendre du temps pour aider au mieux leurs clients est nécessaire. Cette recherche de qualité imposée les oblige alors à sélectionner leurs clients en donnant priorité à ceux dont les cas sont les moins graves, car les rendez-vous seront courts. En procédant de cette manière, elles prennent alors le risque d’enfreindre la loi qui exige un traitement non discriminant des citoyens.
Si le but de ces dispositifs est théoriquement d’accroître la performance d’une entreprise ou d’un service public, l’activité des planneurs peut au final se retrouver contre-productive. Par exemple, pour les assistantes sociales, un travail performant exige du temps et impose de se faire en équipe, tout l’inverse des mesures préconisées par les dispositifs. Selon elles, tous ces dispositifs sont paradoxaux, car vont de pair avec une méconnaissance des cœurs de métier.
S’intéressant au ressenti des planneurs, Marie-Anne Dujarier fait remarquer que ceux-ci ont également des activités établies selon les dispositifs de finalité mis en place par d’autres planneurs et qu’ils sont eux aussi très critiques vis-à-vis de ce type de management. Pour leur part, ils pointent que la performance promise est très différente de celle qu’ils perçoivent dans la réalité. L’un d’entre eux témoigne que pour optimiser la productivité dans une entreprise, il doit, dans un premier temps, la dégrader volontairement. C’est-à-dire que pour savoir ce qu’il s’y passe, il demande aux opérationnels de remplir des tableaux de statistique afin d’obtenir les renseignements nécessaires au lieu de les laisser se concentrer pleinement sur leur travail.Les planneurs se disent ensuite conscients des effets des dispositifs de procédés.
Par exemple, des responsables de la mise en place des systèmes d’information constatent que les outils qu’ils instaurent ne tiennent pas leurs promesses de performance, car ils figent la manière de travailler des employés, les amenant vers une forme de pensée unique, et standardisent l’analyse des chiffres. Un directeur des systèmes d’information ajoute que les progiciels, très coûteux, imposent de nombreuses manipulations, en plus des phases de test et de démarrage, pour un résultat très souvent décevant et qu’ils sont renouvelés à une fréquence telle que les opérationnels n’ont pas le temps de se former convenablement.
Les dispositifs d’enrôlement connaissent les mêmes critiques de la part des planneurs. Ceux-ci se retrouvent en décalage, car ils vendent des dispositifs dont ils vantent l’efficacité, tout en sachant qu’ils ne servent à rien. Un responsable de l’organisation travaillant dans une grande banque précise que les contrôles multiples effectués à travers les dispositifs ne sont que des mots, car la norme est de faire de l’argent en laissant croire aux clients qu’ils permettent de maîtriser le risque.
Les dirigeants des entreprises et des organismes publics eux aussi ne sont pas convaincus de l’efficacité des dispositifs dont ils commandent la mise en place. Ils se sentent obligés de les adopter et de les défendre auprès de leurs employés, car ils dirigent des structures trop importantes pour les gérer « à la main », comme en témoigne un dirigeant. Toutefois, au cours des entretiens avec Marie-Anne Dujarier, nombre d’entre eux ont avoué avoir de gros doutes sur la pertinence de l’encadrement par les dispositifs et jugent que cette bureaucratie est inefficace.
L’enquête très poussée de Marie-Anne Dujarier présente une forme de management, mis en place à travers trois formes de dispositifs très abstraits. Ceux-ci ne font guère l’unanimité, autant auprès des opérationnels qui les subissent que des cadres et des consultants qui opèrent à distance pour les mettre en place et les imposer dans le but d’améliorer les performances d’une société ou d’un service public.
Alors pourquoi ces planneurs défendent-ils ce management désincarné ? Sûrement, car leurs postes leur offres des situations confortables financièrement et des défis pouvant mettre en valeur leurs compétences intellectuelles, même si cela se fait au détriment de la vie professionnelle d’autrui, de leur propre santé et de leur vie sociale.
Contrairement à certains ouvrages décrivant de nouvelles formes de management tel Lean Startup d’Eric Ries ou Effectuation de Philippe Silberzahn poussant les entrepreneurs vers l’innovation et l’enrichissement personnel, l’ouvrage de Dujarier montre avant tout un constat très mitigé du management mené dans beaucoup de structures privées et publiques. Certes la performance est un élément essentiel dans la vie d’une entreprise et les dispositifs présentés dans l’ouvrage peuvent aider à l’atteindre, mais à quel prix ?
Bien entendu, les planneurs apportent un regard nouveau sur le fonctionnement d’un service public, mais, même s’ils savent que leur travail peut parfois faire plus de mal que de bien à une entreprise, ils occultent volontairement plusieurs facteurs, dont l’aspect humain, vu comme un obstacle à leur propre recherche de performance.
D’une certaine façon, ce management déshumanise autant le planneur que l’opérationnel. Ce livre permet une compréhension assez claire du fonctionnement et des conséquences du management par dispositif, offrant ainsi la possibilité de s’en faire sa propre opinion.
Ouvrage recensé– Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, Éditions La Découverte, 2015.
De la même auteure
– L’idéal au travail, Paris, PUF, 2006.– Le travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2008.
Autre piste
– Zygmunt Bauman, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Le Seuil, Paris, 2007.– Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Le Seuil, Paris, 2000.– Alfred DuPont Chandler, La Main visible des managers, Economica, Paris, 1988.– Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Presses Universitaires de France, Paris, 2002.– Karl Marx, Fondement de la critique de l’économie politique, tome II, Anthropos, Paris, 1972.