Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Marie-France Hirigoyen
Dans son essai intitulé Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Marie-France Hirigoyen se penche sur un phénomène social dont on connaît l’existence sans savoir comment il s’installe et quelle forme il prend. En étayant chaque chapitre d’exemples, l’auteure expose les tenants et les aboutissants de la manipulation psychologique d’un individu sur un autre. Elle décrypte pas à pas le mécanisme du harcèlement dans différents contextes, ce qui rend cet ouvrage utile pour chacun, y compris les psychothérapeutes amenés à traiter des victimes de manipulateurs pervers.
Publié en 1998, Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien est un essai de Marie-France Hirigoyen qui a fait date. Il paraît à une époque où le harcèlement moral n’a pas encore trouvé de définition précise et n’est pas pris en considération dans le cadre législatif. Bien que l’on pense ce phénomène social comme marginal, il est pourtant de plus en plus courant, notamment dans le milieu professionnel. Hélas, il est souvent banalisé et on ne se doute pas des conséquences terribles qu’il peut avoir sur l’individu qui en est victime.
En quoi consiste le harcèlement moral et de quelle façon s’y soustraire ? Comment se reconstruire après avoir été victime d’un manipulateur pervers ? Échapper au harcèlement moral, cela exige avant tout d’en comprendre le fonctionnement pour savoir réagir et l’identifier à temps. Or, cette notion est d’autant plus complexe que les moyens utilisés par l’agresseur sont sournois et difficiles à identifier, même pour des personnes extérieures au processus de manipulation. C’est ce que permet justement d’appréhender l’ouvrage de Marie-France Hirigoyen.
Le harcèlement moral est un comportement pervers dont le processus vise à détruire de façon méthodique le psychisme d’un individu. Prenant la forme d’une persécution insidieuse, il repose sur un travail de sape recourant à la dévalorisation d’une personne dont l’agresseur fait son bouc émissaire. Si la perversité morale engendrant le mécanisme de harcèlement n’est pas considérée comme un trouble psychiatrique et se met souvent en marche inconsciemment, il n’en demeure pas moins que le harceleur dénie à sa victime son statut d’être humain. Elle la considère comme un objet manipulable selon son bon vouloir. Pour mener à bien la destruction psychologique de sa cible, l’agresseur pratique le dénigrement systématique par le biais de sarcasmes, d’attaques indirectes ou voilées qui permettent d’éviter le conflit ouvert et de paralyser la victime en l’empêchant de riposter.
Comment se défendre en effet contre des critiques dont l’interprétation n’est jamais certaine ? Une fois enclenché, le processus de harcèlement moral est voué à se poursuivre pendant des mois ou des années, sans jamais s’interrompre ni s’amoindrir. La victime est condamnée à une « agression à perpétuité » , dont le caractère répétitif l’anéantit progressivement.
Ce phénomène de destruction passe par une phase initiale d’emprise. Celle-ci consiste à prendre la domination de l’autre pour le mettre à sa merci. Elle place la victime dans une situation d’incertitude et d’incompréhension permanente qui instaure une dépendance. Comme le souligne l’auteure, le « black-out sur les informations réelles est essentiel pour réduire la victime à l’impuissance » . Pour cela, le harceleur use d’une communication verbale et non verbale qui n’exprime jamais clairement les motifs du conflit ou des reproches qu’il fait. Ce procédé fait perdre ses repères à l’agressé en insinuant en lui le doute. Petit à petit, sa confiance en lui s’effrite et ses mécanismes de défense deviennent inopérants. La victime, prise au piège, se veut conciliante pour éviter l’altercation. Elle entre ainsi dans le jeu de l’agresseur.
L’auteur parle volontiers de fonctionnement totalitaire pour décrire ce type de relation perverse visant la soumission de l’autre par l’intimidation. D’ailleurs, si elle est rarement physique, cette violence morale indirecte va crescendo, se refermant sur la victime de façon de plus en plus étouffante. Elle trouve notamment son apogée dans les moments de crise, lorsque l’autre manifeste un sursaut de révolte ou cherche à partir. La haine de l’agresseur s’exprime alors par des injures et des humiliations, voire une incitation au suicide.
Quand on parle de harcèlement moral, on pense immédiatement au milieu professionnel. Dans les entreprises, la déshumanisation des rapports de travail, le stress, la quête d’une rentabilité toujours grandissante et la suprématie des dirigeants sont autant d’éléments qui favorisent l’émergence de cette domination destructrice, appelée aussi « psychoterreur » par le chercheur en psychologie Heinz Leymann. L’abus de pouvoir d’un supérieur hiérarchique peut enclencher le harcèlement psychologique, en se focalisant sur un individu pour se faire valoir ou sur un groupe pour atteindre des objectifs toujours plus ambitieux. Néanmoins, ce processus de harcèlement peut également être à l’œuvre entre collègues, impulsé par la compétitivité ou simplement la mésentente avec un individu dont on jalouse les réussites ou avec qui les rapports sont difficiles. Dans tous les cas, cette violence perverse a un impact négatif sur le fonctionnement de l’entreprise en fragilisant un ou plusieurs employés.
Mais le harcèlement moral se développe aussi dans la sphère privée, au sein des familles, à l’abri des regards. Il peut se caractériser par le rejet d’un enfant. À l’origine de cette persécution familiale ? Le fait qu’il n’ait pas été désiré, ne corresponde pas aux attentes de ses parents ou présente une qualité dont ceux-ci sont dépourvus. Sous le couvert de l’éducation, on brise l’enfant en asphyxiant sa joie de vivre et son estime de soi par divers procédés : on le réprimande en permanence, on le culpabilise quant à l’échec de la relation parentale, on lui donne des surnoms ridicules, etc.
Cette violence sournoise prend dans certains cas la forme d’un inceste latent ou « soft » comme le définit Marie-France Hirigoyen. Il s’agit de « familles où règne une atmosphère malsaine faite de regards équivoques, d’attouchements fortuits, d’allusions sexuelles » , sans qu’il y ait passage à l’acte. Le harcèlement moral peut également s’insinuer au sein d’un couple. Il peut notamment émerger au grand jour à l’occasion d’un divorce. Harcèlement téléphonique, courriers injurieux, invasion de l’espace du partenaire constituent des moyens de persécuter l’autre. Les enfants deviennent parfois des dommages collatéraux de cette violence, qui peut être transférée sur eux pour atteindre l’ex-conjoint.
À l’origine de cette violence quotidienne, l’agresseur est un pervers narcissique, c’est-à-dire un individu dénué de compassion et dominé par des pulsions destructrices pathologiques. Son absence de sensibilité engendre un vide qu’il cherche à combler en s’appropriant et anéantissant la substance de l’autre. L’auteure n’hésite pas à parler de vampirisation. C’est pourquoi le pervers narcissique déprécie la victime en permanence afin de redorer sa propre estime de soi. Par un processus destructeur, il dérobe et réduit à néant tout ce qu’il convoite chez un partenaire ou un collègue : joie de vivre, bonheur, dons artistiques ou professionnels... Les pervers narcissiques ont une haute estime d’eux-mêmes qui confine à l’arrogance. Leur assurance extrême leur permet d’être reconnus en société et d’obtenir des marques d’admiration. Cette image de force et de supériorité n’est pourtant là que pour cacher et compenser leur vacuité et leurs faiblesses. Car paradoxalement, les pervers narcissiques ont été blessés dans leur enfance, déconsidérés en tant qu’individus, et, ils reproduisent le même mécanisme pour se libérer de leur statut de victimes.
La victime se situe au cœur de l’engrenage du harcèlement. On la croit souvent faible alors qu’il n’en est rien. Au contraire, le pervers l’a choisie parce qu’elle a une capacité à résister suffisante pour lui rendre son jeu de persécution jouissif. Bien qu’elle se caractérise par sa joie de vivre et son énergie, elle présente généralement un manque de confiance en elle et une vulnérabilité aux jugements extérieurs : c’est dans cette brèche que l’agresseur s’immisce pour procéder à son travail de persécution morale. Pour Marie-France Hirigoyen, les profils idéaux sont les pré-dépressifs, à savoir des personnes scrupuleuses à l’excès dans le cadre professionnel et familial, toujours soucieuses de bien faire, qui sont investies sur tous les fronts et aiment à se mettre à la disposition de l’autre pour lui faire plaisir. Un autre facteur inhérent au vécu de la victime pourrait être à l’origine de la soumission à la manipulation psychologique : une éducation parentale répressive ayant eu pour objectif de briser sa volonté pour la rendre docile et l’ayant obligée, enfant, à refouler toute tendance à la révolte.
L’entourage de la victime est un acteur essentiel en cas de harcèlement moral. Néanmoins, la manipulation perverse est tellement insidieuse et indéchiffrable pour qui ne maîtrise pas toutes les données que les tiers sont souvent décontenancés face aux sous-entendus ou moqueries du manipulateur. Face à une personne apparemment bien sous tous rapports, comment détecter un être machiavélique qui tient sous sa coupe un individu qu’il détruit à petit feu ? L’erreur des témoins extérieurs est d’attribuer au pervers des capacités de compassion qu’il n’a pas et de doter la victime d’une susceptibilité à fleur de peau, d’un caractère acariâtre ou dépressif qui expliqueraient ses réactions virulentes ou son extrême sensibilité. D’ailleurs, les tiers sont à ce point abusés qu’il leur arrive d’appeler la police pour maîtriser la victime ou que les juges ne se prononcent pas catégoriquement dans le cadre d’un procès. C’est dire que la situation est ambiguë puisque la manipulation s’étend même à l’entourage plus ou moins proche. Il n’y a qu’un pas pour faire des personnes extérieures des alliés qui rient aux railleries de l’agresseur à l’égard de sa victime et participent à leur insu au processus d’humiliation.
De fait, il n’est pas rare que cette violence indirecte, si difficile à décrypter et à cerner, soit relativisée par la famille ou les amis. Même lorsqu’elle est clairement identifiable, par exemple en entreprise où elle s’expose forcément aux regards de collègues ou de dirigeants, la règle de l’individualisme semble prévaloir par peur de perdre son travail, d’être stigmatisé, ou simplement par indifférence ou incompétence de certains supérieurs non formés à de telles problématiques humaines. Dans les cas les plus inquiétants, le harcèlement moral peut être relayé par l’effet de groupe. Les tiers ne sont alors plus témoins. Manipulés par le pervers narcissique, ils sortent de leur neutralité pour jouer le même jeu que lui et devenir acteur d’une complicité qu’ils endossent avec plaisir, au détriment d’un collègue.
La victime se trouve rapidement aliénée, fragilisée, brisée. Bien sûr, elle essaye de comprendre les reproches qu’on lui fait à mots couverts et se remet en question. Mais plus elle s’efforce d’améliorer les choses, plus elle s’enlise dans une situation qu’elle ne maîtrise pas et qu’elle a honte de subir. Son comportement n’est donc en rien masochiste, comme certains psychanalystes tendent à le penser. Il relève avant tout d’une stratégie d’évitement et d’un mécanisme de défense qui ont pour objectif de préserver chaque protagoniste. C’est ainsi que la victime subit un harcèlement qui se révèle de plus en plus prédateur au fil des jours. Elle se piège elle-même dans un engrenage pervers subtil.
Objet d’une humiliation récurrente fondée sur l’insinuation et le non-dit, la victime se met à douter de tout, y compris de sa propre valeur. C’est en cela que le dispositif pervers du manipulateur est redoutable : on assiste à une introjection de la culpabilité, c’est-à-dire que la personne manipulée intériorise les critiques et les prend pour argent comptant au point qu’elle a toujours l’impression de mal faire. La victime développe un manque d’assurance qui engendre anxiété et stress. Cette tension omniprésente la conduit à adopter des comportements impulsifs (crises de nerfs, colères hystériques, pleurs…) qui la discréditent aux yeux des gens extérieurs et laissent penser qu’elle est instable ou psychologiquement fragile. Au lieu d’être soutenue comme elle en aurait besoin, la victime est rendue coupable de la situation sans pouvoir se justifier. Ses attitudes contribuent à l’isoler et la rendent encore plus vulnérable.
Bien entendu, la manipulation perverse n’est pas sans incidence sur la santé morale de la victime. Celle-ci voit son entrain et sa motivation s’étioler. Un état dépressif apparaît souvent, nécessitant un traitement médical. Il s’accompagne de manifestations psychosomatiques, telles que tachycardie, migraines, insomnies, douleurs dorsales, etc. L’auteure souligne par ailleurs que l’agression perverse provoque une dissociation destinée à opérer, dans un but défensif, « une séparation entre le supportable et l’insupportable, lequel serait voué à l’amnésie » . Même une fois la victime libérée de l’emprise de son manipulateur, certains symptômes peuvent perdurer sous la forme de conduites addictives (boulimie, alcoolisme), voire d’un stress post-traumatique semblable à celui des victimes de guerre.
Selon l’auteure, s’extraire de l’emprise d’un pervers narcissique nécessite le recours à une procédure juridique qui apportera un regard objectif sur la situation. L’intervention de personnes extérieures au processus de harcèlement est une composante indispensable pour aider la personne sous emprise à s’éloigner de l’agresseur, mais aussi pour la replacer dans la position de victime qui doit être la sienne afin qu’elle puisse se reconstruire. S’il est dans un premier temps possible de se tourner vers des amis de confiance, un DRH ou un médecin du travail selon le cas, on n’est jamais totalement certain de trouver un interlocuteur apte à juger la situation à sa juste mesure. Les réponses proposées ne permettent généralement pas de solutionner définitivement le problème. Elles offrent simplement un sas de décompression temporaire, grâce à une prise en charge médicale ou un arrêt de travail par exemple. Saisir la justice est donc le moyen le plus efficace, à condition de réunir des preuves concrètes du harcèlement (courriers, mise sur écoute, photocopies de documents, etc.). Par la mise en place d’ordonnances juridiques strictes, la victime peut ainsi être protégée.
La rupture de tout contact avec le pervers narcissique n’est toutefois pas suffisante. Dans la majorité des cas, l’étape de la psychothérapie est incontournable. Elle a pour vocation de reconstruire les parts psychiques fragilisées par le harcèlement moral. Par l’écoute, le dialogue et la libération de la parole, la victime doit apprendre à se délivrer du sentiment de culpabilité qui a été enraciné en elle, mais également à retrouver confiance en elle. La mission du psychothérapeute consiste aussi à aider son patient à comprendre le fonctionnement et les stratégies de l’agresseur afin de pouvoir s’en protéger. Pour toutes ces raisons, la thérapie doit s’adapter au profil particulier de la victime de harcèlement moral. L’auteure déconseille par conséquent la psychanalyse qui « s’intéresse essentiellement à l’intrapsychique et ne tient pas compte des pathologies induites dans la relation à l’autre » . En revanche, l’hypnose ou les psychothérapies cognitivo-comportementales, s’appuyant sur des techniques de gestion de ses émotions ou pensées, peuvent fournir à la victime des outils et des pistes pour se reconstruire.
Le harcèlement moral se présente donc comme un « meurtre psychique », ainsi que le définit Marie-France Hirigoyen dès l’entrée en matière de son ouvrage. La persécution morale qu’il induit vise à annihiler toute volonté propre de la part de l’autre, et ce jusqu’à l’envie même de vivre dans les cas les plus extrêmes. Grâce à son décryptage méthodique d’un phénomène qui s’immisce dans toutes les sphères du quotidien, cet ouvrage a apporté, dès sa publication en 1998, un éclairage nouveau qui a permis de faire évoluer la législation en matière de harcèlement moral, tant au niveau du Code du travail que du Code pénal en France et dans d’autres pays.
C’est en tant que victimologue que Marie-France Hirigoyen aborde le sujet du harcèlement moral dans son livre, c’est-à-dire qu’elle se place du côté de la victime. Lorsque son livre sort en 1998, cette approche est nouvelle. L’auteure se démarque alors en affirmant que la psychanalyse n’est pas en mesure de répondre aux besoins de personnes sortant d’une emprise psychologique. En se limitant à l’intrapsychique (le surmoi, le moi et le ça) et aux blessures de l’enfance, la psychanalyse ne tient tout simplement pas compte d’une composante essentielle : la relation et l’interaction qui s’établissent entre le pervers narcissique et sa cible. Avec son ouvrage, Marie-France Hirigoyen ouvre de nouvelles portes en conseillant de brasser différentes approches thérapeutiques pour mieux répondre aux besoins des victimes.
– Alberto Eiguer, Le pervers narcissique et son complice, Paris, Éditions Dunod, 1996.– Marie-France Hirigoyen, Malaise dans le travail, harcèlement moral : démêler le vrai du faux, Éditions Syros , 2001.– Marie-France Hirigoyen, Femmes sous emprise : les ressorts de la violence dans le couple, Oh ! Éditions, 2005.– Heinz Leymann, Mobbing, Le Seuil, 1996.