Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Marshall McLuhan
Dans cet ouvrage publié en 1964, McLuhan s’intéresse aux médias en tant qu’objets techniques pour tenter d’en comprendre les effets sociaux. Il va ainsi détailler les spécificités de vingt-six médias différents, outils ou espaces médiatiques, au sens large, allant de la parole au cinéma en passant par la bande-dessinée ou la machine à écrire. Dans son étude de la question des effets, le Canadien opère un renversement. Plutôt que d’isoler le message du canal de transmission, il considère que les deux sont étroitement liés. Le message ne saurait être compris sans comprendre les transformations que lui fait subir le média qui le diffuse.
Il semble que l’indéniable sens de la formule dont McLuhan a su faire preuve explique en partie le succès de ses travaux. Mais il convient d’explorer la mécanique ici mise au jour pour comprendre la portée de cette célèbre citation. McLuhan se place par rapport à une tradition universitaire qui décrit les phénomènes de communication sous un angle mécaniste. Les processus de communication sont découpés en plusieurs entités – émetteur, récepteur, média, etc. – entre lesquels circulerait le message, cœur de l’échange. Chacune de ces entités a ses caractéristiques propres et agit de manière indépendante. Dans cette perspective le média influence les modalités de transmission du message. C’est précisément cette vision que McLuhan veut dépasser.
Pour lui, les médias en eux-mêmes agissent « à l’intérieur » de la « matrice culturelle », et produisent des « effets sociaux et psychiques » (p. 29) qui transforment la société, indépendamment des messages qu’ils véhiculent. Les manières de faire importent davantage que ce que l’on fait : « Notre attitude traditionnelle devant les médias, et qui consiste à dire qu’ils valent ce que nous les faisons, est l’attitude typique de torpeur du retardé technologique que nous sommes. Le “contenu” d’un médium, en effet, peut-être comparé au savoureux morceau de bifteck que le cambrioleur offre au chien de garde de l’esprit pour endormir son attention. » (p. 36)
McLuhan esquisse une loi générale qui instaure une relation historique étroite entre l’état d’avancement d’une société ou d’une civilisation dans son ensemble, ses particularités et son environnement technologique. Il explique par exemple la tradition française d’unification jacobine de la nation par la diffusion de l’imprimé qui supplante peu à peu la tradition orale et homogénéise le pays.
À l’inverse, McLuhan analyse la tradition de la « Common Law » comme une persistance particulière de la tradition médiatique orale en Angleterre. Dans le prolongement de ce raisonnement, l’émergence encore récente dans les années 1960 de l’électricité, de la radio et de la télévision vient ainsi bouleverser l’ordre social occidental préexistant, celui de la culture « mécanique et alphabétique » (p. 35). Le XXe siècle est le siècle de l’avènement d’une « technologie électrique […] globale et englobante » (p. 81). Ce qui est en jeu, c’est notre rapport collectif et individuel au monde, conditionné par ces nouveaux médias que McLuhan va détailler.
L’ouvrage de Marshall McLuhan repose sur une partition de l’ensemble du paysage médiatique moderne entre deux pôles : les médias chauds et les médias froids. Plus un média est chaud, moins il laisse de place à l’interprétation et à l’action du public. À l’inverse un média froid impliquerait davantage les individus dans le processus de communication. Ainsi la parole ou le téléphone sont des médiums froids parce que « l’auditeur reçoit peu et doit beaucoup compléter » (p. 42). Le cinéma est pour McLuhan un média chaud qui « prolonge un seul des sens et lui donne une haute définition » et véhicule « une grande quantité de données » (p. 41).
En fait c’est la culture dans son ensemble qui peut être qualifiée de froide ou de chaude. Les pays considérés comme les plus avancés par McLuhan comme les États-Unis sont chauds car, contrairement aux pays les moins développés, ils ont abandonné leurs traditions participatives de l’oralité. La diffusion des nouveaux médias ne produit pas les mêmes effets d’une culture à l’autre : « Utilisé dans une culture froide ou analphabète, le médium chaud qu’est la radio provoque des réactions violentes, très différentes de celles qu’il peut produire en Angleterre ou en Amérique, par exemple, où on le considère comme un divertissement » (p. 50). À l’inverse, la « froide » télévision provoque des bouleversements lorsqu’elle s’installe dans une culture alphabétique, américaine par exemple.
Plus globalement l’auteur voit dans la diffusion des nouvelles technologies de l’époque une rupture dans le développement des sociétés, non pas de degré mais de nature. Alors que les techniques des débuts de l’époque moderne ont permis une extension linéaire du progrès, une « expansion mécanique unidirectionnelle du centre vers la périphérie », les technologies électriques ont créé une implosion en une multitude de pôles décentralisés. McLuhan l’explique : « Le chemin de fer requiert un espace politique et économique uniforme. L’avion et la radio, par contre, autorisent un degré extrême de discontinuité et de diversité de l’organisation spatiale » (p. 57).
Mais comme le souligne le sociologue Éric Maigret : chez McLuhan, l’effet de la technique sur la société ne se situe pas uniquement à un niveau économique, mais surtout à un niveau sensible et sensoriel. Quel que soit le contenu transmis, le livre – chaud – ou le téléphone – froid – impliquent des postures individuelles différentes, silence et isolement dans un cas, échanges oraux dans l’autre. Influencé par les sciences naturelles le théoricien de la communication rapproche les réseaux techniques du système nerveux. Il voit dans le média un prolongement ou une diminution des facultés corporelles humaines qui a des effets spécifiques.
La machine prolonge l’homme tout autant que l’homme prolonge la machine dans un rapport qui, pour McLuhan, relève d’une soumission qui « structure » et « déplace » notre « perception » (p. 66). C’est pour cela que « en Amérique, dans une culture intensément visuelle, la télévision a ouvert les portes de la perception auditive-tactile sur le monde non visuel des langages parlés, de la nourriture et des arts plastiques » (p. 65). Et c’est là que McLuhan se fait critique de ce nouveau régime médiatique qui permet à des « sociétés commerciales », des « manipulateurs privés » (p. 91) de profiter de ce nouveau pouvoir sensoriel qu’ils ont sur les populations.
Après avoir posé ces bases théoriques McLuhan se lance dans une longue exploration des médias. Les vingt-six chapitres consacrés à vingt-six objets techniques rappellent dans une certaine mesure les mythologies de Roland Barthes publiées quelques années auparavant en France. On y retrouve la même volonté de dévoiler les effets de sens qui entourent les médias comme lieux de pratiques sociales structurantes. L’auteur s’appuie sur une conception élargie du mot média. Si on retrouve évidemment la télévision, la radio, le cinéma ou la presse, l’ouvrage propose aussi de comprendre la parole, le vêtement, le logement ou encore l’automobile.
En préambule, c’est donc le langage que McLuhan définit, à la suite du philosophe Henri Bergson, comme une technologie qui permet de détacher des objets qui l’entourent et d’élargir dans le temps et dans l’espace l’horizon humain. Le Langage « amplifie mais divise [nos] facultés » (p. 102) et ce sont les nouvelles technologies qui « sans verbalisation » ouvre la voie à une extension de la conscience.
Dans le même mouvement McLuhan s’étonne qu’aucune étude n’ait étudié les effets « psychologiques et sociaux » (p. 201) d’une autre technologie humaine : l’imprimerie. De même que la parole étend et modifie la conscience humaine, « le livre imprimé, prolongement de la vue, a intensifié la perspective et le point de vue fixe » (p. 201). À un niveau social, l’imprimé « prolonge l’énergie sociale » et favorise l’émergence du « nationalisme » des « marchés de masse » (p. 201). C’est aussi l’ère de « l’instruction universelle » (p. 201) permise par la reproduction typographique à l’identique d’un support culturel.
C’est enfin en décrivant l’impact de la radio que McLuhan forge un autre de ces concepts célèbre, celui de « village global ». L’accélération du développement de la radio et de sa force décentralisatrice « contracte le monde à l’échelle du village » où chaque quartier conserve ses particularités, ses « rancunes » et ses « archaïsmes » (p.348-349). Elle réactive des « liens tribaux » (p.358) disparus. Mais c’est la télévision qui retient particulièrement l’attention du chercheur canadien. Il considère l’adoption massive de la télévision comme l’extension « la plus spectaculaire » de notre « système nerveux central » (p. 360). Médium froid, il s’oppose à l’autre média de l’image animée, le cinéma. Elle réclame une participation active du téléspectateur, une implication « sensorielle convulsive profondément cinétique » (p. 357).
La télévision déplace la perception en matière de divertissement (sacre du western), de politique où le parti cède la place à « l’icône et l’image englobante » (p. 365) et aux figures politiques, en matière de consommation où le processus de fabrication remplace l’image du produit lui-même.
La force de l’ouvrage de McLuhan repose sur une ambition nouvelle, celle d’explorer les médias non pas à partir des contenus qu’ils produisent, mais à partir des effets qu’ils impliquent en tant que « structures de perception » (p. 365).
Le style particulier de l’auteur, qui mélange références philosophiques, artistiques, académiques et populaires, permet de dresser le panorama de la société des années 1960 marquées par le développement sans précédent de nouveaux outils de communication. Son concept de « village » sera employé bien plus tard pour qualifier l’impact sur le monde de l’internet grand public.
Si Comprendre les médias est un ouvrage qui marque un tournant, il est aujourd’hui largement dépassé. Le champ académique de la communication s’est très largement structuré sur des courants critiques, voire hostile à McLuhan. Parmi les contemporains de l’universitaire canadien les critiques les plus virulentes viennent probablement du célèbre sémioticien Umberto Eco qui range McLuhan avec les « hippies et les fumeurs de bananes ». Les réserves de la communauté universitaire portent d’abord sur le style de l’ouvrage : lyrique, prophétique par endroit, peu empirique et, en somme, assez éloigné des standards de la recherche académique.
Mais c’est surtout sur le fond que l’on peut dresser un tableau critique. D’abord, le socle théorique sur lequel repose l’ouvrage à savoir la distinction entre médium froid et médium chaud résiste assez mal à l’observation empirique. Car un même outil de communication de masse, la télévision par exemple, n’a pas le même statut en fonction du milieu social dans lequel il est utilisé. Il est donc difficile de le généraliser comme médium froid : sa « température » varie entre milieux aisés et milieux populaires. Partant de là, sa démonstration qui lie typologie des médias et organisation sociale se révèle bien faible face à de nombreux contre-exemples.
Comme le relève Éric Maigret « la similitude des infrastructures techniques des pays capitalistes et communistes au cours des années 1950-1980 s’accompagnait d’une différenciation très forte des idéologies politiques et sociales ». Autrement dit, les mêmes médias ne produisent pas les mêmes effets d’un contexte social à l’autre. Les recherches menées dans les décennies suivantes ont validé l’intérêt de s’interroger, comme McLuhan sur l’influence sociale de la technique. Mais leurs conclusions mettent à mal l’idée d’une linéarité parfaite entre contexte social et développement technique. On observe plutôt de complexes phénomènes d’interrelations comme le montrent les travaux d’Élisabeth Eisenstein sur l’histoire de l’imprimé. Certains tournants historiques, comme la Renaissance, préexistent à l’invention technique qui vient ensuite en renforcer la portée.
Enfin, même s’il opère un déplacement de regard fécond, McLuhan s’inscrit dans un courant de pensée qui étudie la communication essentiellement à travers la question des effets qu’ils produisent. Le développement et l’adoption rapide de médias de masse tout au long du XXe siècle ont en effet fait émerger des angoisses ou de grandes attentes quant à la force de persuasion supposée de ces nouveaux outils sur le peuple. Or, les sciences de l’information et de la communication ont depuis plusieurs décennies amorcé une rupture avec la question des effets. Il ne s’agit plus de s’interroger uniquement sur ce que les médias font faire aux gens, mais plutôt sur la complexité d’une relation interconnectée entre ces médias et leurs publics.
Dès la fin des années 1940 le sociologue Paul Félix Lazarsfled, montre, sur la base d’enquête de terrain que le vote aux États-Unis n’est pas influencé uniquement par les médias, mais qu’il est plutôt le résultat de relations complexes à un milieu social. Les discussions avec des groupes d’amis, des collègues, la participation à des activités sociales variées sont réinjectées dans la compréhension de l’influence des médias et en relativisent la portée. Si les recherches de Lazarsfled ont depuis été approfondies ou critiquées, le champ académique de la communication a aujourd’hui mis à distance la question des effets. Elle pose plutôt la relation aux médias comme un processus social complexe, loin de la toute puissante verticalité qui leur est souvent prêtée.
Ouvrage recensé– Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1968.
Autres pistes– Eisenstein, E. L., Sissung, M., & Duchamp, M., La Révolution de l’imprimé: à l’aube de l’Europe moderne, Paris, Éditions la Découverte, 1991.– Eric Maigret, Sociologie de la communication et des médias, Paris, A. Colin, 2015.– Jack Goody (dir.), La logique de l’écriture : l’écrit et l’organisation de la société, Malakoff, Armand Colin, 2018.