Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Martin Heidegger
Qu’est-ce que l’être ? Et d’abord, que signifie « être », pour un être humain ? Cette question est peut-être la plus massive de toute l’histoire de la philosophie. Et pourtant, Heidegger considère qu’elle aurait été oubliée et mal posée. Dans cet ouvrage incontournable de la philosophie du XXe siècle, il s’emploie donc à analyser les multiples manières que nous avons d’exister pour découvrir ce que signifie cette existence.
Depuis le IVè siècle avant J.-C., tout un pan de la philosophie nommé métaphysique a pour objectif premier de dépasser le plan sensible des choses pour comprendre ce qu’est l’être lui-même. Dans son traité de Métaphysique, Aristote étudie ainsi les multiples sens du mot « être ». La découverte de cette démarche a beaucoup marqué Heidegger dès sa jeunesse. Considérant pourtant que la question de l’être a été mal posée, il décide d’y consacrer son ouvrage Être et Temps. Tant que cette question n’aura pas été résolue, il pense que même les sciences ne pourront pas s’établir solidement.
Le rapport entre ces deux questions peut sembler abstrait et peu évident, ce n’est pas le cas à l’époque de la publication de l’ouvrage, où les fondements des sciences sont en crise. En physique, les anciens paradigmes se sont effondrés avec la mise au jour de la théorie de la relativité. En biologie, on ne sait comment trancher entre la conception vitaliste et celle mécaniste du vivant. Et en mathématiques, les principes premiers dont on n’avait jamais douté sont remis en cause. Pour le philosophe, c’est donc bien un fondement qui fait défaut à ces disciplines comme à d’autres. Et ce fondement doit être la signification de l’être.
Mais comment poser de manière neuve une question aussi vaste ? Et comment savoir ce qu’est l’être, sans présupposer son sens dans la question même ?
« La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli », affirme Heidegger dès la première phrase de son ouvrage. Ce qu’on aurait oublié ne serait pas l’importance du terme, mais son véritable sens. Pour éclairer sa signification, il commence par distinguer l’être de ce qui est. Il s’agit là de « la différence ontologique ». Énumérant un certain nombre d’objets de sciences (la nature, l’histoire, Dieu, l’espace, le nombre, etc.), le point commun entre eux (et de bien d’autres) est qu’ils sont, de sorte qu’Heidegger les nomme des « étants ». Un étant est ainsi ce qui est, que ce soit concret (un objet, la nature) ou abstrait (les nombres). En revanche, l’être n’est pas un étant.
Car cela reviendrait à dire que la définition de l’être est « ce qui est ». Or, ce serait ce qu’on appelle une tautologie. C’est-à-dire que cela reviendrait à définir le mot par lui-même (comme par exemple définir la liberté par le fait d’être libre). Heidegger écarte d’autres définitions possibles. Comme celle de l’être comme concept le plus général qui existe. Car l’être serait n’importe quel objet auquel on enlèverait ses particularités ; et ce n’est pas le cas.
Enfin, il faut éviter de tomber dans deux écueils symétriques : décréter que l’être est indéfinissable ; et à l’inverse, penser que sa signification va de soi.
Devant ces fausses pistes et difficultés, Heidegger décide de formuler la question autrement. Dans une enquête, on interrogerait un témoin pour découvrir la vérité. Il va donc interroger celui qui est capable d’être témoin de l’être : l’individu humain. En effet, nous seuls nous intéressons à l’être, tentons de découvrir sa signification : nous nous soucions de l’être. En étudiant l’être humain et son souci de l’être, Heidegger pense avoir une chance de découvrir ce qu’est l’être.
Heidegger nomme cet étant exemplaire le « Dasein », ce qui signifie “être présent à”. Il nomme ainsi l’être humain, car celui-ci est présent à l’être au sens où il est ouvert à l’être. C’est sa caractéristique fondamentale. Une autre caractéristique du Dasein est qu’il a une existence. Il ne se contente pas d’avoir une nature, une essence, comme n’importe quel objet, mais il existe et a prise sur cette existence. ». Cette idée inspirera beaucoup Jean-Paul Sartre et son courant existentialiste, qui affirmera même que « l’existence précède l’essence », pour souligner le fait que l’homme n’a pas de nature prédéterminée mais forge son essence. Heidegger, lui, part de cette existence pour débuter son enquête sur l’être. En se demandant de quelles manières le Dasein existe, il saura ce que signifie « l’être » dont il se soucie.
La démarche semble complexe et le vocabulaire très technique et abstrait n’y est pas étranger. Changer le langage semble toutefois nécessaire à Heidegger pour renouveler la manière de réfléchir. Et partir de l’homme pour répondre à une question métaphysique n’est finalement pas nouveau. Aristote, dans sa Métaphysique, part du désir de connaître qu’a tout homme. Kant, dans la Critique de la raison pure, part de la tendance naturelle de la raison humaine à se poser des questions auxquelles elle ne peut pas répondre. Et Lévinas, dans Totalité et infini, traite la métaphysique à partir du désir d’ailleurs, d’autrement ou d’autre de l’homme.
Pour comprendre ce qu’est l’être, il faut donc partir de l’analyse de l’existence du Dasein. Dans la première partie d’Être et Temps, il est étonnant de voir que malgré son vocabulaire très abstrait, cette analyse se concentre toutefois sur le thème de la vie quotidienne. La raison en est que le Dasein est le plus souvent plongé dans cette quotidienneté. Il faut donc partir de cet environnement pour comprendre son existence et la manière dont il s’ouvre à l’être.
Le plus souvent, le Dasein, qui est pourtant par nature ouvert à l’être, vit sans comprendre son propre être. Il est plongé dans une vie que Heidegger nomme « inauthentique » ou « impropre ». Dans cette vie, le philosophe remarque qu’une dictature très discrète règne : celle du « on ». Ce « on » ressemble à ce que Platon décrit dans sa célèbre « allégorie de la Caverne » dans La République : c’est la voix de la doxa, de l’opinion dominante et impersonnelle et des commentaires superficiels et non informés. C’est-à-dire que même s’il dit « Je », l’homme vivrait spontanément dans les « on dit ».
En un sens, l’homme serait donc par nature porté à être avec les autres, à être membre d’un groupe, d’une forme de société, comme le soutenait Aristote, pour qui l’homme était « un animal politique » (Les Politiques). Mais cette vie spontanée avec autrui serait impersonnelle : dans le on, nous ne sommes pas vraiment nous-mêmes et l’Autre non plus. Alors pourquoi demeurer dans cette caverne ?
Le Dasein aurait par nature tendance à se fuir et à plonger dans un discours dominant et impersonnel qui lui permet d’éviter d’être trop près de soi. Et surtout, celui qui s’adonne au « bavardage » ou au « on dit » est celui qui refuse de se confronter à la mort qui l’attend. Cette idée se rapproche ainsi de la notion de divertissement du philosophe Pascal, dont Heidegger s’est nourri. Pour Pascal, en effet, le divertissement, qui signifiait au XVIIè siècle « l’action de se détourner de quelque chose », caractérise l’existence humaine. L’homme cherche sans cesse à se détourner de la misère de sa condition, et en premier lieu de l’idée qu’il va mourir. Il serait dans l’être même du Dasein d’avoir une pré-compréhension de son être mais aussi de s’en détourner. Heidegger réhabilite donc autant le quotidien comme objet digne d’un intérêt philosophique, qu’il appelle à s’en extraire.
La philosophie comme désir métaphysique, désir de comprendre, serait naturelle. Mais l’effort que cela exige serait contre nature. Et c’est cet effort que veut réaliser Heidegger en mettant au jour caractéristiques fondamentales du Dasein.
On définit généralement le monde comme l’ensemble des choses existantes. Mais on a tort, car cela revient à considérer que le Dasein n’est qu’une chose parmi les autres. C’est pour se prémunir de ce contresens qu’Heidegger distingue au §12 la manière d’« être au monde » du fait d’être dans le monde. Être dans le monde est une relation se situant dans l’espace et qui peut se dire de ce que Heidegger appelle « étants subsistants », les objets. Par exemple, l’eau est dans le verre, la chaise est dans le salon. Mais le Dasein, lui, n’est pas « dans » ou « à côté » de ces objets, il est en rapport avec eux.
Pour comprendre ce en quoi consiste ce rapport que nous avons aux objets et au monde, Heidegger continue à partir du Dasein tel qu’il est le plus souvent, dans sa vie quotidienne. Il a alors affaire à un « monde ambiant ». Et son idée est que dans ce monde ambiant nous n’avons jamais affaire à un objet seul. Par exemple, si nous nous saisissons d’un marteau, nous ne le considérons pas dans sa nudité, pour lui-même. Nous le rapportons au clou qu’il sert à planter, nous rapportons le clou au mur, le mur à notre habitat que nous voulons aménager, etc. Le monde ambiant dans lequel on évolue au quotidien est donc constitué de la totalité des rapports de sens possibles. Une autre manière de le formuler est de dire que le monde est l’ensemble des choses qui nous préoccupent au quotidien et que ces choses sont toujours liées entre elles pour nous. Le souci est donc une caractéristique fondamentale de l’existence du Dasein. Il est ce que Heidegger nomme un « existential ».
Et ce souci du monde est bien plus originel que sa connaissance. Le philosophe critique ainsi l’idée, très présente en philosophie moderne, selon laquelle nous serions avant tout des sujets nous rapportant de manière théorique à des objets du monde. Ce type de rapports théoriques demande un effort. Ce qui est immédiat, c’est la préoccupation pratique. Peut-on voir le monde autrement que par notre préoccupation ? Oui, par l’intermédiaire d’une expérience particulière : l’angoisse. Pour comprendre, il faut bien distinguer l’angoisse de la peur. La peur est déterminée par un objet particulier qui représente pour nous un danger. L’angoisse est indéterminée, elle est sans objet. L’angoisse est indéterminée, elle est sans objet. Ce qui la rend difficile à décrire. Sartre se souvient de cette idée dans son roman La Nausée lorsqu’il décrit l’angoisse soudaine ressentie par le protagoniste Antoine Roquentin, qui prend subitement conscience de l’existence des choses en tant que telles.
À ceci près que l’angoisse chez Heidegger nous confronte au vide, au néant, et finalement à nécessité de la mort à laquelle nous sommes tous ouverts. Tandis que chez Sartre, l’expérience de l’angoisse, la nausée, révèle au contraire l’existence écrasante, contingente et absurde des choses. Leur point commun est en tout cas qu’à l’occasion de l’angoisse, l’homme sort du rapport inauthentique à un monde familier, pour prendre conscience de l’existence d’un monde inquiétant, hors de ses préoccupations immédiates. Dans la conférence « L’origine de l’œuvre d’art » (1935), Heidegger complétera ce propos avec le rôle de l’art comme révélateur du monde lui-même et comme sortie de notre rapport préoccupé et utilitaire aux choses.
Le problème classique concernant le temps est généralement de savoir si le temps objectif, celui des saisons et des horloges, est le même que le temps subjectif, celui qui est vécu. Mais Heidegger pense que cette distinction entre temps subjectif et objectif a été utilisée par les philosophes pour distinguer de manière impropre les étants, et non pas pour élucider la nature du temps. Et en effet, on distingue généralement les étants qui ont une temporalité subjective (les hommes), de ceux qui vivent exclusivement selon la temporalité objective (les autres êtres vivants) et de ceux qui ne sont pas soumis au temps (les vérités logiques et mathématiques, par exemple).
Ce qui l’intéresse est plutôt le rapport du Dasein au temps. Dès le début du paragraphe 6, Heidegger affirme que le Dasein est en son être temporel. Il opère l’unification du passé, du présent et de l’avenir, oscillant sans cesse entre le pas-encore, le déjà-plus et le maintenant. Et la dimension du temps la plus fondamentale est le futur. Car le Dasein est toujours au-devant de lui-même, projeté dans l’avenir. Ici, il va plus loin que le philosophe Henri Bergson. Ce dernier a permis de ne plus concevoir le temps comme une simple succession d’instants mais comme une durée se recomposant en permanence (Essai sur les données immédiates de la conscience). Mais Heidegger pense que cette durée n'est pas significative dans le présent mais dans le futur vers lequel elle s’oriente.
La tension du Dasein vers le futur est nommée par Heidegger « historialité ». Et comme tous ses modes d’être, l’historialité peut être authentique ou inauthentique. Être-au-monde dans une historialité inauthentique signifie ne pas vivre le temps dans sa dimension fondamentale qu’est le futur. Et la raison en est que le futur tend inexorablement vers la mort. Celui qui vit de manière inauthentique erre donc dans le temps en refusant de reconnaître la mort comme possibilité ultime. Il se trouve donc accaparé par son histoire (sa provenance et son présent) mais sans la voir pleinement.
En revanche, celui qui regarde en face la mort qui l’attend nécessairement peut alors admettre du même coup la nécessité de sa naissance, de son origine, et commencer à donner forme à cette existence. Il n’erre plus mais fait alors face à son destin. On voit donc que le philosophe parvient à donner une signification existentielle au rapport que nous avons au temps. Soit nous nous laissons balloter par les événements et nous errons dans l’existence ; soit nous assumons la nécessité de notre origine et de notre fin inévitable et nous pouvons alors nous avancer avec résolution vers le futur. Cette idée d’une résolution face à l’existence marquera fortement Sartre et sa philosophie existentialiste. La grande thèse de l’ouvrage est finalement que les structures fondamentales du Dasein sont liées au temps. Et l’être lui-même ne serait jamais saisissable en dehors du temps. L’objet de la dernière section de l’ouvrage devait donc être de saisir l’être, après avoir explicité le rapport que le Dasein entretient au temps. Malheureusement Heidegger n’est pas parvenu à achever ce projet et il n’a finalement pas répondu à la question « Qu’est-ce que l’être ? ». Pour y répondre, il prendra quelques années plus tard un nouveau départ, qui est la recherche du sens de l’être non plus à partir du Dasein mais à partir de son origine, dans l’histoire du langage. C’est ce que l’on a appelé, à l’occasion d’un cycle de conférences, le « Tournant » de l’œuvre de Heidegger.
C’est un ouvrage très difficile dans sa langue mais qui occupe une place incontournable dans la philosophie du XXe siècle.
Jean-Paul Sartre s’est notamment appuyé dessus pour former la philosophie existentialiste en France. Et les phénoménologues n’ont cessé de le commenter depuis.
L’ouvrage de Heidegger a suscité de vives critiques et parfois de l’agacement voire du mépris de la part d’autres courants de pensée. On l’a accusé d’être un penseur obscur, voire inepte. Le logicien Carnap s’est notamment attaqué à l’absence de sens du propos de Heidegger dans « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage. ». Pour lui, la métaphysique ne se meut pas dans le domaine de la logique et il n’y a pas d’autre sens que logique. Heidegger lui a répondu dans son ouvrage Introduction à la métaphysique en remettant en cause le privilège de la logique, qui n’aurait pas le monopole du sens et ne pourrait traiter du sens de l’être.
Par ailleurs, on a également considéré que la question de l’Autre était grandement oubliée ou réduite dans l’ouvrage de Heidegger. Car le Dasein est « avec autrui », mais avec ne veut pas dire en face de, ou contre. C’est comme si autrui était nécessairement de mon côté, ce qui est une négation de l’altérité. Le philosophe Emmanuel Lévinas a ainsi répondu à Heidegger avec une réflexion sur autrui en tant qu’il nous fait face. On s’est parfois également demandé si on pouvait lier cette déconsidération de l’altérité aux opinions politiques de Heidegger, qui a beaucoup cru en Hitler et avait sa carte au parti national-socialiste allemand.
Ce lien avec Hitler et le nazisme est bien avéré, mais il n’en a en tout cas jamais parlé dans son œuvre publiée, et le parti lui-même le jugeait inutile à la défense de la cause nazie. La découverte des Cahiers Noirs, écrits non publiés s’étalant de 1931 à 1948, et ne faisant pas mystère de son engagement, a toutefois relancé ce débat. À l’époque d’Être et Temps, si le lien entre sa conception de l’altérité et ses opinions politiques existe, il n’est donc pas encore explicite pour l’auteur lui-même.
Ouvrage recensé– Martin Heidegger, Être et temps [1927], Paris, trad. par F. Vezin, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1986.
Du même auteur– De l’origine de l’œuvre d’art, trad. par Clément Layet, Paris, Éditions Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2014.
Autres pistes– Sous la direction de Ph. Arjakovsky, F. Fédier, H. France-Lanord, Le Dictionnaire Martin Heidegger, Paris, Éditions du Cerf, 2013. Alexander Schnell, De l’existence ouverte au monde fini : Heidegger 1925-1930, Paris, Éditions Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2005.– Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Éditions Gallimard, coll. « tel », 2009.– Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Éditions Gallimard, coll. « folio essais », 1996.