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De la souillure

de Mary Douglas

récension rédigée parThomas ApchainDocteur en anthropologie (Université Paris-Descartes)

Synopsis

Société

Paru en 1966, De la souillure est un ouvrage qui tient d’abord son originalité de son sujet. En effet, ce livre propose une analyse comparée des rapports à la saleté dans différentes sociétés. Cherchant à séparer l’universel des particularités culturelles autour des questions de souillure et de pollution, Mary Douglas porte l’analyse bien au-delà des considérations d’hygiène. Pour elle, la notion de souillure n’a rien à voir avec des considérations médicales propres aux peuples « primitifs ». Elle renvoie à quelque chose qui se définit en priorité par ses ressorts et ses fonctions symboliques. La souillure, symbole du désordre, n’aurait de sens que dans un rapport avec l’ordre et en serait l’envers indispensable.

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1. Introduction

Publié en 1966 sous le titre « Purity and Danger », De la souillure a considérablement marqué l’étude anthropologique de la religion. Alors qu’elle était, dès les premiers temps du développement de la discipline et l’œuvre pionnière de Frazer, un enjeu majeur pour l’ethnologie, l’étude comparée des religions a toujours fait face à de nombreux obstacles.

À l’origine du travail de Mary Douglas, il y a donc la constatation de certains échecs et d’un certain ethnocentrisme de ses prédécesseurs. Cherchant à dépasser le lieu commun qui opposerait les modernes à des sauvages dont le symbolisme et la religion seraient dominés par la peur, Mary Douglas se propose donc de partir d’un fait social transversal. La souillure, de la même manière que saleté, pollution, etc. est un élément universel. Partant des catégories de la souillure dans diverses sociétés puis analysant les tabous (c’est-à-dire les règles d’évitement) et les rites de purification, Mary Douglas reconsidère l’anthropologie de la religion avec un nouveau point de vue.

Que nous disent les catégories de souillure ou de pollution de nos rapports au monde ? Pourquoi la souillure semble-t-elle être, chez les peuples dits « primitifs » à la fois source de danger et de pouvoir ? Les interdits et les tabous liés à la souillure ne jouent-ils pas un rôle essentiel dans la structuration de la société ?

2. La question de la souillure

De la souillure est une anthropologie comparée des catégories de saleté, dont l’usage paraît universel. En effet, chaque société distingue des éléments qu’elle considère « propres » et d’autres qu’elle désigne comme « sales », « impurs » ou porteurs de « pollution ». Ces catégories existent bien entendu dans les sociétés modernes. Cependant, parce qu’elles sont la plupart du temps liées à des notions d’hygiène médicales, elles ne sont que rarement considérées comme pouvant être soumises à la variation culturelle. Mary Douglas entend pourtant montrer que le rapport à la saleté est principalement d’ordre symbolique. Dans cette perspective, elle s’attache d’abord à rapprocher les sociétés dites « primitives » des sociétés « modernes ».

Une partie importante du livre est consacrée à la critique d’anthropologues qui ont forgé une dichotomie rigide entre peuples primitifs et sociétés modernes en matière de pensée symbolique. Elle combat notamment l’idée, encore très répandue chez les anthropologues de la première moitié du XXe siècle, selon laquelle les religions primitives seraient dominées par la peur. De plus, ces théories avancent que les peuples primitifs entretiendraient des relations avec la saleté et l’impur ne s’établissant pas sur des bases rationnelles.

Pour Mary Douglas, l’analyse des systèmes symboliques a été biaisée par ce qu’elle nomme le « matérialisme médical » (p. 52) qui associe pureté, impureté et santé. D’après l’anthropologue, l’explication, bien que parfois sensée, est insuffisante. Certains faits culturels majeurs, comme la prohibition du porc, ne peuvent avoir pour unique origine la peur de la maladie. En effet, les tabous, quelle que soit leur nature, ont une large dimension symbolique.

Si considérations hygiéniques et représentations symboliques prennent part conjointement à la définition de la souillure dans les sociétés primitives comme dans les sociétés modernes, il existe tout de même un point qui caractérise les premières. En effet, le concept de souillure apparaît, dans les sociétés primitives, comme entretenant une forte proximité avec celui de « sacré ». De nombreux anthropologues se sont interrogés sur cette absence de distinction entre sacré et malpropre. Mais loin d’être le signe d’une confusion, ni de renvoyer encore à l’idée de peur comme principe de base de la religion, ce rapprochement permet à Mary Douglas de penser que sacré et malpropre ont un rapport identique à la norme.

En effet, le sacré est situé dans les marges de la société. Bien qu’on considère qu’il est la source d’un pouvoir, le sacré est tabou, ce qui signifie que des règles strictes d’évitement doivent être observées afin de se protéger des dangers que déclencherait sa profanation. Selon Mary Douglas, la définition de la souillure est impossible si l’on ne considère pas la manière dont elle est située, comme le sacré, dans les marges de la société. En effet, c’est dans ces oppositions société/profane et souillure/sacré que s’explique une relation systémique.

3. La souillure, un résidu des classifications

Mary Douglas définit la souillure comme une catégorie relative. Elle est le « sous-produit d’une organisation et d’une classification de la matière » (p.55). Pour l’anthropologue, la saleté ne peut s’expliquer de manière universelle. Sa définition n’a de sens que si l’on considère ce à quoi elle s’oppose. De ce point de vue, la saleté semble pouvoir être définie comme tout ce qui n’est pas à sa place. Elle est donc relative à notre besoin permanent d’ordonner le monde, de lui donner un sens et d’attribuer aux objets une place légitime. L’idée de saleté possède donc des sources multiples. Elle est liée à notre inconfort face à des situations plus ou moins en rupture avec l’ordre tel que nous le concevons : une brosse à dents dans une cuisine, de la terre dans son salon, etc.

La pensée de Mary Douglas réside dans l’idée que l’être humain perçoit toujours le monde à travers des classifications. Mais ces classifications ne sont jamais parfaites et laissent place à une multitude d’éléments qui échappent aux catégories (ou entrent dans plusieurs d’entre elles, ce qui revient au même) et les menacent. Pour aborder cette question, Mary Douglas s’appuie longuement sur une analyse du Lévitique (l’un des livres de la Torah).

Plus particulièrement, elle commente la liste des animaux qui y sont définis comme impurs, qualifiés d’« abominables » (p. 61) et dont la consommation est interdite. Or, aucune raison hygiénique ne pourrait être invoquée pour expliquer ces interdits. Selon Mary Douglas, les animaux proscrits le sont parce qu’ils échappent aux catégories construites par l’homme pour les classer. C’est le cas notamment des poissons sans écailles. Si ces animaux sont considérés comme « impurs », c’est donc tout simplement parce que leur existence remet en cause les catégories de pensée des êtres humains, tout comme la saleté bouleverse l’ordre établi dans la maison. C’est ce qui fait dire à Mary Douglas que : « La souillure n’est jamais un phénomène isolé, elle n’existe que par l’ordonnance systématique des idées » (p.61).

La souillure remet donc l’ordre en cause, elle fait peser un danger sur la société et sur les individus. Pour Mary Douglas, la société peut adopter quatre attitudes face à ce désordre symbolique. En cas de souillure, elle peut d’abord décider de refonder l’ordre social pour permettre à l’objet de la transgression d’être intégré dans la norme, et donc neutralisé. D’autre part, il se peut que la société fasse le choix d’ignorer l’élément ou de le supprimer.

Le troisième cas de figure, qui est celui qui intéresse le plus Mary Douglas, est la production d’interdits et de règle d’évitement. Dans ce cas-là, la souillure permet de renforcer l’ordre.

Enfin, la dernière alternative révèle un paradoxe: la souillure, malgré les règles d’évitement qui la marquent, peut être volontairement et rituellement recherchée dans des entreprises qui visent à se marginaliser momentanément pour mieux se régénérer ensuite. Les deux dernières attitudes face à la souillure nous montrent donc sa double dimension : à la fois source de danger et de pouvoir.

4. Frontières

Pour Mary Douglas, la souillure se définit donc dans sa relation avec l’ordre, elle est le résultat d’un ordonnancement du monde. Cette caractéristique de la souillure prend tout son sens dans sa relation avec la structure sociale. En effet, selon l’auteure, la société est une « puissante image » qui domine l’action des hommes. Elle a une forme, avec « ses frontières extérieures, ses régions marginales et sa structure interne » (p.130). L’idée de souillure délimite cet ensemble de frontières. La souillure permet de borner le désordre et d’établir des principes moraux fixant les bonnes conduites en société.

Mary Douglas distingue « quatre types de pollutions sociales » (p.138) : un danger qui entoure la communauté et marque ses frontières extérieures; un risque qui pèse sur l’individu qui franchit les limites internes du système; un péril qui se trouve aux marges de ses divisions internes et en grossit le trait; une menace qui naît des éventuelles contradictions dans le système.

Selon Mary Douglas, toute croyance relative à la souillure est liée à l’une de ces divisions ou points de contact. L’idée de l’impur derrière la frontière permet de renforcer les limites externes et internes de la société. En ce qui concerne les lignes internes de la société , la souillure joue un rôle central dans le renforcement des règles de morale. En réalité, l’idée de souillure émerge dans les zones de faiblesse du code moral, par exemple lorsque celui-ci n’est pas clairement formulé ou lorsque sa transgression n’apparaît plus choquante aux yeux de la société.

Mais c’est surtout dans le cas de transgression morale n’impliquant pas de sanctions que la souillure est affirmée. Ainsi, celui qui s’est rendu coupable de transgression est puni par la réalisation même de sa faute, puisque celle-ci le couvre de souillure.

Enfin, l’idée de souillure entretient un rapport avec la totalité des institutions et normes sociales. Là encore, le tabou advient s’il y a nécessité de renforcer un élément de la structure sociale en proie à un affaiblissement ou une contradiction.

Mary Douglas explique ainsi comment les notions de souillures sexuelles peuvent avoir pour but de renforcer la distinction homme/femme : « Dans les sociétés qui font de la domination du mâle un principe fondamental de l’organisation sociale et qui n’hésitent pas, pour l’appliquer, à recourir à la coercition physique, les croyances en la pollution sexuelle sont probablement peu développées. En revanche, dans les sociétés qui appliquent le principe de la domination masculine à l’ordonnance de la vie sociale, mais où ce principe entre en contradiction avec d’autres, comme celui de l’indépendance des femmes ou de leur droit à la protection contre la violence (…), alors la pollution sexuelle devrait être plus répandue ». (p.156)

5. Le rite, un acte créateur

Compte tenu de son sujet, il est naturel que De la souillure accorde une place centrale aux rites. En effet, l’ouvrage de Mary Douglas s’inscrit dans le domaine des études comparées sur la religion dont l’expression sociale est le rite. L’idée de souillure elle-même est inséparable de la pratique rituelle de purification qui est rendue nécessaire par toute transgression de tabou. Or, le rite est, selon Mary Douglas, un élément essentiel de la vie humain.

Selon elle, sociétés primitives et sociétés modernes ne se distinguent pas de ce point de vue. Le rite y tient une place équivalente. Pour le prouver, Mary Douglas prend l’exemple de nos pratiques de nettoyage. Même si notre rapport à la saleté est dominé par des questions d’hygiène, Mary Douglas ne croit pas que le rituel du ménage ait pour but principal dans les sociétés modernes d’éviter la maladie. Selon elle, en nettoyant, « nous séparons, nous traçons des frontières, nous rendons visibles les décisions que nous avons prises sur ce que doit être notre “foyer” et que nous entendons créer à partir du cadre matériel de la maison » (p. 86). L’intérêt de l’étude de Mary Douglas est surtout de pointer la dimension positive du rite, que l’anthropologue qualifie « d’acte créateur ». Il en va de même des tabous et des interdits qui « ne font que tracer les contours du cosmos et de l’ordre social idéal » (p. 90).

Mais les interdits de souillure sont souvent bravés. Mary Douglas s’intéresse ainsi à la consommation du pangolin, un animal tabou, par les Lele lors de rites d’initiation (p.180). Cette transgression organisée représente pour l’anthropologue un cas typique illustrant les rapports à la souillure. Comment expliquer l’existence de transgressions socialement organisées ? Pourquoi laisser volontairement la souillure faire irruption dans la société ?

Selon Mary Douglas, les groupes utilisent la souillure pour renouveler leur perception du monde. Ces renouvellements provoqués sont essentiels puisqu’aucune catégorisation n’est parfaite et que la souillure menace perpétuellement l’ordre établi.

Par ailleurs, l’être humain éprouve en définitive un inconfort face à l’ordre qu’il recherche pourtant activement. Si bien que, lorsque l’ordre est établi de façon trop stricte ou depuis trop longtemps, il ressent le besoin de le détruire, ne serait-ce que rituellement, pour le reformer. C’est là que la double dimension de la souillure se comprend le plus efficacement. Elle est un danger pour l’ordre puisqu’elle symbolise le désordre infini et la mort. De l’autre, c’est dans ce désordre que se trouvent toutes les opportunités offertes aux groupes humaines pour repenser les cadres de la société et la structure de la vie commune.

6. Conclusion

Axé sur les tabous liés à la souillure, l’ouvrage de Mary Douglas est l’une des plus importantes contributions à l’anthropologie des religions et, plus généralement, à l’analyse anthropologique des systèmes symboliques. Car la leçon principale de De la souillure réside sans doute dans la manière dont son auteur donne aux catégories de sale, d’impur, de souillé, de polluée, etc. une explication symbolique. Elle rompt ainsi avec ce qu’elle nomme un « matérialisme médical » consistant à interpréter les interdits comme des strictes règles d’hygiène.

Selon Mary Douglas, la souillure n’est pas autre chose que ce qui reste hors des tentatives humaines de classification du monde. Ainsi, elle affirme : « Quand nous aurons détaché la pathogénie et l’hygiène de nos idées sur la saleté, il ne nous restera de celle-ci que notre vieille définition : c’est quelque chose qui n’est pas à sa place. » (p. 55).

Pour autant, les interdits demeurent, pour l’anthropologue, un fait culturel qui remplit une fonction. C’est à travers eux, notamment grâce à la pratique rituelle, que la société construit et maintien la perception commune de ses limites et de ses normes. La souillure, en cela, remplit une double fonction, négative et positive. Venant du désordre infini, elle est tout autant une source de danger et d’anéantissement total contre lequel il faut organiser la société, que le lieu de toutes les possibilités duquel émerge alors un grand pouvoir.

7. Zone critique

De la souillure est l’un des plus grands classiques de l’anthropologie britannique et une référence incontournable en anthropologie des religions. À la jonction des explications fonctionnalistes de la grande tradition britannique et des théories structuralistes, il est le résultat d’une grande entreprise de comparaison de données ethnographiques. L’usage de ces données, le plus souvent recueillies par d’autres, n’est toutefois jamais aussi fin que lorsqu’elles sont relatives aux Lele, chez qui Mary Douglas séjourna longuement, et aux grands récits bibliques auxquels elle consacrera un livre à la fin de sa carrière.

L’ouvrage, qui a inspiré de nombreuses recherches chez les anthropologues du monde entier, a toutefois suscité quelques critiques. Parmi ces critiques, la plus virulente tient sans doute d’une certaine approximation dans l’usage des termes centraux. Par exemple celui de pollution, employé parfois comme synonyme de souillure et qui aurait sans doute mérité une définition nette qui n’apparaît à aucun endroit du livre.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– De la souillure : Essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Éd. de la Découverte, 2005.

De la même auteure

– Mary Douglas, Comment pensent les institutions, Paris, Éd. de la Découverte, 1999 (1986).– Mary Douglas, Risk and Culture. An Essay on the Selection of Technological and Environmental Dangers, Berkeley, University of California Press.– Mary Douglas, L’anthropologue et la bible: lecture du Lévitique, Paris, Bayard, 2004.

Autres pistes

– Roger Bastide, Le sacré sauvage et autres essais, Paris, Payot, 1975.– Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 2012 (1912).– Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.– Edward Evans-Pritchard, La religion des primitifs à travers les théories des anthropologues, Paris, Payot, 1965.

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