Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté signe ici un opus engagé pour la libération d’une parole conservatrice qu’il juge ostracisée par les élites et les médias, voire exclue de l’espace public. Après avoir analysé les caractéristiques de cette idéologie qu’il qualifie de « diversitaire » et mis au jour ses racines (totalitarisme, politiquement correct américain, dérives de la modernité), le sociologue québécois propose une nouvelle lecture de l’espace politique français et appelle à repenser le rapport gauche-droite.
L’idée d’une mondialisation heureuse promettant, à terme, prospérité économique, paix et égalité sociales à la majorité des peuples des États de planète ne fait plus florès.
Le fossé ne cesse de se creuser entre, d’une part, le récit collectif des démocraties libérales, développé après la fin de la Seconde Guerre mondiale par les élites politiques, culturelles et médiatiques européennes et américaines et, d’autre part, la réalité socio-économique quotidienne de bon nombre de citoyens des nations occidentales. En résulte une méfiance croissante de la population à l’égard de la parole publique et médiatique et, parallèlement, un malaise social potentiellement insurrectionnel qui s’exprime aussi dans les urnes.
Au-delà des enjeux sociétaux soulevés par cette situation, le cœur du problème réside, selon Mathieu Bock-Côté, dans le musèlement médiatique auquel sont confrontées les voix contestataires, qu’elles viennent du bas ou du haut : tues et reléguées au rang de fantasmagories populistes et dangereuses, elles sont exclues de l’arène politique démocratique.
Il est de ce fait impératif, pour le bien collectif, de s’interroger sur la dérive sémantique de notions fondatrices dont les définitions semblaient jusque-là consensuelles et sans appel. « Démocratie », « modernité », « progrès », « liberté d’expression » ou encore « pluralisme » ces concepts n’ont-ils pas, aujourd’hui, été récupérés par la pensée unique ?
Étymologiquement, la notion de démocratie porte en elle l’idée de la souveraineté populaire, soit d’un demos (un peuple) placé au cœur de l’action politique. Or, explique M. Bock-Côté, cette conception, héritière notamment des écrits de Tocqueville, est tombée en désuétude, remplacée par une autre définition de la démocratie (portée par des penseurs comme Alain Touraine) visant le plein aboutissement de la civilisation égalitaire. Dans ce régime autoproclamé progressiste, la diversité – culturelle, sociale, religieuse, ethnique – valeur cardinale, indiscutable richesse, est, pour reprendre les mots de Régis Debray, « le grand inquestionnable du moment » (p. 2), ce qui amène l’auteur à parler d’idéologie diversitaire, concept directeur de son essai.
La dynamique démocratique telle qu’elle se développe actuellement en Europe et en Amérique du Nord s’inscrit dans le cadre d’une modernité redéfinie au cours de la deuxième moitié du XXe siècle sous l’influence des penseurs marxistes ainsi que d’intellectuels de gauche comme Michel Foucault ayant exercé une influence considérable sur les campus américains. Au sens sociologique et philosophique, la modernité est envisagée ici comme un processus historique de déconstruction progressive de l’ensemble des mécanismes sociaux dont la finalité est de disqualifier, au nom des droits de l’Homme, toute forme d’appartenance historique, d’ancrage culturel, de différenciation sociale ou sexuelle : « L’homme est sommé de devenir un nomade. [Nos] grandes métropoles occidentales sont dominées par cet empire de l’hybridité : on peut y être tout et n’importe quoi sans jamais rien être de façon définitive » (p. 24).
Bock-Côté en déduit que la démocratie moderne repose sur un paradoxe : « Elle sacralise théoriquement la souveraineté populaire en en faisant le fondement du pouvoir politique, mais se montre incapable de caractériser le peuple qui en est dépositaire. Plus encore, elle marque une hostilité manifeste envers ceux qui rappellent que le peuple démocratique est toujours un peuple particulier, avec son histoire, sa culture, ses mœurs, ses institutions et ses frontières » (p. 139).
Pour le sociologue québécois, nos démocraties libérales ont accouché d’un esprit et de mécanismes rappelant, à certains égards, ceux des régimes totalitaires qui ont fait l’histoire mondiale du XXe siècle, en particulier le communisme. Ce constat constitue l’un des fils directeurs de la thèse développée au fil de l’ouvrage.
Pour mettre en lumière les points communs entre ces deux types de régimes politiques (démocratie et dictature), Bock-Côté s’appuie sur les écrits de célèbres penseurs du totalitarisme comme Czeslaw Milosz, Arthur Koestler, George Orwell ou Milan Kundera. Il reprend aussi les réflexions de nombreux historiens et chroniqueurs de la vie politique française : François Furet, René Rémond, Raoul Girardet, Raymond Aron, Pierre Rosanvallon, Jean-François Revel, Philippe Muray ou encore Régis Debray, pour ne citer qu’eux. La question de la manipulation du langage constitue le point de convergence le plus évident entre le fonctionnement de nos démocraties libérales et celui des régimes totalitaires.
Dans un régime comme dans l’autre, affirme Bock-Côté, on assiste à une structuration radicale et caricaturale des espaces de parole et de conversation : la vie publique s’y déroule sous la surveillance agressive des « modernes sectaires », pour reprendre une formule de Chateaubriand, prompts à mettre en scène leur indignation dès qu’un mot sort de l’espace de la respectabilité et à lyncher médiatiquement l’ennemi voué aux gémonies.
Ensuite, nos démocraties libérales ont, à l’instar des régimes totalitaires, l’obsession du contrôle du langage. Comme dans le visionnaire roman de George Orwell, 1984, nous sommes soumis à l’utilisation d’une novlangue dont la finalité est de rétrécir l’espace mental et, ce faisant, l’espace des représentations, les possibilités de déploiement de l’imagination : certains mots – comme tous ceux finissant en « phobie » : islamophobie, homophobie, xénophobie, europhobie… – sont devenus radioactifs, ils empêchent toute possibilité de débattre dès lors qu’ils sont employés pour disqualifier un adversaire.
Enfin, la censure permanente et normative qui cartographie l’espace public, étiquette les respectables et les autres, classe les individus à gauche ou à droite, définit les sujets possibles de la conversation démocratique, décrète les amitiés et affinités avouables ou non, est parvenue à s’imposer par des méthodes sciemment élaborées.
Le sociologue s’en réfère ici à la théorie des minorités actives développée par l’essayiste Thierry Wolton dans Une histoire mondiale du communisme : les complices : les techniques de mise en scène histrionique et de radicalité ostentatoire jadis utilisées par Lénine pour parvenir à attirer l’attention collective alors que son mouvement était embryonnaire ne sont pas sans rappeler, selon Mathieu Bock-Côté, les stratégies de communication de la gauche radicale, la permanente théâtralisation de ses indignations, dans le but de créer clash, buzz et autres scandales immédiatement médiatisés, opposant les partisans du bien à des ennemis ayant une fois de plus « dérapé ».
Cette tentation totalitaire à l’œuvre dans nos sociétés a pris le nom banal de « politiquement correct », qui a fini par désigner le code de respectabilité qui structure la vie politico-médiatique, le « dispositif inhibiteur ayant pour vocation d’étouffer, de refouler ou de diaboliser les critiques du régime diversitaire […] et plus largement, d’exclure de l’espace public tous ceux qui transgresseraient cette interdiction » (p. 33).Le sociologue dénonce un mécanisme qui, via les médias, les tribunes politiques et le système éducatif relaye un « pluralisme […] en carton-pâte qui masque de moins en moins une homogénéité idéologique de fond », éjecte du débat les « sujets glissants » et ne s’aventure pas dans les « zones interdites » (p. 20).
Résultat : la conversation démocratique est devenue un monologue progressiste normalisé par le droit et la justice, auquel se sont ralliées les élites. Au Canada, par exemple, l’administration publique interdit désormais d’utiliser les termes « madame » ou « monsieur » pour s’adresser à un interlocuteur : cela pourrait offenser son identité sexuelle, nier sa particularité ou le « mégenrer », pour reprendre le néologisme forgé ad hoc.
Les grandes universités américaines ont atteint des extrêmes en la matière : l’idéologie diversitaire post-marxiste et sa récupération scientifique, héritières des Radical Sixties (mouvement de « contre-culture » né aux États-Unis dans les années 1960), ont fini par imposer leur loi. Plus encore qu’ailleurs, les théories les plus radicales issues des sciences sociales y définissent les comportements : on réclame, dans les salles de classe, que l’enseignant avertisse les étudiants des propos potentiellement blessants qui pourraient être prononcés (ce sont les « trigger warnings »).
La tradition européenne tout entière, des Grecs aux Lumières, est placée au banc des accusés et l’enseignement des classiques est contesté, de Platon à Tolstoï, en passant par Dante, Montaigne, Shakespeare, Cervantès ou Nietzsche, au nom de la lutte contre le « chauvinisme mâle et blanc » (p. 172).
On assiste, de même, à la création de « safe spaces » (« espaces de sécurité »), zones de protection permettant de se soustraire à la présence raciste, homophobe et patriarcale : là, chacun peut exprimer sa subjectivité sans risquer la contradiction ni la confrontation. Dernier exemple, hors de l’espace des campus, le maire de New York, Bill de Blasio, a récemment annoncé sa volonté de déboulonner la statue de Christophe Colomb dans son entreprise d’éradication des symboles de haine dans l’espace public et, en l’occurrence, d’une œuvre d’art offensante pour les descendants des Amérindiens.
Selon Mathieu Bock-Côté, le projet diversitaire vise plus généralement, à terme, l’éradication des références du vieux monde. Il s’agit, pour reprendre le vocable de ce nouveau militantisme, d’une lutte pour la décolonisation identitaire et sexuelle de la société dont témoigne l’apparition récente de nouvelles figures emblématiques, comme le queer, ni masculin ni féminin, ou de nouvelles catégorisations sociales, comme l’acronyme « LGBTQI+ » , qui permet de désigner tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les identités et pratiques sexuelles traditionnelles, considérées comme dominantes. Dans un autre domaine, l’antispécisme (qui réfute l’idée d’une distinction entre l’homme et l’animal) semble émerger comme un nouveau champ de bataille idéologique.
Mais la question qui occupe une part importante de l’ouvrage est celle du multiculturalisme : elle semble au cœur de toutes les crispations et cristallise une multitude d’enjeux (identitaires, religieux, sociétaux, économiques, géographiques, etc.) qui divisent les opinions. Cependant, demande le sociologue, peut-on encore mettre en doute publiquement les vertus du multiculturalisme, simplement questionner les réalités que cette notion recouvre ? Pour lui, la réponse est non et les preuves ne manquent pas. En 2008, au Québec, alors que la province doit faire face à l’arrivée croissante d’immigrés illégaux, un rapport d’expertise accorde à l’organisme de contrôle de la presse, le droit de suspendre les publications nuisant à la notion de diversité et de sanctionner les journalistes dissidents en la matière.
En 2018, le pacte de Marrakech est adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies. Il décrète l’interdiction d’« allouer des fonds publics ou d’apporter un soutien matériel aux médias qui propagent systématiquement l’intolérance, la xénophobie, le racisme et les autres formes de discrimination envers les migrants, dans le plein respect de la liberté de la presse ». Le débat est clos, on taxe d’infox les réserves émises par certains. D’ailleurs, la loi anti-fake news d’Emmanuel Macron n’est pas sans rappeler, pour Bock-Côté, le ministère de la Vérité de 1984, censé labéliser le réel et anéantir les récits alternatifs.
De façon générale, le politologue résume ainsi la situation : ceux qui n’adhèrent pas à la vision multiculturaliste de la société et accordent une place centrale à la question de l’identité nationale sont catégorisés à l’extrême-droite. La doxa reste celle de la gauche et « il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » (p. 9) : la seule critique légitime de la gauche doit venir de la gauche, qui se définit essentiellement par sa vocation à émanciper les catégories sociales aliénées.
La question du multiculturalisme, indéniablement liée au passé de chaque nation, mais aussi aux migrations actuelles, oblige dans le même temps à une redéfinition de soi et ravive les débats sur l’histoire nationale.Patrick Boucheron a ainsi proposé en 2017, une Histoire mondiale de la France, qui propose un récit collectif mettant en lumière les processus de métissage ayant forgé la France actuelle. Pour Bock-Côté, le problème est que cette approche conduit à une dissolution du concept même d’identité nationale.
En termes politiques, cette nouvelle historiographie implique que la référence au peuple et à la nation comme réalité substantielle va à contre-courant de la modernité, de même que la reconnaissance d’un substrat civilisationnel et religieux particulier. Il s’agit-là, pour les historiens diversitaires, de ferments de racisme, de repli sur soi, de populisme, de conservatisme, voire de « fascisme ». Dans la démocratie contemporaine, explique Bock-Côté, « l’antifascisme s’est affranchi de la lutte contre le fascisme historique et s’est reconverti dans la lutte contre toute forme de conservatisme » (p. 11).
La forme la plus radicale de contestation du récit collectif et national est la « théorie du racisme systémique » qui envisage la culture occidentale uniquement comme un processus discriminatoire ayant toujours visé à favoriser les natifs : les nations occidentales seraient fondamentalement racistes. L’unique solution est donc de faire table rase du passé pour inventer une société nouvelle, égalitaire, basée sur la « neutralisation de l’identité dans les paramètres de la citoyenneté » (p. 146) et sur un patriotisme constitutionnel cher à Jürgen Habermas : dans cette optique, la démocratie ne repose plus sur une identité culturelle commune, mais sur la participation civique de chacun de ses membres et sur une constitution fondée sur des principes universels. Le socle commun n’est plus l’histoire, mais une série de contrats définissant les règles du vivre-ensemble.
Pour le sociologue, le danger que constitue cette réécriture historique et civilisationnelle radicale, est qu’elle conduit non seulement à une autoflagellation morbide, une haine de soi, mais aussi qu’elle sape progressivement les repères anthropologiques et les structures symboliques nécessaires à la construction d’identités individuelles et collectives solides et viables : tel est le sens des romans de Michel Houellebecq qui décrivent la déshérence existentielle de l’homme contemporain et des écrits de « penseurs crépusculaires » – Sylvain Tesson, Alain Finkielkraut, Michel Onfray – qui cherchent à ressaisir, tel Chateaubriand jadis, ce qu’il y a de précieux dans un monde en voie de disparition.
Face à l’entreprise de déconstruction chronique de la modernité qui trouve toujours d’autres frontières à abolir, envisage l’existence comme un flux incessant, le vivant comme un terrain de recherches biologiques sans limites, les territoires comme des sources infinies de profit, une partie d’entre-nous, conclut Bock-Côté, est en quête d’autre chose : la reconstruction de certaines permanences anthropologiques, le sens de la finitude, l’enracinement, la part éternelle de l’homme, une forme de spiritualité. Ce que d’aucuns appellent le « conservatisme ».
Ainsi, au fil de l’ouvrage, le sociologue confronte deux programmes politiques et sociétaux, deux projets anthropologiques : progressisme et conservatisme. Il fustige le progressisme, territoire idéologique d’une gauche radicale post-marxiste, moralisatrice, intolérante, excluante, certaine de se situer du côté de la vérité, bloquée dans le déni du réel et dont les maîtres-mots sont cosmopolitisme, mobilité, diversité, mondialisation. Il défend ardemment, à l’opposé, le conservatisme, l’enracinement, et souligne la nécessité de reconstruire des repères civilisationnels et spirituels, de défendre la souveraineté économique, culturelle, linguistique des nations.
Au-delà de l’analyse sociologique qu’il propose, cet essai est aussi un appel clair à la droite pour qu’elle se redéfinisse, forge un projet de société alternatif à la doxa majoritaire et politiquement correcte.
La réflexion de Mathieu Bock-Côté n’est pas sans rappeler la célèbre définition de la nation par Ernest Renan : « Une nation est une âme, un principe spirituel. […] L’une [la nation] est dans le passé, l’autre [l’âme] dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » (Qu’est-ce qu’une nation ? 1882).
La réflexion de Mathieu Bock-Côté, nourrie de son expérience québécoise, n’est pas sans faire écho à celle d’un Éric Zemmour ou d’une Marion Maréchal : sans en appeler directement à un rassemblement des droites, il se montre en faveur d’une droite véritablement décomplexée.Cependant, indépendamment de ce positionnement sur l’échiquier politique, le sociologue ne dessert-il pas son propos en comparant avec outrance les régimes démocratiques libéraux aux régimes communistes qui ont envoyé des millions de personnes à la mort (voir Le Livre noir du communisme) ? N’y a-t-il pas, du moins en Europe, malgré ce qu’il entend démontrer, des espaces de discussion libres, ouverts à la contradiction ?
Son livre, publié par une importante maison d’édition, sa présence fréquente dans les médias français et québécois n’en sont-ils pas précisément la preuve ? La question de la possibilité d’une identité collective et des dangers d’une fragmentation sociale se pose certes aujourd’hui avec force, mais la caricature n’est peut-être pas la meilleure manière de faire avancer le débat de façon constructive.
Ouvrage recensé– L’Empire du politiquement correct, Essai sur la respectabilité politico-médiatique, Paris, Éditions du Cerf, Paris, 2019.
Du même auteur – Raymond Aron, Les désillusions du progrès. Essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969.– Collectif, Le Livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997.– Régis Debray, Un candide à sa fenêtre, Paris, Gallimard, 2015.– Hervé Le Bras, Malaise dans l’identité, Arles, Actes Sud, 2017.– Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme : les complices, Paris, Grasset, 2017.– Michel Onfray, Théorie de la dictature, Paris, Robert Laffont, 2019.– Jérôme Fourquet, L’archipel français : naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.