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Le travail pornographique

de Mathieu Trachman

récension rédigée parPierre Le BrunAgrégé de Sciences Economiques et Sociales.

Synopsis

Société

Cet ouvrage présente les résultats d’une enquête ethnographique menée pendant quatre ans dans le monde de la pornographie française. Mêlant travail d’archives, observations et entretiens avec des réalisateurs, des acteurs et des actrices, il documente la façon dont la pornographie se construit comme activité professionnelle à part entière, dirigée par et vers des hommes hétérosexuels. Directement associée aux fantasmes prêtés à ses spectateurs, la production pornographique se situe au cœur de la domination masculine, mettant en évidence les ambiguïtés du travail sexuel en régime capitaliste, ainsi que les contradictions de l’hétérosexualité.

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1. Introduction

Cet ouvrage constitue le fruit d’un travail d’enquête de quatre années, mené dans les coulisses de la pornographie française. Les extraits d’entretiens, de récits de tournages, de textes d’archive et références sociologiques rendent cet ouvrage particulièrement dense. L’ambition de ce travail est d’explorer la façon dont la production pornographique participe d’un « capitalisme fantasmatique » (p. 17).

Satisfaire les attentes supposées du public suppose une mise en scène des corps au moyen de formes particulières d’exploitation. L’auteur récuse les représentations selon lui trop simplistes de la pornographie, tantôt présentée comme émancipatrice, tantôt comme aliénante, autant pour les consommateurs que pour les travailleurs. Il conviendrait au contraire de l’envisager à la fois comme une profession régie par certains codes et certaines normes, et comme une activité singulière par ses liens avec l’intimité.

La pornographie articule ainsi une professionnalisation de la sexualité et une sexualisation des rapports professionnels. La place particulière qu’elle occupe dans la représentation des fantasmes lui octroie également un rôle central dans la définition de ce qu’est l’hétérosexualité et dans la gestion de ses contradictions.

2. La pornographie : une catégorie construite par l’État

La pornographie est d’abord et avant tout une catégorie juridique, le « classement X », désignant un certain type de production cinématographique. En France, sa délimitation s’est décidée autour de l’année 1975. Cette année-là a constitué une « parenthèse entre une période de clandestinité et la mise en place d’un dispositif juridique encore en vigueur aujourd’hui, qui encadre l’exercice du métier de pornographe » (p. 19).

L’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing est marquée par une légalisation des films mettant en scène des actes sexuels. Ceux-ci connaissent rapidement de grands succès cinématographiques, à l’image d’Emmanuelle (plus de sept millions d’entrées entre 1974 et 1978), ou du très explicite La grande partouze (plus de 245 000 entrées à l’été 1975). Cet engouement motive rapidement une restriction de la diffusion de ces films, moins au nom d’une défense de la morale sexuelle que d’un cinéma français de qualité.

À la fin de l’année 1975, la loi X crée la catégorie du même nom, supposée rassembler des films à vocation masturbatoire sans ambition artistique. Ce faisant, elle classe la pornographie en pratique perverse, la frappe d’illégitimité culturelle et en organise l’invisibilisation.

La loi X crée donc ce que Mathieu Trachman nomme un « ghetto pornographique » (p. 20), sortant la pornographie de l’espace public tout en lui accordant de fait une certaine autonomie. Le classement X a rapidement provoqué l’émergence d’un réseau de cinémas spécialisés dans la diffusion de films pornographiques. Ce phénomène constitue une « incarnation spatiale de la séparation entre la pornographie et le cinéma » (p. 39). Ces salles se situent en effet dans les quartiers traditionnels de la prostitution (les 9e et 10e arrondissements parisiens) ou à proximité des gares, réduisant par-là les films pornographiques à des supports masturbatoires n’ayant pas vocation à être regardés en intégralité.

L’invisibilisation de la pornographie dans l’espace public et sa stigmatisation dans le monde du cinéma présentent cependant un revers. En définissant ce qu’est la pornographie, la loi X permet précisément l’organisation d’un monde de la pornographie d’autant plus autonome que relégué à distance du pouvoir et des affaires publiques. Ainsi, « le ghetto est finalement la matrice de production d’une identité professionnelle discréditée » (p. 41). Ce stigmate est utilisé par les pornographes eux-mêmes : le classement X pouvant, de sanction, devenir une marque de fabrique.

3. Le métier de pornographe

La loi X a donc permis l’apparition du métier de pornographe, que les intéressés eux-mêmes peinent à présenter comme une véritable profession. L’absence de prétention artistique les empêche de se présenter comme réalisateurs ou cinéastes ; l’inexistence de formations dans ce domaine ne permet pas de se prévaloir d’une qualification reconnue. Le statut de pornographe se définit dès lors par un certain savoir-faire, les pornographes se présentant comme des « entrepreneurs de fantasmes » (p. 56).

Faire de la pornographie suppose l’acquisition, généralement sur le tas, d’une expertise sexuelle renvoyant à la capacité de « répondre à la demande » (p. 65). Un tel métier repose ainsi sur une séparation entre d’une part le répertoire des fantasmes, formulés par les spectateurs, satisfaits par les pornographes, échappant aux jugements moraux et qui relèvent donc d’un marché des désirs, et d’autre part les pratiques sexuelles effectives, qui relèvent de l’intimité des individus.

Ce « marché des fantasmes » (p. 72) oppose schématiquement deux groupes d’entrepreneurs : celui des « intégrés » et celui des « prétendants ». Les premiers désignent ceux qui parviennent à vivre de la pornographie et à en définir les conventions. La meilleure illustration en est la société Marc Dorcel, associée à un style « “classe” et “chic” » (p. 59).

Le groupe des prétendants, dont les membres se définissent généralement comme des « amateurs », se compose de ceux qui cherchent à intégrer le monde de la pornographie, ou de ceux pour qui celle-ci constitue une activité d’appoint. Ce groupe est relativement nombreux : entre 1989 et 2001, la moitié des réalisateurs recensés n’a réalisé qu’un seul film tandis que les budgets des productions françaises se situent pour l’essentiel entre 5 000 et 10 000 euros.

Le métier de pornographe présente enfin certaines gratifications. Outre qu’il s’agit souvent d’une porte de sortie au chômage, il offre aux intéressés – des hommes hétérosexuels pour l’écrasante majorité – le statut de « spécialistes de la sexualité » (p. 91) : « alors que certains métiers, comme les professions intellectuelles, sont liés à une impuissance, notamment sexuelle, et à un pôle féminin, celui de pornographe repose sur l’affirmation d’une puissance sexuelle et d’une masculinité conquérantes » (p. 92).

Le prestige du pornographe se joue donc largement dans la capacité à élaborer un script pornographique adapté à la demande, capacité associée à une expertise sexuelle socialement valorisante. Ce profit symbolique n’est pas secondaire : pour une part importante des « prétendants », la pornographie ne constitue pas une activité rentable et n’est donc pas poursuivie pour des raisons financières.

4. Le script pornographique : comment représenter les fantasmes ?

La satisfaction de la demande des spectateurs se cristallise dans l’écriture du « script pornographique » (p. 78), c’est-à-dire dans la combinaison d’un scénario (lorsqu’il y en a), d’une façon de filmer les corps, d’un enchaînement de positions. L’étude des scripts donne à voir la façon dont la pornographie est d’abord orientée vers la mise en scène des corps féminins à des fins de satisfaction de désirs masculins. Les scripts se caractérisent par une certaine constance et par la récurrence de représentations stéréotypées (l’hôtesse de l’air, le plombier, etc.).

Cette routine du film pornographique, qui le distingue du caractère singulier des œuvres artistiques, s’explique à nouveau par sa vocation masturbatoire : « Les clichés, ça marche » (p. 79).

Elle apparaît aussi dans l’enchaînement relativement codifié (et imposé aux actrices) des positions : « cunnilingus, fellation, pénétration vaginale, pénétration anale, éjaculation externe » (p. 79). La façon de filmer est également stéréotypée, marquée par l’abus des gros plans sur les organes génitaux. Cette routine des pratiques et des plans contraste avec le turn-over imposé aux actrices, dont les carrières sont relativement courtes. La répétition des procédés filmiques va de pair avec un renouvellement des corps filmés.

La pornographie est également marquée par un impératif d’authenticité : les films doivent mettre en scène des désirs sincères et des orgasmes véritables. Cette exigence se trouve au cœur de la paradoxale « commercialisation de l’authentique » (p. 67) qu’entreprend la pornographie, particulièrement bien illustrée par le cas de l’amateurisme. Dans la pornographie, le terme « amateur » ne s’oppose pas uniquement à « professionnel », mais constitue une catégorie en soi caractérisée par des petits budgets et des actrices sans notoriété. L’amateurisme, qui possède sa propre demande, peut ainsi être investi par des professionnels : les « pro-am » (p. 69).

Le travail pornographique tend à créer une « intimité professionnelle » (p. 124) par laquelle les sexualités professionnelle et privée s’entre-influencent. Sans doute du fait de la taille modeste de la pornographie française, ce groupe est souvent présenté comme une « famille » (p. 125) au sein de laquelle se construisent des relations affinitaires. Cette intimité entre acteurs et actrices est encouragée par les pornographes, qui espèrent ainsi renforcer l’apparence d’authenticité des scènes.

Réciproquement, les tournages constituent parfois le cadre d’apprentissages de pratiques nouvelles, réinvesties ensuite dans la sphère privée. La professionnalisation du travail pornographique s’accompagne donc d’une personnalisation des relations professionnelles.

5. Les marchés du travail pornographique

Le marché des acteurs et celui des actrices suivent des logiques distinctes. Ces différences illustrent en creux les représentations dominantes de la sexualité. À la « naturalisation du travail pornographique masculin » s’oppose une « pathologisation du travail pornographique féminin » (p. 140).

Pour les acteurs, la participation à un film pornographique est considérée comme à la fois valorisante et plaisante, ce qui justifie des rémunérations inférieures au moins de moitié à celles des actrices. Le rôle des acteurs est double : d’une part servir de support d’identification au spectateur masculin, d’autre part mettre en valeur le corps féminin. Ils constituent donc une main-d’œuvre interchangeable sélectionnée avant tout pour sa capacité à maîtriser son érection.

Les acteurs professionnels sont peu nombreux et mènent des carrières relativement longues : les pornographes privilégiant les acteurs en lesquels ils ont confiance (les débutants sont réputés moins maîtres de leur érection). Ils constituent ainsi des intermédiaires stratégiques entre les réalisateurs dont ils sont familiers et les actrices qu’ils peuvent ou non mettre en contact avec les premiers. Leur carrière est en revanche marquée par une « usure des fantasmes » (p. 144), c’est-à-dire par une difficulté croissante à maintenir leur érection lors des tournages. Leur statut d’expert sexuel et leur connaissance du métier peuvent alors les orienter vers la réalisation.Pour les actrices, la situation est inverse. Le tournage d’une scène pornographique est considéré comme dégradant, ce qui justifie des salaires nettement plus élevés, et plus souvent négociés, que ceux des acteurs.

Là où certains acteurs peuvent parfois accepter de tourner gratuitement, devenir actrice a d’abord pour but de procurer des revenus, souvent en complément d’un salaire ou de l’aide parentale. L’aspect « familial » (p. 125) du monde de la pornographie, la diversité des tournages, l’élargissement du répertoire sexuel sont souvent mobilisés pour justifier le choix de la pornographie face à d’autres emplois précaires, à l’image des fast foods, présentés comme davantage routiniers et corvéables.

Les carrières d’actrices sont en revanche beaucoup plus courtes que leurs homologues masculins. Revers de la focalisation des scripts sur les corps féminins, ceux-ci sont astreints à un renouvellement constant. Après avoir tourné avec les grandes sociétés de production, de nombreuses actrices peinent à décrocher de nouveaux rôles. Pour elles, l’expérience pornographique se traduit par une perte de valeur sur le marché du travail en même temps qu’une usure des corps (irritations, lésions, déchirures, etc.).

Enfin, alors qu’un passé d’acteur pornographique est potentiellement valorisant, celui d’actrice est vécu comme particulièrement stigmatisant.

6. Gérer les contradictions de l’hétérosexualité

L’évidence de l’hétérosexualité affichée par les enquêtés de Mathieu Trachman cache en réalité certaines tensions dans la définition qu’ils en proposent. Celle-ci est gérée très différemment par les femmes et les hommes. Pour les actrices, la scène lesbienne fait office à la fois de passage obligé et d’expérience nouvelle. S’il s’agit bien d’une contrainte imposée par le script, celle-ci « ne se [réduit] pas à l’imposition d’un fantasme masculin sur la sexualité féminine » (p. 234).

De nombreuses actrices continuent ainsi de tourner des scènes lesbiennes après avoir mis un terme à leur carrière. Pour certaines enquêtées, la scène lesbienne constitue le point de départ d’une curiosité plus générale pour les relations entre femmes. Le lesbianisme est ainsi vécu comme une « sortie possible du script hétérosexuel » (p. 239). Pour autant, chez les actrices, la bisexualité professionnelle n’est pas incompatible avec une hétérosexualité intime.

Pour les hommes, le rapport à l’hétérosexualité est plus problématique. L’unanimité des enquêtés sur leur orientation hétérosexuelle masque une pluralité de pratiques professionnelles. L’enquête montre l’absence de lien automatique entre bisexualité et tournage avec un autre homme : sodomiser un acteur peut être hétérosexuel tandis qu’être sodomisé par une actrice peut être classé en pratique bisexuelle. De même, le cas de la double pénétration sur une actrice est source de litiges, potentiellement bisexuel pour les uns, absolument hétérosexuel pour les autres.

Enfin, la séparation entre la sexualité professionnelle et la sexualité intime est moins évidente pour les hommes que pour les femmes : les pornographes ne proposent de scènes bisexuelles qu’à des acteurs qu’ils pensent bisexuels. Ainsi, ce ne sont pas tant les pratiques concrètes qui définissent l’hétérosexualité que le discours qui leur donne sens. L’hétérosexualité est une construction sociale qui n’existe que par sa constante réaffirmation.

Cette ambivalence se donne également à voir chez les pornographes. La pornographie repose normalement sur une séparation entre la sphère des fantasmes et la sphère intime, séparation qui permet justement aux pornographes de mettre en scène des désirs qui ne sont pas les leurs. Cette distinction disparaît totalement avec le cas de l’homosexualité masculine : les pornographes hétérosexuels se disent totalement incapables de saisir les fantasmes gays. Leur refus de tourner des scènes gays est ainsi motivé par des arguments professionnels qu’ils associent souvent à un rejet de toute forme d’homophobie. Cette incapacité est présentée comme une faiblesse inhérente à leur orientation sexuelle intime, « hétérosexualité et homosexualité masculines étant posées comme des savoirs distincts » (p. 259).

7. Conclusion

Pour Mathieu Trachman, le travail pornographique ne peut pas se penser sur le modèle, classique en sociologie, du travail à l’usine. S’il y a bien utilisation des corps féminins à des fins de satisfactions de fantasmes principalement masculins, si le travail pornographique est bien traversé par des logiques de domination et d’exploitation, les acteurs et actrices ne peuvent être perçus comme simplement aliénés. Pour les actrices, investir cette activité certes stigmatisée permet aussi d’être rémunérées pour « des services sexuels traditionnellement extorqués ou invisibilisés » (p. 138).

L’analyse rigoureuse de la pornographie ne doit donc pas se limiter à la façon dont des normes sont imposées aux individus, mais aussi prendre en compte la façon dont ceux-ci s’adaptent à ce travail d’imposition. L’intérêt d’étudier la pornographie réside ainsi dans sa fonction même : objectiver des représentations collectives.

8. Zone critique

Cet ouvrage a immédiatement fait figure de référence dans le domaine naissant des études pornographiques (porn studies). Le travail de Mathieu Trachman apporte un riche complément d’une part à la sociologie française de la sexualité, qui avait jusqu’ici négligé la question de la production pornographique au profit de sa consommation, et d’autre part aux enquêtes menées sur le monde de la pornographie, qui étaient pour l’essentiel l’œuvre de journalistes.

L’omniprésence des travaux anglo-saxons dans les références mobilisées par l’auteur atteste en effet de la relative rareté des contributions françaises dans ce domaine. L’ouvrage nuance ainsi les thèses de la sociologue américaine Catharine MacKinnon. Pour celle-ci, la mise en scène pornographique reproduirait la violence ordinaire des relations hétérosexuelles.

Pour Mathieu Trachman, cette thèse néglige la renégociation (certes limitée) des conditions du travail et des modalités de mise en scène des corps que permet la professionnalisation de la pornographie. Il s’inscrit en revanche dans la continuité des travaux de Viviana Zelizer, pour qui l’intimité, spontanément pensée comme séparée de la sphère de l’argent, peut en réalité être traversée par des logiques économiques.Cet ouvrage comporte aussi bien les avantages que les inconvénients de la méthode ethnographique sur laquelle il repose.

La grande subtilité de l’analyse rend parfois difficiles les conclusions univoques sur les phénomènes observés. Le protocole qualitatif laisse également planer un doute sur la représentativité des faits retranscrits et sur la possibilité de généraliser les résultats de l’analyse.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé – Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, Paris, La Découverte, « Genre et sexualité », 2013.

Du même auteur– Avec Laure Bereni, Le genre, théories et controverses, Paris, PUF, 2014.

Autres pistes – Robin d’Angelo, Judy, Lola, Sofia et moi, Paris, Goutte d’or, 2018.– Judith Butler, Troubles dans le genre, Paris, La Découverte, 2005.– Catharine MacKinnon, Le féminisme irréductible. Discours sur la vie et la loi, Paris, Éditions des femmes, 2005.– Florian Vöros (dir.), Cultures pornographiques – Anthologie des porn studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2015– Viviana Zelizer, La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2005.

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