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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Au Fondement des sociétés humaines

de Maurice Godelier

récension rédigée parKatia SznicerDocteure en Histoire culturelle (Universités Paris 13 et Laval, Québec). Rédactrice indépendante.

Synopsis

Société

Dans cet ouvrage, Maurice Godelier fait le bilan de quarante années de recherche et présente l’essentiel de sa compréhension du fonctionnement des sociétés humaines, de ce qui assure leur pérennité. Au cœur de son analyse : le poids symbolique du politico-religieux, l’alliance du pouvoir et de la légitimité qui amène les individus à « faire société », à obéir à des règles sans s’en rendre compte. Ce livre est aussi un plaidoyer pour l’anthropologie, une réponse au mouvement de contestation de la parole scientifique, particulièrement virulent aux États-Unis : oui, les sciences sociales sont légitimes, utiles, nécessaires pour comprendre l’humain affirme Godelier et non, elles ne sont pas mortes !

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1. Introduction

Maurice Godelier se positionne dans cet ouvrage à la fois comme anthropologue émérite, spécialiste des sociétés océaniennes, comme critique lucide de sa discipline, comme fervent défenseur et porte-parole de la recherche en sciences sociales.

L’objectif affirmé est, par le biais de ce triple éclairage, la remise en question féconde de l’anthropologie et du métier d’anthropologue, non pour sonner en le glas, mais bien pour donner un coup de fouet à sa discipline et susciter de nouvelles vocations.

L’anthropologie est en crise, il faut la réinventer. Pour cela, Godelier estime nécessaire de rappeler quelques éléments clés de l’histoire de la discipline ainsi que le contexte géopolitique dans lequel surgit cette crise des sciences sociales.

2. L’anthropologie, une discipline ambiguë

Jusqu’au XIXe siècle, l’anthropologie – faudrait-il mieux dire l’ethnologie – ne peut être hissée au rang de « science ». Elle se résume à une somme d’écrits (récits, descriptions…) à destination de militaires, fonctionnaires, missionnaires, commerçants, navigateurs et explorateurs du « Nouveau Monde ».

Ces documents sont intrinsèquement liés à l’exploration coloniale initiée au XVIe siècle et au projet concomitant de domination de la planète par les grandes puissances européennes occidentales. Dès le départ, souligne l’anthropologue, le regard sur « l’autre » est imprégné par l’idéologie.

Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que l’anthropologie émerge en tant que discipline scientifique, avec les travaux fondateurs de l’Américain Lewis Henry Morgan et de l’Anglais Edward B. Tylor. Leurs recherches sur les cultures non occidentales témoignent, pour la première fois, d’un véritable effort de décentration culturelle. Morgan élabore une nouvelle terminologie de la parenté qui lui permet de décrire les rapports de descendance et d’alliances matrimoniales en tant que systèmes cohérents. Cependant, Godelier déplore l’échec de ces premières « opérations de décentrement » (p.13) qui se traduisirent, au bout du compte, par une vision évolutionniste des sociétés humaines, une hiérarchisation entre « sauvages » et « civilisés ».

L’anthropologie est donc, dès son origine, une discipline fondamentalement ambiguë, mêlant pratiques rationnelles et idéologie. Aujourd’hui encore, le positionnement de l’anthropologue est sujet à questionnements : peut-on vraiment se départir de son propre système de croyances, de son éducation, de son « moi culturel », son « moi intime » pour appréhender l’inconnu ? Quand un anthropologue s’immerge, sans y être invité, dans une société étrangère, peut-il vraiment avoir accès aux clés de la culture qu’il prétend décrire ?

Godelier prône l’adoption, pour tout anthropologue, d’un regard honnête et conscient de toutes ces zones de flou. Il souligne la nécessaire construction d’un « moi cognitif » pour investir, honnêtement, la recherche et l’écriture scientifiques. Cette ambiguïté inhérente à l’anthropologie constitue la première raison majeure de la crise actuelle de la discipline. La seconde raison tient aux évolutions géopolitiques des dernières décennies.

3. Anthropologie et géopolitique

Le monde contemporain est, selon l’anthropologue, issu de trois évolutions majeures : 1 – La dislocation des empires coloniaux et la naissance d’États indépendants après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les frontières et les lois fondamentales de ces nouvelles « Nations » sont alors artificiellement calquées sur la conception européenne de la politique, en particulier la séparation du politique et du religieux. Le monde se divise en trois blocs : bloc capitaliste, bloc communiste et tiers monde.

2 – La chute du mur de Berlin signe, en 1989, la mort des grandes idéologies, du marxisme et du structuralisme, bref de « toute théorie qui prétend expliquer de façon globale […] les réalités historiques diverses vécues par les individus et les groupes qui composent une société » (p.19). En 1992, Francis Fukuyama annonce « la fin de l’Histoire ». Le monde occidental se convainc que la seule forme politique viable réside dans l’alliance de l’économie capitaliste et de la démocratie parlementaire.

L’organisation géopolitique de la planète se trouve parallèlement tiraillée entre deux mouvements contradictoires : d’une part, la globalisation, l’extension du modèle capitaliste et la fin des souverainetés nationales (remplacées par des systèmes d’organisations internationales, OMC, FMI, ONU, etc.) ; d’autre part, la naissance de nouveaux États, la multiplication des revendications identitaires locales et la segmentation politique et culturelle.

3 – Les attentats du 11 septembre 2001 bouleversent la hiérarchie mondiale. Al-Qaida proclame le djihad contre l’Occident, les chrétiens et les juifs. L’organisation islamiste cible le matérialisme occidental, se venge des humiliations subies par ses croyants et veut anéantir les musulmans « impies ». La fusion entre religion et État redevient un idéal politique puissant. Elle est d’ailleurs déjà actée en Arabie Saoudite, en Afghanistan, en Iran, en Inde, au Sri Lanka ou encore en Birmanie. La religion est de nouveau dans l’histoire de l’humanité un motif de destructions, de massacres, d’appels à la guerre.

Une fois ces constats généraux posés, et notamment l’échec de l’anthropologie à comprendre le monde dans sa globalité, ses particularismes, sa complexité, Maurice Godelier propose de reconstruire sa discipline. Selon lui, l’anthropologie du XXe siècle s’est appuyée sur cinq « fausses vérités » : symbolique et imaginaire, don et contre-don, parenté, sexualité, économie, telles sont les notions classiques de l’anthropologie qui sont ici remises en jeu.

4. Le Symbolique et l’Imaginaire

L’anthropologue révise en préambule deux notions clés de l’anthropologie souvent confondues et mal comprises : « le Symbolique » et « l’Imaginaire ». Selon lui, l’Imaginaire se définit comme « l’ensemble des représentations que les humains se sont faites et se font de la nature et de l’origine de l’univers qui les entourent, des êtres qui le peuplent […] et des humains eux-mêmes pensés dans leurs différences » (p.43). L’imaginaire est un monde d’idées et d’images inventées par l’Homme pour expliquer l’ordre ou le désordre qui règne dans l’Univers ou dans la société, et ainsi en tirer des leçons sur la manière de se comporter.

Le Symbolique représente « l’ensemble des moyens et des processus par lesquels des réalités idéelles s’incarnent […] dans des réalités matérielles et des pratiques qui leur confèrent un mode d’existence concrète, visible, sociale. C’est en s’incarnant dans des pratiques et des objets qui le symbolisent que l’Imaginaire peut agir sur les rapports sociaux, mais aussi être à l’origine de nouveaux rapports » (p.44).

L’Imaginaire n’est donc pas le Symbolique, mais il ne peut acquérir d’efficacité sociale sans s’incarner dans des pratiques, des signes, des espaces symboliques. Godelier estime que c’est l’imaginaire qui maintient en vie les symboles et non le contraire. Les symboles ne survivent donc que s’ils sont socialement pertinents et continuent à faire sens. Godelier prend ainsi ses distances par rapport à Lévi-Strauss. Pour ce dernier en effet, la fonction symbolique constitue une caractéristique humaine universelle qui précède et structure l’imaginaire, la culture ainsi que l’organisation sociale de toutes les sociétés humaines, au-delà des particularismes locaux.

5. Don, contre-don et économie

En 1921, Marcel Mauss publiait l’Essai sur le don. Ce classique de l’anthropologie peut aujourd’hui être interprété comme une réponse à la situation catastrophique de l’Europe de l’après-Première Guerre mondiale. À partir de son observation des populations de la côte pacifique du continent nord-américain, Mauss éclaire en effet des formes d’économie qui échappent au marché et au recours systématique à la violence pour transformer la société. Le neveu de Durkheim décrit en particulier le rituel des potlatchs, ces cérémonies ostentatoires et dispendieuses de distributions et de destructions de biens.

Il montre que les phénomènes économiques sont indissociables des autres aspects de la vie sociale et ne peuvent se réduire à des calculs d’intérêt mercantiles dérivés du troc. Mauss affirme que les échanges concernent la société tout entière, qu’ils dérivent du don, voire de l’obligation de donner, de recevoir et de rendre. Ainsi, dans le potlatch des Indiens de la côte du Pacifique nord, Mauss perçoit de vastes systèmes de prestations réciproques témoignant d’un lien intime et magique entre les objets et les personnes, qui confère au don une valeur sociale. Ces phénomènes sont totaux, en ce sens qu’ils sont à la fois religieux, économiques, politiques, matrimoniaux, juridiques.

L’anthropologie s’est, depuis, approprié l’idée maussienne que les échanges de personnes et de biens ainsi que les « dons » et les « contre-dons » expliquent la stabilité du lien social. S’articulant autour de la triple obligation « donner-recevoir-rendre », ces échanges créeraient un état de dépendance nécessaire à la recréation permanente du lien social. Godelier remet en cause cette théorie : « À côté des choses que l’on vend et que l’on donne, affirme-t-il, il en existe […] qu’il faut garder pour les transmettre et ces choses sont des supports d’identité qui survivent plus que d’autres au cours du temps » (p.39).

Sa position se résume ainsi :– Il faut donner certaines choses « aliénables et aliénées » (p.99).– Il faut en vendre ou en troquer d’autres, des « choses inaliénables mais aliénées ».– Mais il faut aussi en conserver certaines pour pouvoir les transmettre, des « choses inaliénables et inaliénées », objets sacrés ou textes de loi par exemple.

Ainsi, on ne peut analyser une société à la seule aune du marché et de l’économie. Plus encore, contrairement à ce que nous disent le marxisme et le capitalisme, les rapports économiques ne constituent pas la base matérielle et sociale des sociétés.

6. Parenté, sexualité et procréation

Maurice Godelier met ensuite explicitement en cause l’un des axiomes majeurs de l’anthropologie, à savoir que les rapports de parenté seraient au fondement des sociétés, en particulier des sociétés sans classes et sans État, dites « primitives ». L’anthropologue déduit de ses quarante années de recherche que ce présupposé est tout simplement faux : « Il n’existe pas et il n’a jamais existé de société fondée sur la parenté. La famille ne constitue pas le lien qui unit les humains pour faire société » (p.39). En bref, nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ou la parenté.

De même, contrairement à l’idée reçue selon laquelle « un homme et une femme produisent des enfants en s’unissant sexuellement », l’anthropologue avance que :

– dans aucune société, « un homme et une femme n’ont jamais été pensés comme suffisants, pour faire un enfant ». Pour qu’un individu naisse et existe socialement, qu’il passe du statut de « fœtus » à celui de membre d’une communauté, il faut, selon Godelier, « l’intervention d’agents plus puissants que les humains, des ancêtres, des dieux [qui les dotent] d’un souffle et d’une […] âme » (p.39). – de ce fait, la sexualité humaine est fondamentalement « a-sociale ». Elle signifie beaucoup plus que la simple procréation : « La sexualité, écrit Godelier, est le lieu privilégié du corps où se soudent la logique des individus et celle de la société, où s’incorporent’ des idées, des images, des symboles, des désirs et des intérêts opposés […] » (p.191).

Elle est donc, à cet égard, le lieu de tous les refoulements. En d’autres termes, le corps sexué des hommes et des femmes fonctionne comme une machine qui exprime et légitime des rapports de force et d’intérêts (entre clans, castes, classes…).

7. Faire société ?

Si ni les rapports de parenté, ni la sexualité, ni les rapports économiques ne suffisent à souder durablement des individus, comment expliquer la naissance des « sociétés » ? Qu’est-ce qui distingue une société d’une communauté ? Qu’est-ce qui permet à une société de voir ses frontières reconnues par les sociétés voisines ? D’où procèdent les identités ? Autant de questions brûlantes, à l’époque de la mondialisation, sur le devenir des identités nationales, régionales, mais aussi tribales, ethniques, religieuses, etc.

La réponse se trouve, pour l’anthropologue, dans ce que l’Occident qualifie de « politico-religieux » : « J’ai constaté, écrit-il, que c’est seulement quand les rapports sociaux politico-religieux servent à définir et à légitimer la souveraineté d’un certain nombre de groupes humains sur un territoire dont ils pourront ensuite exploiter séparément ou collectivement les ressources qu’ils ont la capacité de faire de ces groupes une société » (p.42).

L’allégeance d’une communauté à un système de croyances religieuses et/ou à un système politique – jusqu’aux Lumières, ces deux formes de pouvoir étaient mêlées – est la condition sine qua non de l’existence d’une société, de l’identité des individus qui la composent.

Il faut en outre comprendre la soumission volontaire de la majorité au « politico-religieux » et aux classes dirigeantes (chefs tribaux, prêtres, chefs d’État, etc.) comme la réponse à un besoin de sécurité : en échange de sa soumission au pouvoir, l’individu adulte attend que le pouvoir assure sa protection et celle des siens. Le système de croyances dominant fournit aussi à l’individu les réponses à des questions existentielles universelles :

– Quels doivent être les rapports des humains avec l’invisible, les ancêtres, les esprits, les dieux ? – Qu’est-ce qui est légitime ou illégitime ? Quelles sont les formes et les figures du pouvoir ? – Qu’est-ce que naître, vivre, mourir ? – Comment organiser la richesse, les échanges, la monnaie ?– Comment penser la nature ? Comment agir sur elle ?

Les réponses que les groupes humains ont, de tout temps et en tout lieu, apportées à ces questions pour « faire société » permettent de définir ce que les sciences sociales appellent la « culture ». Et Maurice Godelier de conclure que c’est l’exploration et la comparaison de ces réponses qui constituent, au bout du compte, la raison d’être de l’anthropologie et justifient son existence.

8. Conclusion

Les secousses démocratiques et identitaires du monde contemporain montrent que les sociétés ne peuvent être réduites à des systèmes clos, figés, des structures théoriques plaquées de l’extérieur. La géopolitique enseigne en outre à l’anthropologue que la stabilité interne d’une société tient beaucoup aux relations qu’elle entretient ou a entretenues avec les autres sociétés. L’anthropologue ne peut donc plus méconnaître l’histoire politique des sociétés qu’il étudie. C’est désormais une condition éthique incontournable pour prétendre exercer ce métier.

Cela dit, il faut aussi préserver l’avenir de l’anthropologie et des sciences sociales en œuvrant à la compréhension et au dialogue interculturels. Il faut barrer le chemin à l’idée de plus en plus répandue qu’on serait le seul à pouvoir parler de soi, que tout regard « extérieur » serait intrusif et illégitime. Il est essentiel, pour Maurice Godelier, de rappeler, en amont de toute recherche, que « l’altérité sociale, historique, des autres n’est jamais absolue. Elle est toujours relative, et de ce fait déchiffrable, intelligible […] » (p.50).

9. Zone critique

Cet ouvrage de Maurice Godelier s’adresse à un lectorat initié. Son accès est notamment rendu difficile par le maniement de concepts complexes, le renvoi à des connaissances spécialisées (comme l’œuvre de Claude Lévi-Strauss ou de Marcel Mauss), la description précise de mécanismes anthropologiques complexes et le rapprochement de contextes culturels a priori très éloignés.

Il n’en reste pas moins que cette réflexion pointue sur le « fondement des sociétés humaines » éclaire d’un nouveau jour nombre de débats contemporains. Sa vision de la sexualité comme pratique essentiellement sociale (et non biologique) a par exemple amené l’anthropologue à s’exprimer en faveur du mariage homosexuel et à se montrer ouvert sur la question de la PMA et de la GPA. Le regard de Maurice Godelier sur l’essence des sociétés montre aussi que matérialisme, capitalisme et athéisme ne peuvent prétendre constituer l’unique horizon du patchwork culturel et social de l’Humanité.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Maurice Godelier, Au Fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Champs-Flammarion, 2010.

Du même auteur– L’Énigme du don, Champs-Flammarion, 2008.– Métamorphoses de la parenté, Champs-Flammarion, 2009.– La Production des grands hommes, Champs-Flammarion, 2010.– L’Idéel et le matériel, Champs-Flammarion, 2010.

Autres pistes– Robert Deliège, Une Histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories, Paris, Points, 2013.– Philippe Descola, Par-delà Nature et culture, Paris, Gallimard, 2015.– Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basics Books, 1973.– Françoise Héritier, La pensée de la différence : Masculin/Féminin, Paris, Odile Jacob, 2014.– Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Pocket, 2001.

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