Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Maurice Godelier
La production des grands hommes est une monographie très aboutie de la société Baruya. La recherche ethnographique qu’il a menée en Papouasie Nouvelle-Guinée lui a permis de restituer une culture en proie à de profonds bouleversements du fait de l’élargissement de ses contacts avec le monde extérieur. L’anthropologue y analyse les transformations liées à la colonisation, à l’action des missionnaires, à l’arrivée d’un système monétaire nouveau, etc. Il questionne en particulier la dissymétrie des rapports de genre, analyse les hiérarchies sociales baruya, les formes d’autorité et de pouvoir.
Les Baruya sont un peuple de Papouasie Nouvelle-Guinée, une île au nord de l’Australie. Ils vivent dans une région montagneuse et forestière située entre 1 600 et 2 300 mètres d’altitude. Ils appartiennent aux peuples que les scientifiques nomment Anga. Les Baruya sont des horticulteurs (patate douce, taro…) et des chasseurs, également éleveurs de cochons. Ils sont réputés pour la qualité de leur production de sel végétal. La société baruya est structurée sur le modèle patrilinéaire. Elle est composée de quinze « clans », divisés en lignages. En 1979, on dénombre 2 159 Baruya.
Jusqu’en 1960, les Baruya n’étaient assujettis à aucun gouvernement extérieur à leur propre société. Nulle loi ne leur était dictée par quelque État que ce soit. Ils se gouvernaient donc eux-mêmes. Ils étaient connus des Australiens depuis 1951, mais il faut attendre 1960 pour que l’Australie entreprenne de régner sur les terres de cette île immense, et de « pacifier » les populations qui y vivent. En 1975, la Nouvelle-Guinée devient indépendante.
Godelier les rencontre en 1967, au seuil d’une nouvelle ère marquée par ce contact interculturel. La rencontre avec un monde capitaliste, industriel et mondialisé ne peut signifier pour la culture baruya que de profonds changements. Le passage des outils de pierre aux outils de métal en est une puissante illustration : au contact d’autres civilisations, les Baruya ont rapidement délaissé leurs outils de pierre pour des outils d’acier (haches, machettes) dont ils ignoraient même la provenance, et qu’ils troquèrent contre des barrettes de sel qu'ils fabriquent eux-mêmes.
Par ses recherches ethnographiques, Maurice Godelier tente, au moment où il commence ses recherches, de faire revivre une culture baruya déjà intimement transformée.
Avec cet ouvrage Maurice Godelier s’intéresse particulièrement à l’expression de la domination des hommes sur les femmes chez les Baruya. Cette société est en effet constituée de telle manière que les hommes dirigent, d’après l’auteur, non pas sans les femmes, mais contre les femmes. L’ouvrage propose donc une analyse détaillée des inégalités entre les sexes chez les Baruya, entendue comme une société sans classe dirigeante et sans État. La thèse de Godelier est que l’inégalité entre les sexes n’est pas constitutive à la société de classe. Il étudie donc les mécanismes qui sous-tendent cette inégalité culturelle.
Ce déséquilibre des statuts sociaux dans la société baruya n’affecte pas seulement le domaine du genre. Car tous les hommes ne sont pas égaux entre eux ni les femmes entre elles.
Il existe en effet d’autres formes de hiérarchie au sein de la société. Elles distinguent des hommes plus « grands » que d’autres, que ce soit par un prestige acquis (s’être distingué à la guerre ou dans le domaine de l’agriculture par exemple), ou par un prestige hérité (qui concerne notamment ceux qui accomplissent des rites d’initiation). Il en va de même pour ceux qui possèdent des dons spéciaux (chamanisme), qui se distinguent eux aussi du commun des Baruya.
S’il existe aussi chez les Baruya des « Grandes femmes » (chamanes), que la population s’accorde à dire supérieures à bien des hommes, il est inconcevable pour les Baruya de considérer que des Grandes femmes puissent être aussi grandes que des Grands hommes (grands guerriers, grands chamanes, etc.).
Les indices extérieurs de la domination d’un sexe sur un autre sont multiples. En premier lieu, chez les Baruya, les hommes sont le « beau sexe ». Ils se parent en effet plus richement que les femmes, puisqu’ils portent en particulier de riches parures de plumes que les femmes n’ont pas le droit de toucher.
Les témoignages que recueille Godelier révèlent par ailleurs l’existence dans les villages baruya de chemins dédoublés qui ont disparu au moment où l’anthropologue enquête : dans cette ancienne configuration, le chemin des femmes se trouvait en contrebas de celui des hommes. Au passage de ces derniers, les femmes se cachaient autrefois le visage d’un pan de leur cape.
La topographie des villages baruya est aussi un marqueur de cette domination. Les villages sont divisés en trois espaces sociaux : dominant le village, se situe une ou plusieurs maisons d’hommes interdite(s) aux femmes. Au milieu du village, se trouve l’espace des habitations où les individus des deux sexes se côtoient et vivent ensemble. En contrebas du village, un lieu de taillis est réservé aux femmes, dans lequel elles accouchent et vivent une réclusion lors de leurs menstruations. Ce lieu est strictement interdit aux hommes. L’espace domestique est lui-même subdivisé en deux parties.
Ainsi, à l’intérieur de la maison baruya, une partie est dévolue aux femmes, et l’autre aux hommes. Une femme doit éviter de se rendre dans la partie masculine de la maison ; et surtout, elle ne doit jamais enjamber le foyer qui se trouve en son centre, sous peine de voir son sexe s’ouvrir et polluer la nourriture que l’homme mangera. Les menstruations des femmes suscitent la peur des hommes et sont entourées de tabous. Elles incarnent en effet un pouvoir duel et ambivalent : les hommes baruya les redoutent autant qu’ils les savent nécessaires à la reproduction. La représentation dangereuse de la sexualité chez les Baruya vient donc surtout des femmes et des substances qui s’écoulent de leurs vagins.
La société baruya étant de filiation patrilinéaire, cela signifie que seule l’ascendance paternelle est reconnue en ce qui concerne la filiation, l'organisation familiale et sociale d'un groupe. Les femmes se trouvent donc aussi dans ce domaine en position d’infériorité. De plus, la place assignée aux femmes dans les diverses activités sociales est très discriminante : si elles ne possèdent pas la terre, c’est toutefois principalement elles qui la travaillent. La propriété des armes leur est aussi défendue, de même que leur usage.
Lorsque les Baruya défrichent un terrain, les hommes s’activent avec des outils d’acier (autrefois, de pierre), mais les femmes n’ont pour seul outil que leurs mains ou leur bâton à fouir, qui sert principalement aux travaux des champs. Elles sont enfin exclues de la fabrication et de l’usage des objets sacrés, comme elles le sont de la fabrication du sel qui est depuis toujours un précieux moyen d’échange dans le cadre d’une économie régionale.
La base des rapports de parenté baruya repose sur l’affirmation ainsi formulée par Godelier que « seule une femme vaut une femme » : la richesse n’intervient donc pas dans les échanges matrimoniaux (ou alors très rarement) . Le schéma matrimonial le plus répandu repose sur l’échange de deux femmes entre deux lignages ou segments de lignage. Lorsque son époux meurt, la femme baruya est héritée par l’un des frères ou des cousins patrilinéaires de celui-ci. Encore une fois, dans le domaine matrimonial comme dans d’autres, la domination masculine s’affirme.
Toutefois, les femmes ne sont pas inactives dans de telles stratégies : une fille peut parfois refuser un époux, et sa mère joue un rôle important dans la constitution d’une alliance. Ainsi, en cas de refus d’un prétendant, le père ne peut contourner l’avis de la mère de la fille. Car, si « [l]es femmes baruya sont donc subordonnées aux hommes matériellement, politiquement, symboliquement [, c]ette subordination ne signifie nullement que les femmes n'aient pas de droits propres » (p. 243).
Godelier met en évidence les formes de résistance que les femmes baruya opposent à ces règles sociales qui les dominent, et la répression qu’elles entraînent chez les hommes.
Les hommes et les femmes baruya passent au cours de leur vie une succession de rites de passage qui les intègrent d’un âge à l’autre. Ces âges portent tous des noms distincts et correspondent chacun à un stade différent de la vie sociale. Ainsi, alors que le petit garçon avait vécu jusqu’à l’âge de dix ans environ auprès des femmes, il est arraché à ce monde féminin pour passer du côté des hommes. Un premier rituel d’une grande importance marque cette rupture. Le garçon vivra désormais dans la maison des hommes.
Peu à peu, au cours de quatre stades d’initiation, le jeune garçon est débarrassé des aspects féminins qui le constituent (lieu d’habitation, vêtements, etc.). Ces rituels initiatiques incluent son introduction aux secrets des hommes. Et ce n’est seulement que lorsqu’il sera marié qu’il quittera la maison des hommes pour résider avec son épouse dans la partie mixte du village, le plus souvent auprès de son père et de ses frères.
Les rituels d’initiation féminins semblent, d’après Godelier, moins élaborés, dans le sens où un garçon met dix ans et quatre stades d’initiation pour devenir un homme, tandis qu’une fille ne semble passer d’épreuve semblable qu’au moment de ses premières menstruations, lorsqu’elle doit se tenir recluse pendant plusieurs jours. Pour Godelier, qui a pu assister à titre exceptionnel à des rites d’initiation féminins, ceux-ci sont le prolongement – et non pas une réponse, une résistance ou une opposition – à ceux que pratiquent les hommes. « C'est la partie réservée aux femmes pour assurer le même ordre, la même loi, la loi de la domination masculine. » (p. 245).
Le système de la domination masculine est sous-tendu par un ensemble de représentations qui le légitime. Les mythes y concourent, de même que les hommes utilisent aussi les kwaimatnié, des objets rituels qui subordonnent les puissances féminines au pouvoir masculin. La conception baruya des mécanismes de la reproduction participe également à ce système. Comme les mythes, ils s’inscrivent au nombre des représentations sociales qui sous-tendent et légitiment la domination masculine.
Lors des initiations du jeune garçon, le plus grand des secrets rituels baruya lui est révélé : celui de l’échange généralisé de sperme entre garçons d’âges différents. Il s’agit d’un don de liquide spermatique de garçons (vierges du contact du sexe d’une femme) auprès de plus jeunes, par ingestion orale. Ainsi les hommes et les initiations assurent-ils une circulation continue de la substance vitale de génération en génération. Le sperme joue en effet une place importante dans les représentations du monde et du processus de la conception baruya. Ainsi dépouillé de ses éléments féminins, l’enfant renaît masculinisé par la pratique de l’homosexualité rituelle (pratique aujourd'hui disparue). Godelier a aussi montré, mais dans une moindre mesure, que les femmes s’échangeaient aussi leur lait. Les hommes font aussi boire leur sperme à leurs jeunes épouses, cette pratique étant, d’après eux, censée leur permettre de produire le lait nourricier.
Au premier rang de la société baruya se tiennent donc les Grands hommes, qui détiennent les charges de la guerre et du chamanisme. Or, l’une des caractéristiques majeures de l’organisation sociale baruya est l’absence de concordance entre pouvoir et richesse. Pour Godelier, ce fait repose sur le principe d’échange matrimonial qui domine chez les Baruya, à savoir que l’échange des femmes ne se fait pas contre autre chose qu’une autre femme. Or, au moment où Godelier mène ses enquêtes auprès des Baruya, il est encore généralement considéré que la Papouasie Nouvelle-Guinée et la Mélanésie sont uniformément dotées de sociétés à Big men telles que les a définies Marshall Sahlins.
Le Big man est un homme dont les mérites dans différents domaines (guerre, pouvoirs magiques, travail agricole, etc.) sont reconnus de tous. Il amasse et redistribue autour de lui de l’argent et s’entoure d’un groupe de fidèles pour accroître son pouvoir. Le risque est pour lui de voir s’effondrer sous ses yeux ce qu’il a créé, car ce système est forgé sur un principe de réciprocité ; or, le Big man, qui reçoit rapidement plus qu’il ne peut rendre, risque de voir ses fidèles le quitter pour rejoindre ses rivaux. Le Grand homme (Great man) diffère donc du Big man théorisé par Sahlins du fait que son statut social ne repose pas sur un amassement personnel de richesses.
Pour Godelier, l’origine de cette distinction repose sur des pratiques matrimoniales différentes. Tandis que, dans les sociétés à Big men, la production de formes matérielles de richesse sert en particulier à l’échange matrimonial, il n’est pas nécessaire, chez les Baruya, d’accumuler les richesses pour permettre la reproduction de la vie et des rapports de parenté, puisqu’une femme ne peut guère s’échanger contre une forme de richesse, mais seulement contre une autre femme.
Pour Godelier, les sociétés à Big men telles qu’étudiées par Sahlins ne sont donc qu’une « variation » parmi d’autres de formes de hiérarchisation sociales mélanésiennes. L’anthropologue français prouve ainsi que plusieurs modèles d’organisation coexistent au sein de la Mélanésie et de la Papouasie Nouvelle-Guinée, et ne sont pas réductibles aux sociétés à Big men.
La monographie des Baruya réalisée par Maurice Godelier tient une place majeure dans la production anthropologique française et dans les réflexions sur les rapports entre les sexes au sein des sociétés. Elle intéresse en ce sens tant les anthropologues, que les historiens, ou les psychanalystes.
La société que Maurice Godelier recompose dans La Production des Grands hommes n’existe déjà plus lorsque l’anthropologue rédige l’ouvrage. Depuis la période coloniale, l’indépendance, de profonds bouleversements ont affecté la culture baruya. Le dernier chapitre de l’ouvrage se clôt sur ces transformations. Il nous renseigne sur la disparition de la fonction guerrière et des rites qui y étaient attachés, sur la remise en question du pouvoir des chamanes et de la cosmologie baruya par les missionnaires, sur l’introduction d’un nouveau droit, etc.
Des critiques adressées à l’ouvrage, nous retiendrons deux directions. L’une concerne les limites, sincèrement exposées par l’auteur, de l’approche des femmes par un anthropologue masculin. On pourra ici relever un certain déséquilibre entre, d’une part, l’analyse des représentations et du discours masculin, plus fourni, et, d’autre part, l’analyse des représentations et des discours féminins, auxquelles M. Godelier a plus difficilement eu accès. Par ailleurs, certains chercheurs, tels que l’historienne de la Grèce antique Nicole Loraux, ont nuancé les conclusions marxisantes de l’auteur, en particulier concernant l’utilisation des termes de « domination » et de « subordination ».
De la même manière que l’étude du consentement des femmes à la domination masculine mériterait d’être approfondie, N. Loraux suggère un poids des représentations sociales baruya plus partagé entre hommes et femmes que ce que Godelier ne soutient.
Ouvrage recensé– La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2009
Du même auteur– Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Paris, Maspero, 1973, 2 vol.– « Hiérarchies sociales chez les Baruya de Nouvelle-Guinée », in Journal de la Société des Océanistes, n°69, tome 36, 1980, pp. 239-259.– L'idéel et le matériel : pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984.– Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.– Au fondement des sociétés humaines : ce que nous apprend l'anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007.– Horizons anthropologiques, Paris, CNRS Éditions, 2009.– L'imaginé, l'imaginaire et le symbolique, Paris, CNRS Éditions, 2015.
Autre piste
– Nicole Loraux, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 38e Année, No. 6, nov.-déc., 1983, pp. 1264-1268.