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L’Europe et la crise de Cuba

de Maurice Vaïsse (dir.)

récension rédigée parBruno Morgant TolaïniEnseignant à l'université de Nîmes et docteur de l’EHESS en histoire moderne.

Synopsis

Histoire

Alors qu’on pensait tout savoir sur la crise de Cuba, voici une analyse qui, lorsqu’elle fut réalisée, était totalement inédite. Il s’agissait de l’envisager à partir d’un angle de vue jusque-là oublié : l’Europe. Car tout, ou presque, a rapidement été dit sur le déroulement de la crise telle qu’elle a été vécue aux États-Unis, et la chute de l’URSS a permis au monde de découvrir ce qui s’est passé du côté soviétique. Mais l’oubliée de l’histoire demeurait l’Europe, à la fois cause profonde et enjeu de la guerre froide, notamment à travers les questions de l’Allemagne et de Berlin. L’ouvrage montre donc le rôle joué par les États européens et rend donc sa juste place au vieux continent et à ses dirigeants dans ce qui s’est avéré être la crise la plus grave de la Guerre froide.

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1. Introduction

La crise de Cuba se déroula du 16 au 28 octobre 1962, et conduisit les deux blocs qui se faisaient face durant la guerre froide au bord de la guerre nucléaire. Les Soviétiques avaient positionné sur l’île, distante de 150 km des côtes américaines, des fusées capables de transporter des bombes atomiques. Découvrant ces installations, le président Kennedy entama un bras de fer, souvent considéré comme le point paroxysmique de la guerre froide, avec son homologue Khrouchtchev. L’enjeu était le retrait des fusées cubaines, mais également celui des missiles américains Jupiter installés en Turquie et en Italie.

L’ouvrage, dirigé par Maurice Vaïsse, est le fruit de travaux menés à l’occasion du trentième anniversaire de la crise de Cuba par le Groupe d’études français sur l’histoire de l’armement nucléaire (GREFHAN), branche française du Nuclear history program (NHP). Il tentait alors de répondre à un vide historiographique : par rapport à la masse extraordinaire de littérature consacrée outre-Atlantique à cet événement, la production européenne demeurait bien mince. Il s’agissait ainsi de porter l’attention sur les liens qui existaient entre l’Europe et la crise de Cuba.

S’appuyant sur des témoignages et des archives, les historiens qui ont collaboré à cet ouvrage révèlent une autre scène qui, loin de la mer des Caraïbes, n’en a pas moins d’intérêt pour le dénouement de la crise, et pour la suite de l’histoire.

2. La Grande-Bretagne et la crise de Cuba

Lorsque le monde fut au bord de la guerre nucléaire, en octobre 1962, trois pays disposaient d’une bombe atomique opérationnelle : les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne. Après la découverte des missiles par l’avion de reconnaissance U-2, Kennedy n’informa pas immédiatement la Grande-Bretagne, pas plus que se autres alliés de l’OTAN.

Le 22, alors que le président américain choisissait de rendre publics ces renseignements et les clichés qui montraient les installations sur le sol cubain, le Premier ministre britannique MacMillan s’opposa aux mesures militaires susceptibles de conduire à une escalade incontrôlée ou imprévue et tenta de calmer le jeu. Le principal allié des Américains ne suivit ainsi pas aveuglément les décisions prises par Washington, du moins officiellement.

Étudiant le lien privilégié qui existait entre MacMillan et Kennedy, l’historien Len Scott, explique que le Britannique apporta assurément son soutien à l’Américain, car ce dernier lui en fut reconnaissant à l’issue de la crise. Il n’existe toutefois aucune transcription d’une quelconque conversation entre MacMillan et Kennedy le « samedi noir », jour où la crise connut son dénouement. Pourtant, il est aujourd’hui clair que les armes nucléaires britanniques étaient en état d’alerte durant la crise cubaine, et les Américains savaient, selon le témoignage de l’Air Marshall Kenneth Cross, qu’ils avaient à leurs côtés un pays prêt à intervenir.

La crise des missiles de Cuba eut au moins le mérite de renforcer les liens entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. De même, sur le plan intérieur, la crise a contribué à consolider le consensus politique qui était en train de surgir en Grande-Bretagne. Le leader du parti travailliste, Hugh Gaitskell, écarta les derniers partisans du désarmement nucléaire unilatéral qui avaient commencé à surgir dans le débat public dans les années 1950.

Il exprima également sa sympathie pour la situation difficile dans laquelle se trouvait Kennedy, tout en disant clairement qu’une attaque américaine contre Cuba pourrait déclencher une attaque contre la Turquie que les Soviétiques n’auraient pas de mal à justifier. Si la crise des missiles conduisit le monde au bord de la guerre nucléaire, en Grande-Bretagne comme ailleurs, nombreux furent ceux qui en arrivèrent à la conclusion que la gestion des crises était synonyme de sécurité, et donc d’armement.

3. Konrad Adenauer

Comme tous les chefs de gouvernement, le chancelier de la RFA, Konrad Adenauer, fut surpris quand on l’informa, le soir du lundi 22 octobre 1962, du discours de Kennedy qui fut diffusé au même moment. Ce fut l’ambassadeur américain, Walter Dowling, qui lui remit une lettre de son président, dont le contenu essentiel était le texte de l’allocution.

Il était également venu avec quelques photographies aériennes prises par l’avion U-2, photos qui, quelques jours plus tard, jouèrent un grand rôle dans les accusations portées contre l’URSS, constituant autant de preuves que les missiles avaient été déployés à Cuba. Dans son courrier enfin, Kennedy liait l’affaire de Cuba à celle de Berlin qui, quelques mois plus tôt, avait entrainé la construction du mur. Il semble que ce fut là l’une des préoccupations majeures du président américain : il craignait qu’une attaque immédiate contre les missiles cubains n’entraînât des mesures de rétorsion des Soviétiques à Berlin-Ouest.

Le 23 octobre, Adenauer adressa à son tour une lettre à Kennedy pour l’assurer de son soutien dans toutes les mesures américaines contre cette menace sur le monde libre. Dans une allocution télévisée du 26, le chancelier défendit fermement les décisions américaines en considérant la crise des missiles comme la plus grave depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Il se présentait ainsi comme un allié modèle, mais, en secret, il était déconcerté : il ne croyait pas que le gouvernement américain ait pu être surpris par l’action de Khrouchtchev, comme le prétendait Kennedy. Il soupçonnait son propre ministre des affaires étrangères, Gerhard Schröder, qui avait séjourné à Washington au moment où les États-Unis furent informés des actions soviétiques, d’avoir négligé de l’informer. D’autant que les relations entre le chancelier et le président américain n’étaient pas très bonnes, Adenauer reprochant à Kennedy de vouloir, dans la gestion de la crise de Berlin, négocier avec l’URSS et donc de faire des pas vers la reconnaissance de la division de l’Allemagne.

Lorsque, le 28 octobre, Dowling exposa au chancelier les deux options qui étaient sur la table (une attaque aérienne contre les fusées ou une invasion de l’île), Adenauer répéta à maintes reprises qu’il était favorable aux deux actions simultanées : selon lui, c’était sur Castro qu’il fallait agir, car cela aurait permis à Khrouchtchev de sauver la face et donc d’éviter l’escalade de la violence.

Une fois la crise terminée, Adenauer n’a pas voulu croire que Cuba avait été un tournant de la guerre froide vers la détente. À ses yeux, la crise avait fait ressortir deux éléments : l’aventurisme de Khrouchtchev, capable de déployer des forces militaires sous le nez des Américains, et un manque de vigilance des États-Unis, naïfs à l’égard du communisme international et de son expansion. Selon lui, Cuba ne fut ni une victoire des États-Unis ni une défaite de l’URSS, et fut la preuve que la sécurité de la RFA n’était pas garantie.

4. Le rôle de Charles de Gaulle

La crise de Cuba a laissé peu de traces en France et les témoignages sont rares, notamment dans les Mémoires de ceux qui l’ont vécue. Pourtant, elle a joué un rôle significatif dans les événements et Charles de Gaulle, pourtant naturellement enclin à dénigrer les États-Unis, a témoigné d’une grande solidarité à l’égard de l’Alliance atlantique.

Avant la crise elle-même, l’affaire de Cuba fut l’objet d’échanges d’informations entre Paris et Washington, notamment par le biais de l’ambassadeur de France à La Havane, Robert du Gardier et malgré la surveillance accrue à laquelle il était continuellement confronté. Il signala par exemple, dès le 10 août 1962, le débarquement de nuit de troupes russes habillées en miliciens cubains et prévint de l’arrivée de rampes de lancement de fusées.

Lors de la crise, Kennedy attendit une semaine avant de prévenir ses principaux alliés. Ceci fait, le général de Gaulle approuva fermement la décision des États-Unis, pour la première fois de la guerre froide directement menacés, de se défendre. Il craignait seulement que le blocus de Cuba ne provoque, en réaction, un blocus de Berlin de la part des Soviétiques. Mais alors que l’opinion française s’interrogeait sur la légitimité des Américains à reprocher à l’URSS l’installation de fusées alors qu’ils en avaient placé en Turquie, de Gaulle manifesta son anticonformisme : il affirmait haut et fort son appui à Kennedy. Maurice Vaïsse précise que de tous les alliés des États-Unis, c’est lui qui apporta le soutien le plus résolu. Pour comprendre la réaction de Charles de Gaulle et son soutien aux intérêts américains, qui contrastaient avec ses positions habituelles à l’égard des États-Unis, l’historien avance deux explications. La première est que, pour le président français, l’affaire de Cuba confirmait de la part de l’Union soviétique une volonté belliqueuse. La fermeté de Charles de Gaulle était cohérente avec celle qu’il manifestait depuis son retour au pouvoir en 1958. La seconde réside dans la situation géographique de l’île : tout en récusant la politique des blocs, de Gaulle avait une position plus nuancée à l’égard des zones d’influence.

Selon lui, Cuba faisait partie de la zone de sécurité des États-Unis et à ce titre ils avaient le droit de s’assurer que leur existence ne puisse être menacée à partir d’elle.

5. L’Italie pendant la crise

Durant la guerre froide, l’Italie avait intéressé les États-Unis grâce à sa position géographique. En effet, les seuls points d’appui potentiellement stables dans le bassin méditerranéen pour les Américains étaient l’Italie et la Turquie. C’est ainsi que les deux États ont bien accueilli les projets américains de constitution d’une force multilatérale et qu’ils ont souscrit au traité posant les bases de l’installation de missiles Jupiter qui devinrent opérationnels en Italie dès 1960.

Durant cette période, l’Italie, qui avait retrouvé une place à part entière dans la communauté européenne depuis la signature du traité de Rome en 1957 et la création de la Communauté économique européenne, souhaitait que l’on cesse de la considérer comme une alliée de seconde catégorie au sein de l’Alliance atlantique.

Dans la crise elle-même, ce qui semble le plus surprenant est que la question des missiles installés en Italie n’a pas suscité le même intérêt que ceux installés en Turquie, et ne provoqua pas les mêmes tractations. Pourtant, personne n’en ignorait l’existence et la Péninsule abritait deux fois plus de Jupiter que le territoire turc (30 contre 15). Mais la Turquie était plus proche du territoire soviétique, et en marge de la zone couverte par l’Alliance atlantique ; elle était donc davantage l’objet des préoccupations de Khrouchtchev.

L’historien Ennio Di Nolfo évoque également le rôle du pape Jean XXIII, comme l’illustration de la mise en place d’une diplomatie parallèle durant la crise de Cuba. L’offre d’une intervention du Saint-Père fut ainsi approuvée par Kennedy, qui précisa toutefois que seul le retrait des missiles sur le sol cubain pouvait faire éviter le pire. Le 24 octobre, partaient donc des appartements privés de Jean XXIII deux messages : l’un pour l’ambassadeur américain en Italie et l’autre pour l’ambassadeur soviétique, dans lesquels il invoquait la paix comme un bien suprême et s’offrait en médiateur.

Certes, il n’est pas possible d’affirmer que cette initiative ait pu avoir un autre effet que celui du début du dégel des relations entre le Vatican et Moscou, mais il est certain que le pape, hanté par le risque d’une guerre nucléaire, a jugé utile de faire entendre sa voix de chef de l’Église au premier président catholique des États-Unis.

6. La question des Jupiter turcs

On sait désormais que le 29 octobre 1962, le président Kennedy a proposé à Khrouchtchev le retrait des missiles Jupiter de Turquie contre celui des missiles soviétiques de Cuba. Mais à l’époque, les Américains n’ont pas cru bon d’en tenir informées les autorités turques. Cette clause était restée secrète et ne fut révélée qu’à la fin des années 1960, par les médias. L’information fut d’ailleurs probablement diffusée par l’ambassade soviétique à Ankara. La diplomatie américaine, efficace durant la crise, a cependant mal évalué la réaction turque, Ankara jugeant l’attitude des États-Unis contradictoire avec l’esprit d’alliance.

Pour la Turquie, ce qui était en cause ce n’était pas tant le cas des Jupiter, mais le fait qu’un marché avait été conclu dans son dos. Car la Turquie, durant la crise, s’était montrée particulièrement loyale en soutenant formellement Kennedy. Pourtant, dans le même temps, l’ambassadeur soviétique, Nikolaï Rhyzov, menaçait la Turquie d’une attaque nucléaire et les forces armées turques furent placées en état d’alerte. Des mesures furent également prises pour évacuer Ankara, Istanbul et Izmir.

La question des Jupiter turcs fut au cœur de dénouement de la crise de Cuba. Ils représentaient un facteur de négociation particulièrement fort aux yeux des Soviétiques, car ils menaçaient directement leur territoire, à l’instar des fusées installées dans la mer des Caraïbes et qui concernaient le territoire américain. Mais pour éviter de devenir l’enjeu d’une transaction entre les États-Unis et l’URSS, la Turquie suggéra de ne pas limiter le désarmement aux territoires cubain et turc, et d’engager un programme plus général.

Toutefois, les États-Unis démentirent fermement toutes les allégations concernant une tractation à propos des Jupiter turcs dans l’issue de la crise de Cuba et personne ne pensait que Kennedy ait pu faire une telle concession. Ce n’était pourtant pas le cas. La Turquie avait bel et bien servi de monnaie d’échange, sans le savoir, ce qui a considérablement altéré les relations américano-turques, provoquant un fort courant antiaméricain et neutraliste en Turquie à partir de la fin des années 1960.

7. Conclusion

L’ouvrage dirigé par Maurice Vaïsse éclaire la crise des fusées de Cuba en ouvrant des perspectives nouvelles de recherches à propos de ce qu’il s’est passé en Europe et des conséquences de cet événement. Focalisant leur objet d’étude sur d’autres acteurs que Kennedy, Khrouchtchev et Castro seulement, les historiens qui ont participé à la réalisation de ce travail donnent du poids à des intervenants souvent négligés par les études historiques sur le sujet.

Mais au-delà de ces aspects souvent ignorés, ce livre aborde le retrait des missiles américains de Turquie comme un recul, et probablement pour l’administration Kennedy une volonté de dénucléarisation partielle de l’Europe. Maurice Vaïsse présente cet aspect comme une dévalorisation du vieux continent, qui n’était alors plus un enjeu suffisamment important pour les deux superpuissances.

8. Zone critique

L’ouvrage de Maurice Vaïsse rend à César ce qui appartient à César. Si la crise des missiles de Cuba a marqué l’apogée de la guerre froide et de la confrontation entre les deux grands, cela n’empêche pas que l’Europe y ait eu une place décisive. C’est ce vide historiographique que l’équipe de chercheurs du GREFHAN tenta de combler et y parvint, incontestablement.La particularité de cette étude réside dans sa chronologie. Tous les historiens qui participèrent à sa réalisation usèrent de nombreuses précautions à propos de leurs conclusions.

En effet, si la crise des missiles de Cuba était pourtant lointaine et le recul nécessaire suffisant au début des années 1990, les archives américaines et soviétiques s’ouvraient à peine et tout n’avait pas encore été dit sur le sujet. Il s’agissait, en 1993, d’une première approche, assurément convaincante et féconde, au point d’entraîner à sa suite de nombreuses études, notamment celles de Frédéric Bozo, à propos de la guerre froide vue depuis l’Europe.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’Europe et la crise de Cuba, Paris, Armand Colin, 1993, 256 p.

Du même auteur– La grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle, Paris, Fayard, 1998.– Vers la paix en Algérie. Les négociations d’Évian dans les archives diplomatiques françaises, Bruylant, Bruxelles, 2003.– La Paix au XXe siècle, Paris, Belin, 2004.– Les Relations internationales depuis 1945, Paris, Armand Colin, 10e édition, 2005.– La Puissance ou l'Influence ?, Paris, Fayard, 2009.– Comment de Gaulle fit échouer le putsch d’Alger, Bruxelles, André Versaille, 2011.– Diplomatie Française - Outils et acteurs depuis 1980, Paris, Éditions Odile Jacob, 2018.

Autres pistes– Frédéric Bozo (dir.), Visions of the End of the Cold War in Europe, 1945-1990, Oxford, Berghahn Books, 2012.– Charles Cogan, Alliés éternels, amis ombrageux. Les États-Unis et la France depuis 1940, Bruxelles, Bruylant, 1999.– Alain Joxe, Socialisme et crise nucléaire, Paris, Éditions de l’Herne, 1973.– Yves-Henri Nouailhat, Les États-Unis et le monde au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2000.– Georges-Henri Soutou, L’ordre européen du XVe au XXe siècle, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998.– Georges-Henri Soutou, La Guerre de cinquante ans, Paris, Fayard, 2001.

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