Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Merritt Ruhlen
Malgré les travaux menés depuis le début du XXe siècle par bon nombre de linguistes renommés, l’idée d’une langue originelle commune aux quelque 5 000 idiomes parlés aujourd’hui sur la planète peine à se faire entendre, voire suscite de violentes réactions au sein du monde universitaire. Le but de Merritt Ruhlen dans cet ouvrage est ainsi de répondre aux critiques de ses détracteurs et d’exposer méthodiquement à ses lecteurs, spécialistes ou non, les arguments plaidant en faveur de l’existence d’une « langue mère » commune à tous les humains.
Merritt Ruhlen n’est pas le premier à défendre l’hypothèse d’une ascendance commune de langues a priori très différentes. Il s’appuie notamment sur les travaux de chercheurs dont il revendique l’héritage.
Le linguiste danois H. Pedersen ou son collègue italien A. Trombetti tout d’abord, qui éclairèrent, au début du XXe siècle, la parenté entre langues de familles éloignées (indo-européenne et sémitique, par exemple). Le linguiste et ethnologue américain E. Sapir qui, à la même époque, s’attacha à montrer le lien entre les 200 langues aborigènes du continent américain.
Les chercheurs russes A. Dolgopolski et V. Illitch-Svitych, lesquels, dans les années 1960, développèrent l’hypothèse d’une famille de langues dite « nostratique » réunissant, entre autres, les langues afro-asiatiques, indo-européennes ou encore dravidiennes. Enfin et surtout, les études plus récentes du linguiste américain J. Greenberg, sur l’existence probable d’une vaste famille linguistique dite « eurasiatique », couvrant un immense territoire englobant des régions aujourd’hui situées en Europe, en Asie et en Amérique du Nord.
La première question que soulève l’idée d’une recherche sur l’« origine des langues » est celle de sa faisabilité. En effet, l’écriture étant apparue seulement au IVe millénaire avant J.-C., nous n’avons aucune trace matérielle de l’état du langage humain avant cette époque et a fortiori au moment de l’apparition présumée du langage.
Autre pierre d’achoppement, le rythme de développement des capacités langagières des hominidés : certains soutiennent que, le langage humain étant un artefact culturel, il se serait développé à l’époque d’Homo sapiens et expliquerait, entre autres, la supériorité de Sapiens sur Néandertal. Mais d’autres, à l’instar de l’auteur, défendent un autre scénario, selon lequel le langage humain est « l’aboutissement d’une très longue période de développement évolutif, remontant à […] des millions d’années » (p.17).
De ce fait, aussi inattendu que cela puisse paraître, selon Ruhlen, les langues parlées il y a cent mille ans par les Homo sapiens avaient déjà atteint un niveau de complexité qualitativement comparable à celui de nos langues actuelles . Dès lors, il devient envisageable, du point de vue de la linguistique historique et comparée, de remonter le fil du temps, de mettre en lumière une origine unique et d’apporter une première réponse aux objections théoriques préalables.
Le débat entre partisans du monogénisme et partisans du polygénisme est tout aussi conflictuel : selon les premiers, toutes les langues actuelles auraient évolué à partir d’une première apparition du langage et auraient, selon la métaphore biologique employée en linguistique, une même origine « génétique » ; pour les seconds, il n’y aurait pas eu un seul foyer d’apparition du langage, mais plusieurs foyers géographiquement éloignés. L’enjeu principal de ce livre est de démontrer, en partant de l’hypothèse monogénique, que toutes les langues actuellement existantes ou historiquement attestées dérivent d’une source originelle commune.
À cet égard, bien qu’il s’appuie parfois sur des mots ou des phénomènes grammaticaux actuellement présents dans nos langues, l’auteur précise qu’il étudie la situation linguistique du monde à l’époque précolombienne (à savoir avant 1492). Aussi ne s’intéresse-t-il pas aux conséquences linguistiques de la colonisation européenne, qui a bouleversé l’état des langues de la planète en imposant des langues coloniales (anglais, espagnol, français, portugais, russe essentiellement) et en fragilisant voire en faisant disparaître les langues autochtones.
En 1924, l’éminent linguiste français Antoine Meillet écrivait que « la question de l’unité originelle, sinon du langage humain lui-même mais du moins des langues actuellement connues, ne peut faire l’objet d’aucune approche fructueuse » (cité p.110). Aujourd’hui encore, l’hypothèse d’une langue mère est « loin d’avoir la faveur de l’establishment linguistique qui au contraire la stigmatise de façon presque unanime comme “futile”, “subversive” ou pis encore » (p. 183).
Mais, pour Ruhlen, ce ne sont pas les débats théoriques et les désaccords scientifiques qui sont à l’origine de l’ostracisation des partisans de la thèse monogéniste : le rejet de l’idée d’une langue mère unique repose, selon lui, sur des postulats idéologiques fortement ancrés dans la communauté scientifique occidentale, européenne et nord-américaine. En effet, au XIXe siècle, les sciences sociales se développent dans une perspective ouvertement européocentriste.
Dans cette logique, les langues indo-européennes sont considérées comme les plus complexes ; elles sont le reflet et la preuve de la supériorité civilisationnelle européenne. Il devient dès lors inconcevable d’envisager une semblable complexité au sein de langues non indo-européennes, et encore moins de songer à établir une quelconque parenté entre les langues indo-européennes et les langues d’aires culturelles différentes.
Ainsi, les chercheurs ayant travaillé sur l’unicité originelle de langues et sur les langues de peuples non européens ont été l’objet de violentes critiques, comme ce fut le cas des études d’E. Sapir, de J. Greenberg et plus récemment de L. Cavalli-Sforza sur les aborigènes du continent américain. La Smithsonian Institution de Washington (célèbre institution scientifique américaine) a déployé une grande énergie à débouter les résultats de recherches considérées comme subversives.
Et Ruhlen de citer l’historien Colin Flight à propos des linguistes britanniques : « Leur attitude pessimiste […] était renforcée par leur vision de l’histoire africaine comme une interminable orgie de violence aveugle […]. Si l’histoire africaine n’était que chaos, et si les langues africaines en étaient le produit, il était alors inutile de chercher de l’ordre parmi celles-ci » (p. 205).
En 1786, le savant William Jones, dans son Troisième discours à la Société asiatique de Calcutta, fut le premier à avancer l’hypothèse d’une langue indo-européenne, à faire entrer l’étude des langues dans le domaine de la science et à lui ôter toute connotation religieuse.
Le génie de Jones consista à comprendre, à propos des langues, ce que Darwin exposerait quelques décennies plus tard à propos des espèces : elles se transforment, évoluent et possèdent une longue lignée généalogique. Une langue est donc à la fois unique et porte la trace de « gènes » hérités. Ruhlen en déduit que si l’on peut aujourd’hui observer des ressemblances entre des langues, c’est que ces ressemblances « y étaient depuis le début » (p.34). Ce n’est là « rien d’autre que l’explication évolutionniste de transmission avec modification. Depuis Darwin, elle constitue la colonne vertébrale de la biologie. Ce devrait être aussi celle de la linguistique historique » (p.34). Précisons que le principe de la sélection naturelle est ici totalement exclu.
Les détracteurs de Ruhlen lui opposent que, si l’on peut admettre l’idée d’une ascendance commune à des langues différentes, il est cependant impossible de démontrer tout lien de parenté au-delà de 6 000 ans, date de naissance présumée de l’indo-européen : ils en concluent une fois de plus à la validité de la thèse d’une grande famille indo-européenne, mais nient la possibilité de rechercher scientifiquement une langue plus ancienne encore. Ruhlen leur rétorque qu’une langue ne se modifie pas radicalement en l’espace de 6 000 ans.
Par exemple, la racine indo-européenne reconstruite nept-, qui signifie « neveu », est présente sous une forme quasi identique en roumain actuel : nepot. En outre, un indice fort permettant d’attester de la présence d’une famille de langues plus vaste et antérieure à l’indo-européen est le système de pronoms des première et deuxième personnes du singulier, respectivement en m- et t-, que l’on retrouve clairement dans de nombreuses langues européennes, mais aussi asiatiques.
Plus encore, affirme Ruhlen, les multiples ressemblances que l’on peut observer entre langues très éloignées ne peuvent être accidentelles : le caractère arbitraire du signe linguistique, à savoir l’absence de rapport naturel entre l’image acoustique d’un mot (le signifiant) et le sens de ce mot (le signifié), empêche de voir là une coïncidence et plaide sans conteste en faveur de l’existence d’une langue mère.
La perspective évolutionniste et l’existence de langues bien antérieures aux 6 000 ans habituellement avancés constituent les prémisses théoriques de Ruhlen. Sa méthodologie, elle, repose fondamentalement sur la comparaison et la classification des langues à partir d’observations, à la manière de la taxinomie en biologie. Il cite à ce propos le biologiste évolutionniste Ernst Mayr : « Depuis les temps les plus anciens, on a regroupé les organismes en classes, d’après leur apparence extérieure, en herbes, oiseaux, papillons, escargots et autres. De tels groupements “par inspection” sont le point de départ […] de pratiquement tous les systèmes de classification » (p. 189).
Or, constate Ruhlen, cette étape de la classification a été et reste négligée par de nombreux chercheurs qui, enfermés dans l’étude d’un groupe de langues, voire d’une seule langue, sont incapables de percevoir ou même de concevoir les liens évidents entre la langue qu’ils connaissent et les autres langues, qu’ils ignorent. La linguistique historique s’est ainsi le plus souvent vainement attachée à reconstruire d’anciennes langues, sans vision d’ensemble.
Pour nous en convaincre, Ruhlen établit un nouveau parallèle avec la biologie : « Si un biologiste s’avisait d’exiger une reconstruction complète du proto-mammifère, avec une explication complète de comment cette créature a évolué en chaque espèce de mammifère connue, avant d’admettre le fait que les êtres humains sont apparentés aux chats et aux rats, ses collègues croiraient à une plaisanterie. C’est pourtant une absurdité équivalente que les indo-européanistes enseignent […] depuis si longtemps » (p. 194).
Ruhlen propose alors au lecteur une série d’exercices d’observation et de classification des langues, de plus en plus complexes. Il est facile de voir la parenté entre les mots suivants (transcrits ici phonétiquement) : haend (anglais), hnd (danois) et hant (allemand), soit « main ». Il est beaucoup plus difficile, pour le non-expert, de déduire que les mots prononcés ball (nilo-saharien), yor (kartvélien), et /kam (khoisan), signifiant « deux », présentent une parenté. C’est pourtant ce que nous démontre le chercheur par le biais d’explication phonétiques et sémantiques érudites.
En prenant des échelles de plus en plus larges, Ruhlen dessine l’arbre généalogique des langues humaines et met en évidence leurs liens de parenté. De la même façon qu’il est possible de voir le lien de sororité entre les langues latines et de s’accorder un ancêtre commun, le latin, il devient possible d’éclairer la parenté de deux langues d’une même famille (comme le français et l’italien), la parenté de deux sous-familles (langues latines et langues germaniques, toutes indo-européennes) et, ultimement, la parenté de familles beaucoup plus vastes (langues indo-européennes et langues asiatiques par exemple, appartenant toutes ensemble à la famille eurasiatique).
Les travaux de Ruhlen et d’autres linguistes ont permis, à ce jour, de distinguer une douzaine de grandes familles de langues (étant entendu qu’il a pu en exister d’autres dont nous n’avons plus aucune trace), à savoir les familles khoisane, nigéro-kordofanienne, nilo-saharienne, afro-asiatique, dravidienne, kartvélienne, eurasiatique, dene-caucasienne, austrique, indo-pacifique, australienne et amérinde. La carte de la répartition linguistique mondiale montre que, si certaines familles occupent un vaste territoire (langues eurasiatiques ou amérindes par exemple), d’autres se limitent à des zones beaucoup plus réduites, le cas le plus frappant étant le kartvélien, uniquement présent dans la région de l’actuelle Géorgie.
Il manque encore à cet arbre généalogique global nombre de données pour parvenir à une image précise de la langue mère. Ruhlen présente néanmoins en détail 27 racines mondiales qu’il est parvenu à exhumer, parmi lesquelles : aja, « mère, parent féminin plus âgé » ; bur, « cendres, poussière » ; kuan, « chien » ; mako, « enfant » ; mano, « homme » ; mi(n), « quoi ? » ; pal, « deux » ; tik, « doigt, un » ou encore aq’wa, « eau ».
On sait donc aujourd’hui que toutes les langues du monde sont apparentées. Cependant, on ignore encore pourquoi et comment ces divers groupes ont dérivé du tronc originel. L’histoire, l’anthropologie et l’archéologie apportent à la linguistique de nombreux éléments pour comprendre les migrations humaines, la conquête des territoires et, de ce fait, l’histoire du déplacement des langues, de leur expansion et de l’isolement de certaines d’entre elles.
C’est aujourd’hui la génétique qui ouvre de nouvelles perspectives à la linguistique historique : grâce à de vastes études d’ADN menées sur l’ensemble de la planète, les linguistes ont pu valider certaines hypothèses ou découvrir de nouveaux éléments pour expliquer l’histoire de la répartition des langues sur terre avant 1492 et affiner l’arbre généalogique linguistique global.
Le débat sur l’origine des langues ne date pas d’hier. Au Moyen Âge déjà, les théologiens catholiques s’intéressaient à la question de la langue première et interprétaient l’épisode biblique de la tour de Babel comme un châtiment divin : Dieu a puni les hommes de leur vanité en faisant disparaître la langue originelle et en divisant les idiomes de la terre.
Au XIXe siècle, les sciences sociales s’emparent de la question. À l’article 2 de ses statuts de 1866, la Société de linguistique de Paris informe cependant ses membres qu’elle n’admettra « plus aucune communication concernant, soit l’origine du langage, soit la création d’une langue universelle » : la question dérange les croyances religieuses et les partis pris idéologiques et politiques dominants. Comme cela a désormais été démontré par la sociolinguistique, la langue a toujours été et reste un enjeu de pouvoir.
Ouvrage recensé– L’Origine des langues. Sur les traces de la langue mère, Paris, Gallimard, 2007.
Autres pistes– Louis-Jean Calvet, La Guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Hachette, coll. « Hachette Littérature », 2005.– Xavier Delamarre, Une généalogie des mots. De l’indo-européen au français : introduction à l’étymologie lointaine, Paris, Errance, 2019.– Claude Hagège, L’Homme de paroles. Contribution linguistique aux sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987.– Edward Sapir, Linguistique, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1991.