Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michael Denton
Faisant preuve d’une rare capacité à vulgariser les notions les plus pointues de la paléontologie, de la microbiologie ou de la génétique, Michael Denton s’attaque ici à la théorie de l’évolution de Charles Darwin. Selon lui, cette construction, éminemment spéculative, s’est avérée incapable d’expliquer un grand nombre de phénomènes. Malgré un siècle de recherches, les espèces vivantes et fossiles sont toujours séparées par d’immenses intervalles, et le hasard ne paraît toujours pas une explication suffisante à l’émergence de formes aussi complexes que celles du vivant.
Le livre de Michael Denton se donne comme le bilan, après plus d’un siècle d’existence, du darwinisme. Et ce bilan est radicalement critique.Cependant, Denton est très loin de retirer à Darwin tout mérite. Il expose la genèse de sa théorie et en montre la beauté. Mais, ayant fait cela, il entreprend de séparer le bon grain de l’ivraie. Le bon grain, c’est la théorie restreinte de l’évolution ; celle qui s’applique à des espèces voisines. L’ivraie, c’est la théorie élargie, celle qui extrapole de là à toute la vie. Impossible, pour Denton, de passer d’une famille d’êtres vivants à une autre par le moyen du mécanisme exposé par Darwin.
La théorie de Darwin suppose deux choses. La première, c’est qu’il existerait un continuum d’êtres vivants, de la plus infime cellule à l’être humain. La deuxième, c’est que le hasard puisse suffire à expliquer l’ampleur des changements observés dans le vivant. Faisant pénétrer son lecteur dans les arcanes de la biologie et de la paléontologie, Denton démonte ces deux arguments. Mais il n’impose nulle théorie concurrente, surtout pas le créationnisme.
Pour Denton, la science est en crise. La théorie actuelle ne tient pas davantage que le géocentrisme avant Galilée. Et les conséquences de ce constat sont colossales : si Darwin a tort, le monde n’est pas absurde.
Dans l’Angleterre et l’Europe du début du XIXe siècle, on pense généralement que le monde vivant est fixe. La terre a toujours été telle qu’elle est. Elle est apparue d’un coup, ou presque, avec l’entièreté de l’univers. Les espèces elles aussi sont apparues telles qu’elles sont, d’un coup, conformes à leur idée platonicienne. Ce n’est donc pas le créationnisme qui est alors à la mode, mais le fixisme. Et c’est essentiellement contre ce dernier que s’élèvera le darwinisme originel.
Quand Darwin s’embarque à bord du légendaire Beagle pour les îles Galapagos, où il fera ses plus concluantes observations, un certain nombre d’ouvrages viennent de paraître qui rendent désormais possible une remise en cause du fixisme. La géologie a fait de très grands progrès. On a analysé les roches, et on en est arrivé à la conclusion que leurs formes ne pouvaient raisonnablement s’expliquer que par des phénomènes très lents, comme l’érosion. Désormais, il semblait acquis que l’âge de la terre était beaucoup plus grand que les 6 000 années de la Bible.
Très versé lui-même dans les Saintes Écritures, Darwin était cependant très ouvert, et n’ignorait rien des théories de Lamarck. Ce savant français, le premier, avait soutenu la thèse d’une évolution progressive et graduelle des êtres vivants, de la cellule primitive à l’être humain, mais il expliquait cette progression par un mystère impénétrable : une sorte d’élan vital faisait selon lui rejaillir la volonté de l’animal sur son code génétique. Si la girafe est dotée d’un si long coup, c’est que, génération après génération, elle l’a voulu.
Or, Darwin avait lu, en 1839, les œuvres d’un certain Malthus. Selon cet économiste anglais, « dans chaque génération, il naît plus d’individus d’une espèce qu’il n’en peut survivre » et « cela impliquait que tous les êtres étaient soumis à une lutte intense et subissaient une profonde et constante pression de sélection » (p. 44). Et c’est ainsi que naquit en Darwin l’hypothèse que cette lutte intense pourrait être le secret du mystérieux élan vital de Lamarck.
Le reste fut l’affaire des extraordinaires dons scientifiques que Darwin appliqua à l’observation des pinsons et autres espèces voisines les unes des autres, dont il établit qu’elles procédaient par mutations progressives, la contrainte du milieu extérieur exerçant sur les nouvelles espèces une pression propre à faire disparaître celles qui n’étaient pas adaptées.
Ainsi, la théorie actuelle de l’évolution – dite synthétique – repose sur deux piliers : Lamarck et Darwin. Autrement dit, il faut, d’une part, selon la formule de Leibnitz – « la nature ne fait pas de sauts » – qu’il y ait progressivité dans le passage d’une espèce à une autre ; d’autre part, il faut que chaque passage, chaque petite évolution, ait été le fruit d’un processus aléatoire.
Or, le système de classification du vivant (p. 163), que Darwin s’était empressé d’interpréter comme un arbre généalogique et d’enrôler comme preuve de sa théorie, est essentiellement constitué de discontinuités. Entre l’inerte et le vivant, entre la cellule et la plante, entre la plante et l’animal, entre le poisson et le reptile, entre celui-ci et l’oiseau, comme entre la souris et le chat, subsistent de gigantesques béances qui faisaient douter Darwin lui-même : « Mais pourquoi, écrivit-il, ne trouvons-nous pas fréquemment dans la croûte terrestre les restes de ces innombrables formes de transition qui, d’après cette hypothèse, ont dû exister ? » (Id.).
Réponse (de Darwin) : parce que nous n’avons pas encore assez cherché. Cherchons dans les roches, cherchons partout sur la terre les traces de l’évolution et nous trouverons, inévitablement, l’éclatante confirmation de la théorie. Or, le darwinisme, qui permettait de satisfaire la croyance au progrès et les idées conservatrices, libérales, matérialistes et antirévolutionnaires de la bourgeoisie victorienne, avait suscité un immense enthousiasme. On partit, effectivement, à la recherche de ces chaînons manquants dont l’absence, entre autres choses, avait convaincu un Cuvier de l’inanité de la théorie darwinienne.
On chercha avec passion, avec opiniâtreté, longtemps. Mais on chercha en vain. Nous voici au pied du mur, affirme Denton. Après plus de cent ans de fouilles, aucun témoignage n’est apparu pour confirmer l’hypothèse évolutionniste. Certains « croyants » de cette théorie, invoquent encore le caractère erratique et partiel des recherches, mais c’est un mauvais argument. Si la thèse avait été soutenable, le nombre et l’ampleur des hiatus n’auraient peut-être pas disparu, mais ils auraient diminué. Or, loin de diminuer, ils ont augmenté. CQFD.
Deuxième pilier de la théorie de Darwin : il faut que le passage d’un organisme fonctionnel à un autre puisse se faire par le moyen d’un processus de mutations aléatoires.
Évidemment, la chose ne pose aucun problème quand il s’agit de la microévolution. On passe, ainsi, du papillon clair au papillon sombre quand on importe la race dans une grise cité industrielle. Mais on n’a fait là que passer d’une espèce voisine à une autre.S’agissant des grandes divisions de la nature, c’est, en effet, un problème bien plus délicat. De fait, les parties d’un organisme sont toutes parfaitement adaptées les unes aux autres, et d’une façon encore bien plus rigoureuse et complexe que le mécanisme d’une horloge ou d’un ordinateur.
Par conséquent, il est proprement inconcevable que le passage d’un type d’organisme à un autre ait pu se faire graduellement. Changez un organisme plus que de façon superficielle, il mourra aussitôt. Par exemple, dit Denton, le passage des mammifères terrestres aux aquatiques paraît bien problématique. L’accouchement ne peut absolument pas relever des deux systèmes simultanément. Et les exemples de ce type abondent dans son livre.
Avec la découverte, après-guerre, du fonctionnement de la cellule, de l’ADN, de sa structure en double hélice et de son codage par gènes, les évolutionnistes ont cru qu’ils allaient tenir enfin la preuve irréfutable de leurs idées. Or, il n’en fut rien. D’une part, il apparut que l’ADN était codé comme un langage complexe et que, par conséquent, il ne pouvait pas plus être transformé par succession progressive de codes cohérents qu’une phrase française correcte ne peut se transformer en une autre phrase correcte et réellement différente en changeant une par une les lettres qui la composent.
D’autre part, on se rendit compte que la moindre cellule est un concentré déconcertant d’intelligence et d’économie de moyens, une sorte de « machine » au moins aussi complexe qu’une métropole mondiale. Voici ce qu’en dit, émerveillé, Denton : « Pour saisir la réalité de la vie telle qu’elle a été révélée par la biologie moderne, il faudrait agrandir la cellule [une centaine de milliards] de fois – jusqu’à ce qu’elle atteigne un diamètre de vingt kilomètres […]. À la surface de la cellule, on verrait des millions d’ouvertures […] qui s’ouvrent et se ferment pour permettre la circulation d’un flux continu […]. En pénétrant par l’un de ces orifices, on découvrirait un monde d’une complexité ahurissante sous le règne d’une technologie très avancée » (p. 338).
Conclusion : il est strictement impossible qu’une telle merveille soit apparue, comme le supposent nombre d’évolutionnistes (mais pas Darwin), à la suite d’un heureux hasard, au sein d’une « soupe primitive » où auraient figuré tous les éléments de base de la cellule, acides aminés et autres protéines ultra-complexes. Cela aurait tout simplement pris trop de temps, au regard de la durée impartie. Les immensités du temps géologiques ne suffiraient pas : au rythme d’un atome par minute, « il faudrait vingt millions d’années » (p. 340) pour achever la construction d’une seule cellule. Et ceci sans qu’intervienne le hasard ; avec en main le plan de la cellule.
Mais, comme l’observe Denton après Kuhn, les paradigmes scientifiques ne disparaissent pas tout simplement parce qu’on leur trouve des défauts, et sans qu’ils soient remplacés. Il faut toujours qu’il y ait un paradigme dominant, qui ordonne la recherche scientifique. Ainsi, avant Copernic et Galilée, nombre de scientifiques avaient conscience du caractère boiteux et « gothique » du système ptoléméen, avec les innombrables exceptions qu’on avait dû y rajouter pour que le modèle reste conforme à l’observation. Mais, pour conscients qu’ils fussent, ils ne se risquaient pas à critiquer le géocentrisme : il n’y avait que cela.
Résultat : on s’entête. De même qu’au XIXe siècle on était parti à la recherche des fossiles, ce qui avait donné à Jules Verne ou à Conan Doyle nombre de sujets de romans, voici que les États organisent la poursuite de la chimère évolutionniste à grand renfort de dollars. Si on explore Mars, c’est très exactement (Denton consacre de longs développements au projet Viking) pour prouver que la vie existe ailleurs. La chose est d’importance. Si la théorie évolutionniste est vraie, alors il faut, et absolument, que la vie soit apparue partout où se sont trouvées réunies, comme sur Mars, les conditions objectives de son émergence : temps, eau, chaleur, etc. Si tel n’est pas le cas, si la vie n’est apparue que sur Terre, alors son advenue est de l’ordre de l’unique, et l’unique ne peut être sujet de science. La méthode scientifique exige, en effet, la reproductibilité.
Et Denton, alors, de retourner l’argument souvent usé contre les adversaires de l’évolution. Ce ne sont pas ces derniers qui versent dans le religieux. Jamais, argue-t-il, les adversaires de Darwin ne se sont complus dans les fables bibliques. Agassiz ou Cuvier étaient de véritables scientifiques, mus seulement par le désir de savoir. Il s’agit d’un mythe. Et, ô paradoxe, c’est aujourd’hui le darwinisme qui s’est transformé en quasi-religion. Quiconque le critique se voit englouti sous les sarcasmes, tandis que les rieurs, sûrs d’avoir la science avec eux, s’en vont inonder le vide cosmique de messages à l’attention des extraterrestres.
Pour Denton, aucune théorie n’est apte, pour l’heure, à remplacer le darwinisme. Mais, si nous voulons être lucides, il faut d’ores et déjà admettre qu’il y a crise, que la science ne comprend ni la façon dont ont émergé les espèces, ni comment est apparue la vie. C’est le premier pas pour sortir de l’impasse.
Par ailleurs, le darwinisme n’est pas qu’une doctrine scientifique : il tire ses origines d’une certaine situation sociale et d’une certaine théorie économique, celle de Malthus.
Ainsi, la prise de conscience, à laquelle Denton nous invite, du caractère hautement spéculatif et improbable de la théorie darwinienne (hors le cas de la microévolution, où son apport demeure essentiel) doit avoir des implications bien au-delà des sciences de la vie. Le darwinisme a été le fondement de toutes les doctrines de la force brute, et son discrédit ne manquera pas d’entraîner la chute des doctrines sociales, philosophiques et économiques dont il fut la justification.
On le voit, Denton ne se place pas strictement sur le plan scientifique. Le caractère hautement philosophique de ses conclusions vient nécessairement jeter un doute sur la pureté, au regard de la science, de sa démarche. En d’autres termes, on peut formuler l’hypothèse suivante. Pour des raisons philosophiques très louables (lutte contre les doctrines de la force brute se justifiant par Darwin), les recherches de Michael Denton pourraient avoir été biaisées. Il lui fallait démontrer que Darwin avait tort. D’où l’impression certaine de déséquilibre qui se dégage de cette lecture. On sent bien que c’est un livre à charge et, d’ailleurs, l’auteur ne s’en cache pas.
Quoi qu’il en soit, les partisans de la théorie synthétique de l’évolution ne se sont pas privés de le critiquer. Premier argument : il sert les intérêts des créationnistes et il est peut-être lui-même un créationniste caché. Deuxième argument : il ne discute que trop peu les arguments, aujourd’hui généralement acceptés, de Stephen Jay Gould, selon qui l’évolution a bien eu lieu, mais par sauts. Enfin, il ne se penche curieusement pas sur le processus de l’hominisation. Si les chaînons manquants manquent en effet souvent pour les espèces anciennes, ils ne manquent certes pas pour ce nouveau venu : l’homme.
Ouvrage recensé– Évolution. Une théorie en crise [1985], Paris, Flammarion, « Champs sciences », 2010.
Autres pistes– Stephen Jay Gould, La Structure de la théorie de l’évolution, Paris, Gallimard, 2006.– Arthur Koestler et John Raymond Smythies, Au-delà du réductionnisme, symposium, Alpbach, Londres, 1969.– Charles Darwin, L’Origine des espèces [1859], Paris, Flammarion, coll. « GF », 2008.– Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité [1970], Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2014.– Richard Dawkins, Le plus grand spectacle du monde [2009], Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011.