Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michaël Fœssel
Que représente la nuit, ce laps de temps durant lequel l’obscurité l’emporte sur la lumière, pour ceux qui la traversent sans dormir : les marcheurs nocturnes, les insomniaques, les fêtards, les oubliés du jour ? En vérité, il n’y a pas de nuit absolue, mais des expériences diverses de la nuit. Pour les appréhender, Michaël Fœssel emprunte plusieurs voies qui se croisent et se recroisent au long de cet essai : celle tout d’abord de la perception et des sens altérés par l’absence du soleil ; celle ensuite de la politique et des rapports particuliers que le pouvoir entretient avec la nuit ; celle enfin des relations entre jour et nuit, conflictuelles et fécondes.
C’est au sortir des nuits blanches, lorsque pointent les premiers rayons du soleil, que les questions prennent forment et s’entrechoquent dans l’esprit du philosophe noctambule : comment vais-je traverser cette frontière de la nuit vers le jour ? Pourquoi le monde semble-t-il si différent la nuit ? Qui suis-je la nuit ? Qui suis-je le jour ? Quelle est cette loi de la nuit qui modifie nos comportements ? Pourquoi certains d’entre nous attendent-ils la fin du jour pour se montrer alors que d’autres, au contraire, redoutent la nuit ? Pourquoi le ciel étoilé a-t-il disparu des villes, éclipsé artificiellement par la pollution lumineuse des territoires que nous habitons ?
Autant de questions qui éclairent la complexité de ce que l’on désigne par le terme de « nuit », terme quotidien, banal, néanmoins chargé de mystère et d’ambiguïté. Car la nuit ce n’est pas l’obscurité, l’absence de lumière, c’est le royaume du clair-obscur, du jeu des ombres et des lueurs, des « transgressions des cadres de l’expérience diurne » (p. 11), l’espace-temps du doute et de la remise en question des évidences.
Vivre la nuit, l’habiter, c’est tout d’abord y « consentir », nous dit le philosophe inspiré par les mots de Jules Supervielle qui, dans son poème À la nuit, écrivait : « Par toi, nous devenons des étoiles consentantes ». Consentir à la nuit, c’est accepter de ne plus y voir clair tout en étant là, renoncer à l’avant et à l’après, cesser de se préoccuper du lendemain. Pour les habitants de la nuit, ceux d’entre nous qui choisissent de rester dehors plutôt que de rentrer sagement dormir, la nuit représente avant tout la possibilité de mettre temporairement en sourdine les impératifs et les règles diurnes.
À l’instar d’un Restif de La Bretonne ou d’un Louis-Sébastien Mercier – lequel écrivait dans son Tableau de Paris de la fin du XVIIIe qu’« à quatre heures du matin, il n’y a que le brigand et le poète qui veillent » – Michaël Fœssel est parti à la rencontre du peuple de la nuit, il a accepté ses règles tacites, s’est immiscé dans la pénombre, les yeux ouverts, pour regarder ce qui se joue hors des foyers tranquilles, des lits rassurants, loin des sommeils réparateurs. Il a lu des penseurs qui ont aimé la nuit (Kant, Rousseau…). Il a croisé des brigands et des poètes, des prostituées, des âmes égarées, des noctambules, toute sorte d’individus dont le point commun est d’échapper, dans leur vie nocturne, au regard de l’autre, aux critiques et aux jugements, aux exigences de performance du quotidien, à la fatidique question du matin : « As-tu passé une bonne nuit ? ».
Si le jour nous expose, la nuit est un paravent qui nous dissimule. « Moins regardé, écrit Fœssel, le sujet nocturne est aussi moins regardant » (p. 64). Ainsi veille-t-on pour être moins surveillé, voire pour exercer des activités illicites : le coucher du soleil suspend pour quelques heures le temps juridique.
Pour comprendre ces phénomènes nocturnes de modification de la pensée et de relâchement des principes diurnes, cette « déontologie du regard nocturne » (p. 25), il faut revenir à l’essentiel : la perception. Car ce que produit avant tout la nuit, c’est une altération de nos sens. La nuit affecte bien sûr notre vision, mais aussi notre ouïe : sans image claire, il nous faut appréhender les bruits autrement, évaluer leur intensité, leur distance. L’espace de perception s’en trouve modifié, de même que nos émotions : un bruit anodin nous plonge dans la peur, un craquement de meuble nous fait craindre une présence. « La clarté est bonne pour convaincre mais elle ne vaut rien pour émouvoir », écrit Diderot à ce propos (p. 42).
De fait, les classifications que nous utilisons inconsciemment le jour ne valent plus dans l’obscurité de la nuit : le grand et le petit, le loin et le proche se mélangent, les frontières et les formes se floutent, les matières et les textures ne se laissent pas deviner. La nuit fait naître en nous un enchaînement d’impressions non coordonnées qui, selon Michaël Fœssel, entrent en conflit les unes avec les autres, nous empêchant de saisir le « vrai ». Dans cet espace de tâtonnements sensoriels, tout devient drame, événement, parfois effrayant, parfois source de plaisir. Comme l’animal sauvage, il faut se tenir aux aguets.
Pour les philosophes et savants des Lumières, la nuit est à cet égard un espace d’apprentissage, de questionnements nouveaux qui échappent à la mathématique et au cartésianisme : si le jour éclaire et rend les phénomènes observables, la nuit est au contraire synonyme d’indistinction, elle nous oblige à penser autrement les classifications binaires et rationnelles : homme-animal ; sacré-profane ; bienveillant-hostile ; danger-réassurance ; naturel-surnaturel ; Dieu-démon. « Dans le désordre nocturne des facultés, le sujet perd la certitude de lui-même » (p. 48) conclut Fœssel sur ce point.
La nuit est un phénomène cosmique, naturel, mais elle est surtout, sous l’œil du philosophe, un réservoir de représentations et de symboles, une source féconde pour l’imaginaire humain qui l’a investi de manières différentes selon les époques.
Initiations dionysiaques, carnaval, charivari, sorcellerie… la nuit est longtemps restée le royaume mystérieux des forces occultes et des puissances maléfiques, de l’illicite et de la subversion. La nuit attise le désir, mais elle effraie aussi.
À partir de la Renaissance, avec le développement des sciences et en particulier de l’astronomie, le regard sur la nuit change de focale, « la nuit est délestée de sa sacralité » (p. 28), désenchantée, rationnalisée. Avec la révolution copernicienne donc, le soleil n’est plus le centre du monde, la lune et les étoiles lui sont égales, la nuit entre dans le domaine du profane. Sa beauté peut aussi être appréhendée pour elle-même, elle n’est pas forcément porteuse de messages ni de cauchemars.
Au sens kantien, la nuit n’est pas belle, car limitée, elle est sublime : comme les volcans ou les océans, elle confronte l’individu à une immensité qui échappe à la mesure. Elle rend plus vive la conscience de la petitesse et de la fragilité du corps humain. Mais, elle est aussi la preuve de la puissance d’une nature inaccessible, indifférente aux aléas de nos existences et, a fortiori, aux insignifiants problèmes du quotidien. Il ne s’agit plus alors de comprendre la nuit, de la soumettre à des calculs, mais seulement d’y plonger son regard, comme des enfants étonnés.
La nuit est investie autrement par le mouvement romantique qui succède aux Lumières : l’apologie de la nuit du poète Novalis, Hymnes à la nuit, reflète une fatigue des agitations d’un monde diurne matérialiste devenu insupportable à une jeunesse idéaliste et désespérée. La nuit des romantiques est, selon Nietzche, une négation morbide du jour.
Certes, poursuit Fœssel, cette nuit « libère l’homme des rythmes terrestres […], le rend étranger aux exigences du monde social […], indifférent aux chronologies du monde naturel » (p. 106), mais elle est aussi, selon le philosophe, une sorte de réenchantement du monde. Avec le romantisme la nuit fait figure de vérité métaphysique : elle est supérieure au jour, réservée à quelques rares élus qui échappent à la condamnation d’une vie diurne, dénuée de sens. Le nocturne est un privilège accordé aux poètes, aux « beaux ténébreux » qui n’ont pas besoin du soleil pour briller.
Michaël Fœssel souligne à plusieurs reprises le caractère ambigu de cette nuit tissée d’événements qui échappent à la lumière et à la transparence : on aura beau scruter l’obscurité, les mondes interlopes disparaissent sous les regards trop insistants. C’est pourquoi la justice, censée être rendue en pleine lumière, dans la transparence, a longtemps été tenue à l’écart de la nuit : dans la Rome antique par exemple, les jugements étaient suspendus au crépuscule. Plus proche de nous, en 1642, le parlement de Paris interdisait les exécutions capitales après le crépuscule : la peine de mort devait servir d’exemple et n’avait de sens que si elle était visible par tous. À l’inverse, on enterrait alors les prostituées ou encore les comédiens la nuit (ce fut le cas de Molière).
Ce faisant, explique Michaël Fœssel, la nuit avait déjà un caractère politique : d’un côté « le pouvoir utilisait le jour pour marquer les esprits », de l’autre, il se servait de la nuit « pour organiser l’oubli de ceux dont le souvenir pourrait hanter sa souveraineté » (p. 67) ou pour faire taire les voix contestatrices.
Pour Rousseau, au contraire, la nuit aurait dû être l’espace scénique même de la démocratie : tamisant de facto les différences d’apparence et de rang et désamorçant dans le même temps les jugements de valeur. La nuit lui apparaissait comme le lieu idoine des expériences égalitaires, sans artifices.
Mais c’était là une voix minoritaire : à l’opposé de l’idéal sociétal rousseauiste, la modernité fut synonyme d’irruption massive du pouvoir sur la scène nocturne, de tentatives de plus en plus agressives de domestication, de capture de la nuit et de ses transgressions, processus entamé dès le XVIIe siècle avec l’installation de dispositifs d’éclairages nocturnes dans les villes, « mélange de charité et d’ingénierie sociale » (p. 30).
Le philosophe souligne, à la suite de ce constat, la mainmise de plus en plus oppressante de l’État sécuritaire et du capitalisme néolibéral sur une nuit soumise aux vigiles, aux physionomistes, aux caméras de vidéosurveillance et aux éclairages artificiels. Il déplore l’omniprésence de cette « lumière blanche », blafarde, celle-là même que fustigeait Guy Debord dans la Société du spectacle. Cette fausse lumière, qui élimine les ombres sans procurer de chaleur, a envahi nos espaces diurnes et nocturnes.
Pire encore, elle a aboli la frontière entre le jour et la nuit dans les lieux emblématiques de la société de consommation : halls d’aéroports, open spaces, parkings, supermarchés, etc. Et de citer Jonathan Crary, lequel avait pointé, dans 24/7 : Le capitalisme à l’assaut du sommeil, « l’incompatibilité entre le capitalisme 24/7 et tout comportement social présentant un motif rythmique de type marche/arrêt. » (p. 80)
À cette guerre menée contre la nuit, qui vise à en éclairer tous les recoins, le philosophe oppose la nécessité de préserver l’alternance de la lumière et de l’obscurité, de ne pas oublier notre chronobiologie, de respecter la Terre qui a besoin de la nuit comme du jour, mais aussi de réfléchir à la manière dont s’articulent et dialoguent le jour et la nuit. Il recourt pour cela à l’observation de métaphores et symboles associés aux mots « nuit » et « jour ».
La nuit représente le doute, le mystère, les hésitations qui président au commencement de la pensée, pour Descartes elle est source d’erreurs et d’errements, mais c’est précisément ce tâtonnement, cette traversée de la nuit qui fera advenir la pensée et aidera à considérer le jour sous un autre angle, à mieux le voir même, par contraste et comparaison.
Sartre fournit un autre exemple de la richesse du conflit fécond entre les représentations du jour et de la nuit : dans son texte Orphée noir (préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de L. S. Senghor de 1948), il s’interroge sur le déclin du progressisme occidental, foncièrement diurne. Il y oppose les métaphores nocturnes des poèmes de la négritude qui renversent la hiérarchie solaire : la liberté est « couleur de la nuit ». Le révolutionnaire attend ainsi le « grand soir », celui qui verra la fin des injustices et la naissance d’une nouvelle aube qui abolira les inégalités raciales, d’un nouveau commencement.
Le lever du soleil est bien symbole de renouveau : dans l’imaginaire humain, l’humanité commence avec le jour. Mais qu’en est-il de l’origine ? Selon les cosmogonies grecques, la pénombre est une puissance originelle dont le jour n’est qu’une descendance. Dans la Genèse, les ténèbres et le chaos précèdent de même l’arrivée de la lumière et la nuit est la transformation du chaos primordial. Nuit et jour ne sauraient donc se penser l’un sans l’autre ni être réduits à une « essence », un absolu, en dépit des récits apocalyptiques qui annoncent la venue d’un Sauveur accompagné d’une lumière divine et éternelle.
Il y a, pour le philosophe, de la lumière dans la nuit et de l’obscurité dans le jour, symboliquement et physiquement. On pense bien sûr aux éclipses. Le noir de la nuit, nous dit aussi l’astronaute Jean-Loup Chrétien, est traversé de rayons lumineux et colorés. Dans l’espace, la nuit « donne à voir ce qui sort d’elle et vient d’elle ». L’obscurité et la lumière ne se battent pas, elles s’entrelacent. Les mythologies n’associent-elles pas la nuit à la féminité et le jour à la masculinité ?
Après une escapade nocturne au Berghain, célèbre club berlinois, le philosophe parvient finalement à l’idée que si la nuit modifie notre perception du temps et de l’espace ainsi que notre rapport aux autres, « elle est moins faite de mensonges délibérés qu’elle ne se caractérise par le suspens des critères habituels du vrai et du faux […] » (p. 141), le flottement des identités.
Par ailleurs, qu’elle soit blanche ou pleine d’un sommeil réparateur, la nuit est nécessaire à l’homme. Cependant dès lors qu’elle devient sociale, rationnelle, la nuit existe-t-elle encore demande Michaël Fœssel ? La part de mystère, le mélange de lucidité et d’opacité qui lui sont propres restent-ils encore possibles ? Comment juguler les tentations excessives d’un néolibéralisme visant à abolir la nuit dans les villes par un éclairage artificiel permanent, comme à La Vegas, temple de la prédation marchande ?
Il ne faudrait pas que la fatigue devienne une anomalie coupable, que les étoiles disparaissent, étouffées par la lumière permanente d’un système motivé par une loi du profit repoussant toujours plus les limites imposées par les mouvements du soleil.
L’originalité de cet opus de Michaël Fœssel réside dans son approche particulière de l’espace-temps nocturne : si la philosophie est son fil directeur, il étaye également son propos de références à l’art, la littérature, la politique, la sociologie, la psychanalyse. Mais, ce que dit surtout Fœssel, c’est que pour saisir la nuit, il faut s’y plonger soi-même, devenir un « hibou », se frayer des chemins dans les sentiers obscurs pour observer ce qui s’y passe et devenir soi-même un habitant de la nuit. Et c’est aussi à cette expérience ethnologique que l’on assiste ici.
Le lecteur européen pourra parfaitement se reconnaître dans cette traversée de la nuit et les références feront écho à son imaginaire. Peut-être en irait-il autrement pour un lecteur issu d’un autre terreau culturel : le yin et le yang chinois n’offrent-ils pas, par exemple une autre vision de la nuit et du jour ? La nuit est-elle féminine dans toutes les cosmogonies ? Comment la nuit est perçue, vécue, dans des cultures éloignées de la nôtre ?
Ouvrage recensé– La Nuit. Vivre sans témoin, Paris, Éditions Autrement, coll. « Les grands mots », 2017.
Du même auteur– Le Temps de la consolation, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2015.– État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, Paris, Le Seuil, 2016 [2010].– Récidive, 1938, PUF, 2019.
Autres pistes– Alain Cabantous, Histoire de la nuit (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 2009– Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Paris, Dunod, 2016 (1re éd. 1969)– Michel Pastoureau, Noir : Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2008– Trinh Xuan Thuan, Une nuit, Paris, L’iconoclaste, 2017