Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes
Dans cet ouvrage, Michel Callon, Pierre Lascousmes et Yannick Barthes explorent la façon dont les controverses sociotechniques font évoluer nos systèmes politiques. Ils proposent ainsi de substituer à la démocratie représentative, où chaque décision se trouve déléguée à l’expert scientifique puis au représentant politique, une « démocratie dialogique » fondée sur des collectifs hybrides et en permanente recomposition.
La seconde moitié du XXe siècle a vu la multiplication des controverses sociotechniques – enfouissement des déchets radioactifs, grands chantiers logistiques ou énergétiques, prolifération des organismes génétiquement modifiés (OGM)... Tous ces sujets continuent de générer d’intenses débats de société. À chaque fois le scénario se répète : spontanément, des citoyens s’organisent pour avertir des effets indésirables de telles innovations.
Notre confiance dans la science et la technologie a été ébranlée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. En pensant découvrir avec l’atome une énergie infinie, nous avons aussi trouvé les moyens de notre propre destruction. L’époque contemporaine se caractérise donc par une montée en puissance de l’incertitude. Ce que le sociologue Ulrich Beck nomme, dans son ouvrage La Société du risque (1986), la « modernité réflexive ». Nous doutons de tout, et nous ressentons le besoin de nous organiser collectivement afin de lever ces doutes.
Telle est l’ambition de cet ouvrage : montrer comment les controverses sociotechniques peuvent renouveler notre rapport à la démocratie. Car en associant diverses visions du monde et en débordant le cadre restreint de l’expertise scientifique ou politique, ces contestations font émerger de nouveaux « états du monde possibles ». En rendant le concept de « progrès » discutable, les citoyens s’appliquent à enrichir et à redéfinir nos imaginaires politiques.
Comment se construit donc la recherche scientifique, dont les découvertes conduisent aux innovations techniques ? Comment s’élabore un savoir à valeur universelle ?
À la manière de Bruno Latour dans son enquête La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques (1979), les auteurs déconstruisent les processus qui interviennent dans la construction de la vérité. Et le paradoxe est de taille : dans l’espace fermé du laboratoire, le chercheur s’attèle à produire des savoirs généraux à partir d’expériences particulières. Notre quotidien se trouve donc bouleversé à partir d’objets conceptuels imaginés dans des mondes clos. En effet, la recherche de laboratoire se caractérise aujourd’hui par son confinement. Au XVIIe siècle, la science s’intéressait aux phénomènes extraordinaires – aux comètes, aux tremblements de terre et aux éclipses... Puis succède un « régime de l’utilité » : le savoir se doit d’être démontré à travers des mesures et des comparaisons calibrées. On cherche ainsi à multiplier les faits stables et reproductibles. Le « régime de l’exactitude », qui naît au XVIIIe siècle, accentue cette logique. Dorénavant, on fabrique des instruments de mesure de plus en plus perfectionnés, destinés à être expérimentés en laboratoire. La « recherche confinée » procède par des « opérations de traduction » qui se déroulent en trois temps. Dans un premier temps, on s’efforce de réduire le macrocosme dans le « petit monde » du laboratoire, en cherchant à reproduire certaines conditions rencontrées à l’extérieur.
Puis, dans ce cadre confiné, une équipe de recherche imagine et élabore des objets simplifiés – on postule, par exemple, la composition chimique de telle enzyme ou de telle bactérie. Enfin, on tente d’assurer le retour de ces savoirs confinés dans le monde réel, en espérant qu’ils seront validés. « La Traduction, qui apparait comme un glissement progressif, [...] est une machinerie destinée à changer la vie des profanes, mais sans vraiment les associer à la conception et à la mise en œuvre de ce changement. » (p.104)
Ce mode de production des savoirs se doit d’interpeller notre rapport à la science et, plus généralement, à la démocratie. L’idée de « confinement » n’est-elle pas en soi contraire aux principes de partage et de transparence qui fondent l’espace public ? Pour Callon, Lascoumes et Barthes, cette relation à la science est caractéristique de notre « démocratie délégative ». Le pouvoir y est en permanence délégué – créant ainsi une fracture entre la masse des citoyens et une minorité d’experts ou de décideurs. En effet, dans nos systèmes politiques, la décision publique s’organise autour du principe de la « double délégation ».
Nous déléguons aux scientifiques le pouvoir de créer de nouveaux savoirs – et donc d’anticiper ce que pourrait être le futur. Cette délégation opère un partage entre, d’un côté, les savants et, de l’autre, les profanes. Elle suppose donc la passivité des citoyens à l’égard de la connaissance scientifique. À cette première délégation s’en ajoute une seconde : le scientifique produit un savoir qui, ensuite, justifie la décision des représentants élus. Ici encore s’opère une distinction entre, d’un côté, des citoyens ordinaires et, de l’autre, des professionnels de la politique.
Selon les auteurs, ce « double dessaisissement » est extrêmement dommageable pour la démocratie. En effet, « ce silence contractualisé » (p. 171) rend notre système politique particulièrement vulnérable. Premièrement, il accorde sa confiance à une science de laboratoire qui, dans le monde réel, peut se montrer contre-productive. Ensuite, ce type d’organisation entretient le mythe de la « décision tranchée », qui se doit d’être assumée par un « homme providentiel ». Or, dans un monde complexe, ce modèle séquentiel se montre largement insatisfaisant.
Ces dernières années, la confiance presque religieuse que nous avions dans les sciences et les techniques s’est considérablement érodée. Notre méfiance à l’égard des savants rejoint celle ressentie à l’encontre des politiques. Dans ce contexte, un tiers-acteur a émergé : le citoyen ordinaire. En effet, depuis les années 1990, les administrations se sont rendu compte que les citoyens détenaient eux aussi une expertise... Pensons à toutes ces associations qui œuvrent sur leur territoire et qui développent, au fil de leurs actions, un savoir unique. La reconnaissance de cette expertise de « plein air » remet ainsi en cause nos vieux schémas d’action.
Des instruments de « démocratie participative » ont ainsi été importés au sein de l’action publique – même si leur capacité à associer les citoyens reste dans la pratique très limitée. En France, la circulaire Bianco instaure dès 1992 un débat public en amont de la décision des grands projets d’infrastructures de transport. La loi du 2 février 1995 dite « Barnier » instaure également des procédures de consultation du public et des associations en amont des décisions. Elle prévoit la création d’une Commission nationale du débat public (CNDP) qui, dans une logique de précaution, essaye de prévenir les risques en incluant toutes les parties prenantes.
C’est dans les domaines de l’Environnement et de la Santé que cette collaboration s’est montrée la plus dynamique. Dans le cadre de la création d’une nouvelle ligne TGV par exemple, la participation des citoyens fait apparaitre des problèmes qui n’avaient pas été envisagés par les décideurs – des nuisances sonores à l’identification des zones écologiques impactées. Dans le cadre de la lutte contre les maladies graves, les connaissances pratiques des malades ou de leurs proches se montrent souvent déterminantes – tant pour la recherche médicale que pour adapter les politiques de soin. Cependant, pour nos auteurs, tout l’enjeu est aujourd’hui de se servir de ces controverses sociotechniques pour faire émerger de nouvelles identités collectives.
Les procédures participatives restent imprégnées par le fonctionnement de la « démocratie délégative ». Elles sont la plupart du temps cantonnées à un rôle purement consultatif, ce qui ne permet pas de véritablement peser sur les politiques publiques. De plus, elles restent tributaires d’une logique individualiste. On rassemble divers représentants qui ont chacun à charge de faire valoir les intérêts spécifiques de leur communauté – par exemple, parents d’élèves, écologistes, chasseurs, associations d’habitants ou encore syndicats d’agriculteurs... À l’instar du laboratoire, on substitue au « macrocosme » des citoyens ordinaires, un « microcosme » de représentants.
Au contraire, Callon, Lascoumes et Barthes plaident en faveur de « forums hybrides ». Ce concept désigne toute situation où des incertitudes suscitent l’engagement spontané d’un collectif hétérogène d’acteurs dans un processus de dialogue. Prenons l’exemple de la question des déchets nucléaires : un groupe d’experts propose la solution de l’enfouissement profond ; cela suscite la naissance d’un collectif qui fait émerger de nouveaux doutes et de nouvelles options. Au cours de ce processus se produit une « double exploration ».
D’une part, ce collectif hybride explore de nouveaux « états du monde possible » : face à l’expertise savante s’affirment d’autres manières de voir. Le débat, jusqu’alors centré sur une dimension technoscientifique, prend une envergure politique : les risques liés à l’enfouissement des déchets radioactifs génèrent une recherche, faisant émerger d’autres futurs possibles – par exemple, un scénario sans énergie nucléaire. Parallèlement, les « forums hybrides » suscitent une « exploration des identités » : à travers la controverse, les groupes existants se recomposent. L’agriculteur se rend compte que son point de vue n’est finalement pas si éloigné des écologistes, qu’il percevait comme ses adversaires. À mesure que de nouvelles passerelles se créent, un nouveau « monde commun » émerge.
La « démocratie dialogique » tente d’ouvrir la production de connaissances et la prise de décision à une pluralité d’acteurs. Elle remet ainsi en cause les cloisonnements de la « démocratie délégative ». La décision n’a plus à être « tranchée », elle se doit au contraire d’être complexe et subtile. Les savoirs n’ont plus à être « robustes », mais à rester ouverts et adaptables. Le dialogisme propose donc de mettre en œuvre un « principe de précaution ». « Une démarche de précaution [...] n’exige pas la démonstration d’un risque zéro, elle n’est pas une entrave à la recherche scientifique et technologique » (p. 268). À l’inverse, le principe de précaution invite à penser l’action en situation d’incertitude.
Trois critères doivent ainsi organiser la prise de décision. Dorénavant, il faut agir de façon « itérative » : la résolution d’un problème repose sur des microdécisions successives qui cherchent à s’ajuster, du mieux possible, aux réalités sociales. Ensuite, la décision doit faire place à l’engagement d’un vaste réseau d’acteurs, permettant de faire émerger toutes ses implications. Enfin, quelle que soit la décision prise, celle-ci demeure révisable en fonction de ses résultats et de la formulation de nouveaux enjeux.
Le contexte actuel est propice à une démocratisation simultanée de la science et de la politique. Pour les auteurs, la prolifération des nouvelles technologies crée les conditions de processus décisionnels plus égalitaires. En effet, « les procédures dialogiques sont des procédures équitables qui conduisent à prendre des mesures équitables... et efficaces » (p. 344). De plus, les technosciences tendent naturellement, à travers leurs innovations, à remettre en cause nos pratiques et nos visions : elles constitueraient donc un excellent creuset pour la recomposition de nos identités et de nos horizons.
Dans cet ouvrage passionnant, Callon, Lascoumes et Barthes renouvellent notre compréhension de la démocratie à travers la sociologie des sciences et des techniques (STS). Ils démontrent ainsi que nos processus démocratiques se restreignent aujourd’hui à une « double délégation » : le savant produit un « savoir sûr » et le politique prend une « décision tranchée ». À ce modèle, incapable d’absorber la complexité du monde, les auteurs proposent de substituer une « démocratie dialogique » : le développement des controverses technoscientifiques encouragerait l’émergence de « forums hybrides », permettant d’explorer de nouveaux mondes possibles et de nouvelles identités collectives. Le « dialogisme » illustre une certaine tendance à l’« opérationnalisation » des sciences sociales. Le chercheur est ainsi appelé à descendre dans l’« arène » : c’est à lui d’investir le champ pragmatique de la négociation et de la délibération participative. Dorénavant, le sociologue aurait pour fonction de rendre utile le débat public.
À sa parution, cet ouvrage a connu un grand succès. Aux États-Unis, le dialogisme a également eu beaucoup d’influence dans le monde académique. Néanmoins, dans le champ gouvernemental, la démocratisation des décisions et la mise en œuvre du « principe de précaution » se restreignent bien souvent à des pétitions de principe. Quand les « forums hybrides » ne se confrontent pas, comme dans le cas du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, à l’opacité et à la brutalité du monde politique... L’horizon démocratique dessiné dans cet ouvrage est fort séduisant. À travers le développement des controverses sociotechniques, on parviendrait à générer une nouvelle forme de « contrat social ». Mais qu’en est-il des inégalités de pouvoir ? Comme le préviennent les auteurs, « laisser les forums hybrides se développer sans aucune règle pour organiser le débat [...] c’est laisser se reproduire l’exclusion des plus faibles » (p.210). Cependant, on peut objecter qu’à elles seules, les procédures ne peuvent prétendre à pacifier les rapports de domination. D’autant plus que les acteurs dominants, détenteurs d’un fort capital culturel, sont généralement les mieux armés pour s’approprier les règles du jeu, et ce à leur profit.
Ouvrage recensé– Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2001.
Ouvrages de Michel Callon– L'emprise des marchés : comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2017. – Avec Madeleine Akrich et Bruno Latour (dir.), Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, coll. « Sciences sociales », 2006.
Autres pistes – Bruno Latour, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 2017 [1979].– Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2008 [2001].