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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

L’acteur et le système

de Michel Crozier et Erhard Friedberg

récension rédigée parPatricia Nicolas

Synopsis

Société

Comment s'explique l'action organisée ? En effet celle-ci ne va pas de soi. Elle n’est en rien le résultat automatique du développement des interactions humaines. Elle consiste toujours en solutions spécifiques dont l’étude permet d’identifier les problèmes que les hommes ont pu résoudre à travers elles. Les participants à une organisation poursuivent toujours des objectifs divergents, parfois même contradictoires. La question est de savoir comment s’effectuent l’intégration et la coopération des membres de l’organisation dont il n’existe aucun modèle universel. C’est à quoi se consacre l’analyse stratégique dont l’ouvrage constitue le manuel.

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1. Introduction

La théorie de la bureaucratie de Max Weber a jeté les bases de la sociologie des organisations.

Si Michel Crozier reconnait cet héritage, il met en question le modèle hiérarchique défendu par Max Weber fondé sur la compétence et la primauté accordée au critère rationnel. S’il a aussi été influencé par le fonctionnalisme, il cherche à dépasser la confiance dans un ajustement automatique entre le système et son environnement.

Refusant de s'appuyer sur une théorie a priori, Michel Crozier est resté fidèle à une sociologie de « terrain ». La pratique de l’enquête est centrale dans sa démarche. Il s’agit d’observer les pratiques afin de dévoiler leur logique sous-jacente.

En écoutant les acteurs, il renouvelle l’interprétation de ce qui les fait agir et interroge le décalage entre les objectifs revendiqués et les résultats obtenus. La conséquence est de leur attribuer une part de responsabilité, dont ils n’ont pas souvent conscience, dans le système de relations qui existent dans l’organisation. L’analyse s’est d’abord concentrée sur la notion d’organisation, détachée des contextes où elle prend corps : l’administration, l’entreprise, l’éducation. Elle s’est ensuite focalisée sur le « système d’action concret » en tant qu’ensemble d’interdépendances pour finalement s’intéresser au processus organisationnel lui-même sans lequel aucune action collective durable n’est possible.

L’acteur et le système donne une assise théorique aux observations développées dans Le Phénomène bureaucratique publié en 1965.

Deux enquêtes, l’une menée aux Chèques postaux et l’autre à la Seita ou Manufactures de tabac, décrivent les rouages de ces deux organisations publiques. Les relations de pouvoir qui structurent l’organisation, loin d’obéir à l’organigramme officiel, reposent sur des ressorts cachés. C’est ainsi qu’à la Seita, les agents de réparation ont acquis un pouvoir considérable sur les ouvriers de la production, par leur maîtrise des pannes des machines.

Tout au long de l’ouvrage les auteurs commentent leur démarche, l’essentiel n’est pas le modèle d’explication qu’ils retiennent, mais le mode de raisonnement qu’ils adoptent. Ils en combinent deux : un raisonnement stratégique qui part de l’acteur pour mettre à jour les contraintes du système auxquels il doit faire face et qui expliquent les apparentes irrationalités de son comportement.

Et un raisonnement systémique qui part du système qui s’impose à l’acteur pour éclairer la dimension arbitraire de l’ordre construit.

2. L'organisation, une existence fragile

L’organisation n’est en rien un phénomène naturel ni une catégorie objective, c’est un construit social ou humain.

Les conditions d'émergence et de maintien de l'organisation sont toujours particulières. Le but de l’analyse stratégique est d’en révéler la logique interne. Les problèmes que les hommes tentent de résoudre à travers l’organisation ont des conséquences sur sa structure et les propriétés qui sont les siennes. Son fonctionnement repose sur le jeu des rapports de force et des stratégies poursuivies par chacun de ses membres. Les conflits d’intérêts, les incohérences y sont centrales. L’organisation ne contrôle pas totalement le comportement des acteurs, elle comporte des zones d’incertitude. L’interdépendance des comportements individuels crée des « effets pervers » ou « effets de système ».

Ce sont les effets inattendus, parfois aberrants sur le plan collectif d’une multitude de choix individuels autonomes qui eux sont parfaitement rationnels. Ils provoquent un écart entre les intuitions des acteurs et l’effet d’ensemble de leurs comportements.

S'intéressant aux comment et pourquoi de la constitution d'un groupe, le chercheur découvre que ce sont moins les objectifs partagés ou même les intérêts communs qui sont à son origine que la saisie d'une opportunité pour agir. La notion « d’objectifs communs » est un leurre puisque chaque acteur selon sa position dans l’échiquier porte sa propre vision de l’organisation. Il a tout intérêt à la faire accepter lorsqu’il est en concurrence avec d’autres pour bénéficier des avantages nécessairement limités accordés par l’organisation.

De ces multiples objectifs « partiels », l’organisation tire son fonctionnement. Ainsi la pérennité de l’organisation n’est pas certaine, elle est constamment menacée d’éclater en raison des stratégies nécessairement divergentes de ses membres. Il n’est pas abusif de dire qu’une « organisation existe non pas tant à cause que malgré l’action de ses membres ».

Dans toute structure, chaque acteur cherche à se saisir d’un espace de liberté. Il cherche à le préserver, voire à l’élargir afin de restreindre sa dépendance à l’égard des autres. La rationalité n'est pas ce qui caractérise prioritairement l’organisation. Les comportements des acteurs sont suffisamment complexes pour que son fonctionnement ne soit pas la simple réplique d’un modèle préexistant.

La prévisibilité des comportements s’y trouve hautement improbable. Parler du caractère coercitif de l’organisation est abusif. L’organisation ne présente pas la transparence que pourrait en attendre un dirigeant désireux de mieux la contrôler ni celle qui pourrait servir les objectifs des acteurs.

3. La stratégie de l’acteur

Les membres d’une organisation, loin d’être des agents passifs, en sont des acteurs à part entière. Insister sur leur autonomie va à l'encontre de l’idée de déterminisme selon laquelle les agents seraient le jouet de forces obscures et non des sujets agissant par eux-mêmes. Michel Crozier prête aux acteurs une marge de liberté dont ils se servent pour satisfaire leurs intérêts tels qu’ils les comprennent. Ils ont toujours des raisons d’agir comme ils le font mais n’en ont pas toujours conscience.

Il revient au sociologue d’identifier les contraintes et les raisons qui les incitent à adopter tel comportement. Crozier a été marqué par la thèse de March et Simon et son concept de « rationalité limitée ». Il devine l’intérêt qu’il peut avoir pour l’analyse des organisations. La rationalité du comportement de l'acteur s'apprécie en fonction du contexte organisationnel. Interpréter son choix en termes d’objectifs clairs est insuffisant. Ceux-ci le sont rarement.

En fonction des circonstances, l’acteur est amené à reconsidérer son choix. L’homme découvre ses propres désirs en fonction des opportunités qui se présentent. Il ne prend pas la décision optimale mais celle jugée satisfaisante en fonction de son information, des ressources mobilisables dont il dispose. Son comportement est l’expression d’une stratégie dont la rationalité relève du réseau d’interdépendances dans lequel il est inséré.

Ainsi la stratégie comme ensemble coordonné d’actions en vue d’atteindre des objectifs n’est pas l’apanage des dirigeants. Eux aussi prennent des décisions à la rationalité limitée, fruits de leur l’expérience dans l’après-coup de l’action.

4. Le pouvoir est partout

Trop souvent négligé, le pouvoir mérite pourtant d'être placé au centre de toute analyse de l'action collective. Consubstantiel aux relations humaines, il ne se limite pas aux seules relations hiérarchiques. Il intervient à chaque fois que la question de l’efficacité de l’action se pose ainsi que la coopération avec d’autres personnes.

Le pouvoir ne se possède pas. Il est relation, c’est-à-dire qu’il ne s’actualise que lorsque des individus interagissent. Le pouvoir est du côté de celui dont le comportement est imprévisible pour son partenaire. Le dominé est celui qui, dépourvu de marge de manœuvre en raison des règles qui entravent son action, est contraint d’agir dans le sens attendu. Son ascendant s’en trouve diminué. Les relations de pouvoir reposent sur l’incertitude des actions. Elles consistent donc en négociations permanentes par lesquelles l’acteur cherche à accroître la marge d’imprévisibilité de son comportement.

En même temps, il tente de réduire l’incertitude que comporte l’action d’autrui pour lui. Par la maîtrise des zones d’incertitude, l’individu récupère des espaces pour exercer une influence et tirer le meilleur parti de l’organisation.

L’ordre imposé par les dirigeants n’est jamais établi a priori, il tient compte des pressions exercées par les différents acteurs et peut être sans cesse remis en question. La fonction du dirigeant se rapproche de celle de croupier qui est d’assurer la survie du système par la régulation des jeux. Il peut avoir recours aux leviers qui sont à sa disposition : information, politique du personnel, action sur les jeux. Il risque cependant toujours de faire face à des conséquences imprévisibles. L’incertitude étant au cœur de l’entreprise, il reste toujours des zones qui échappent à sa volonté de maîtrise.

Crozier ne pense pas qu’une structure égalitaire telle que l’autogestion puisse être la solution. Les manipulations les plus diverses y seront inévitables ainsi que la reconstitution de dépendances sur d’autres bases, hors de la « scène officielle ».

5. Le jeu, entre liberté et contrainte

Les auteurs contestent la pertinence du concept de rôle qui enferme le comportement de l'individu dans un modèle défini à l'avance auquel il lui faudrait s’adapter. Ils recourent à une autre logique, qui n’est plus centrée sur des concepts comme ceux de rôle, de personne ou de structure. Ils privilégient au contraire les notions de relation, de négociation, de coopération.

Selon cette approche, le jeu devient l’instrument permettant la régularisation et à terme l’intégration de ces différents phénomènes. L’organisation par sa structure impose les règles du jeu dont dépend sa survie. Le jeu concilie liberté et contrainte. La stratégie de chacun des participants correspond au parti qu’il adopte dans le jeu. Le jeu n’impose pas les conduites à adopter mais propose un éventail de stratégies possibles dont le nombre varie. Le joueur a tout intérêt à respecter les règles afin d’opter pour une stratégie gagnante. Le choix qu’il effectue peut modifier en retour le jeu lui-même.

Si les règles du jeu contraignent les choix des individus, leur maintien dépend d’eux. Selon la structure du jeu, certaines stratégies des acteurs sont plus probables que d’autres. La structure de l’organisation peut être analysée comme la codification d’un état d’équilibre entre les stratégies.

Le modèle de jeu suppose un terrain d’application parfaitement circonscrit, c’est pourquoi le chercheur construit un « système d’action concret » pour son analyse. Ses caractéristiques essentielles sont la nature du jeu, ses règles et ses modes de régulation.

6. La difficulté du changement

Les théories qui se sont emparées du changement en ont fait la conséquence d’une force extérieure à l’homme. Pour les auteurs, le changement doit être considéré comme un problème.

Ce sont les hommes qui changent, non pas individuellement, mais dans leur relation avec autrui. Le changement est systémique, c’est-à-dire relatif au système auquel il s’applique. Il ne se décide pas par décret, les acteurs doivent être associés à sa mise en œuvre. Il est essentiel que ceux-ci soient convaincus de sa nécessité.

Quel que soit le degré d’intégration d’un système, il n’en est pas moins traversé de contradictions. Agir sur une variable ne fait pas nécessairement bouger le système qui a la capacité d’absorber des incohérences. L’enjeu est d’identifier à partir de quels degrés et dans quelles conditions, des tensions peuvent provoquer l’éclatement du système. Tout changement véritable ne se produit pas en suivant une évolution graduelle mais à travers une crise. Encore faut-il que celle-ci provoque des mécanismes d’innovation et non de régression !

Le changement suppose que tout le système d’action se transforme avec l’introduction de nouveaux rapports humains et de nouvelles formes de contrôle social. Les jeux qui forment la trame des institutions sont modifiés. Ce ne sont pas tant les règles qui doivent changer que la nature même du jeu. Ainsi le jeu capitaliste n’est pas une amélioration du jeu féodal, c’est un jeu d’une autre nature.

Le changement suppose une rupture et s’accompagne d’un nécessaire apprentissage collectif. Les difficultés auxquelles se heurte tout effort de transformation volontaire dans une organisation ne sont pas comme on l’a cru un problème de résistance face au changement.

Les membres d’une organisation ne sont pas aussi attachés qu’on l’imagine à leurs routines, ils sont prêts à en changer à condition d’y trouver leur intérêt. Ils ont par contre une perception juste des risques auxquels les expose le changement et ceux-ci sont inévitables. Dans la mesure où toute innovation imposée d’en haut entraîne un effet de rationalisation qui réduit les zones d’incertitude, il est légitime qu’il rencontre une opposition de la part de ceux qui y voient une menace pour leur autonomie.

Le changement est d’autant plus aisé qu’il y a du jeu dans le système et que celui-ci est plus riche en relations. Ce sont les ensembles les moins étroitement intégrés qui peuvent le plus facilement se transformer. Pour les hommes concernés, le changement implique le développement de nouveaux construits collectifs.

7. Conclusion

L’ouvrage est ambitieux puisqu’il a la prétention d’élaborer une sociologie dégagée de tout déterminisme. Mais sa réputation s’est essentiellement faite sur les implications possibles de l‘analyse stratégique pour l’étude des organisations. Il a inspiré de nombreux travaux de terrain.

Michel Crozier a constamment déploré la persistance de blocages dans la société française qui empêche toute innovation. Les obstacles ne viennent pas de la population française et de son prétendu manque d’appétence pour le changement, mais du système administratif qui gangrène toute la société.

Sa nature centralisée a éloigné les lieux décisionnels du contexte sur lequel portent les réformes. Il n’était pas optimisme quant à l’impact de nouveaux modes de gestion avec notamment l’introduction de l’informatique. Il pensait qu’elle augmenterait le volume de la fausse communication qui ne pouvait que renforcer la paralysie du système.

8. Zone critique

L’ouvrage étend la portée de son analyse à la société toute entière. Celle-ci est envisagée comme une imbrication de systèmes dont on peut faire l’analyse en isolant des unités de « système d’action concret ». On peut se demander si la généralisation de la grille que propose l’analyse stratégique est pertinente. Le social n’est pas uniquement de l’organisationnel. L’acteur de l’organisation est présenté comme un stratège animé par l’esprit de calcul. Tous les acteurs semblent interchangeables, l’impasse est faite sur leurs représentations et leurs valeurs.

La sociologie de Crozier est centrée sur l’individu, mais c’est un individu unidimensionnel presque désincarné.

Michel Crozier préconisait une réforme de la formation des dirigeants. Il fallait selon lui qu’ils soient préparés à écouter, à développer la concertation au lieu d’appliquer des solutions toutes faites. Reste à savoir si le nouveau management applique ses recommandations.

À ses yeux, deux traits culturels paralysaient l’action, la peur du « face à face » et une conception absolutiste de l’autorité, autant d’obstacles à l’acceptation des réformes sans laquelle celles-ci échouent. Salué à sa mort comme un des plus grands sociologues français de son temps, il est à craindre qu’il n’ait pas été prophète en son pays.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– L’acteur et le système, Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977.

Ouvrages de Michel Crozier

– Le Phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1965, « Points Essais », 1971.– La Société bloquée, Paris, Seuil, 1994, « Points Essais », 1995. – État modeste, État moderne, Fayard, 1987, « Points Essais », 1991.

Ouvrage d’Erhard Friedberg

– Le Pouvoir et la Règle, Dynamiques de l’action organisée, Paris, Seuil, 1993, « Points Essais », 1997.

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