Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michel Foucault
Michel Foucault a enseigné au Collège de France entre 1971 et 1984, titulaire de la chaire « Histoire des systèmes de pensée ». Ce cours est le dernier qu’il ait dispensé quelques mois avant sa mort. Il a été recueilli grâce aux enregistrements audiophoniques et aux notes de l’auteur. Après avoir abordé l’année précédente la « bravoure politique » du dire-vrai, il s’intéresse ici au « courage de la vérité » en tant que « souci de soi », poursuivant l’étude sur le « gouvernement de soi » par une incursion dans la philosophie grecque de l’époque classique (Ve-IVe siècle av. J.-C.).
Le cours est fondé sur la notion de parrêsia à travers un «"trip" philosophique gréco-latin »,selon les mots de l’auteur (p.3).
En neuf leçons, Foucault plonge dans l’Antiquité grecque du IVe siècle et, à partir de cette notion, attestée pour la première fois chez Euripide et désignant le « dire-vrai », il questionne sa compatibilité avec la démocratie athénienne, en évoquant la parrêsia socratique à travers les dialogues platoniciens et, plus longuement, en exposant les principes de l’école philosophique cynique. Son objectif : explorer le lien entre discours et pratique de la vérité.
L’étude de la parrêsia, notion fondamentalement politique, permet d’envisager la relation de pouvoir comme jeu entre sujet et vérité (p.10) et d’articuler ensemble modes du « dire-vrai », « techniques de gouvernementalité » et « pratiques de soi ». Leurs rapports sont constitutifs des uns et des autres.
Parrêsia est un mot grec désignant l’acte par lequel le sujet, en disant la vérité, se manifeste et est reconnu comme disant la vérité. La parrêsia peut revêtir différentes formes.
En philosophie, le discours de vérité se rapporte traditionnellement au principe socratique « connais-toi toi-même ! ». L’individu se consacre à dire la vérité sur lui-même, devenant ainsi un parrêsiaste. Cette pratique implique la présence d’un interlocuteur. Cet « autre » peut avoir un statut variable – psychologue, médecin – mais se révèle indispensable à l’expression de la vérité. La parrêsia s’apparente alors à une pratique médicale, à une sorte de « soin de l’âme », qui doit se placer dans un contexte plus large du « souci de soi » (epimeleia).
Cependant, « tout dire » peut impliquer deux valeurs dans une cité : une connotation négative, synonyme d’exposer à haute voix tout ce qui passe par l’esprit, pratique s’apparentant au bavardage, mais aussi une autre, positive, revenant à dire la vérité sans rien cacher. Ce qui est dit doit à tout prix correspondre à l’opinion personnelle. Cette vérité tisse un lien entre celui qui la dit et celui qui l’accepte. Or ce lien peut être mis en danger si cette vérité dérange. La parrêsia est donc le courage de la vérité, autant pour celui qui l’expose que pour celui qui l’accepte. Elle s’oppose totalement à la rhétorique, art qui consiste à ne pas parler de ce qu’on pense mais à convaincre l’autre.La parrêsia n’est pas une technique ni un métier, elle est une attitude, une manière de faire.
Mais elle n’est pas la seule manière de « dire-vrai ». On peut lui opposer la prophétie, la sagesse ou encore la technique qui, toutes, prétendent à la vérité. Mais, si le prophète est un intermédiaire qui parle au nom de quelqu’un (Dieu) et dit ce qui sera, si le sage dit, lui, ce qui est et n’a d’ailleurs pas obligation de parler et si, enfin, le professeur expose son savoir (tekhné), le parrêsiaste, en revanche, parle en son propre nom.
En procédant à une « insupportable interpellation », il montre aux individus la vérité d’eux-mêmes. En disant la vérité, le sujet se soumet à un certain risque, parfois même au risque de mourir.
Pour qu’une forme de gouvernement soit « bonne » dans la vision platonicienne, elle doit laisser place au « dire-vrai ». La démocratie semble être le lieu d’une impossible parrêsia.
En démocratie, tout le monde a droit à une opinion. La parrêsia s’exerce comme la latitude de chacun de dire ce qui lui plaît. Discours vrais et faux se juxtaposent alors. Le but est de séduire le peuple, en le flattant. Par conséquent, ceux qui essaient de dire la vérité dérangent. Selon Socrate, celui qui s’oppose à la volonté de tous s’expose à la mort. Dire la vérité implique donc un risque majeur pour celui qui l’énonce. Or Platon montre que, pour qu’un gouvernement soit bon, il doit être fondé sur la vérité.
Cette impuissance à dire la vérité est en réalité institutionnelle et structurelle en démocratie : on ne saurait distinguer le bon orateur du mauvais ou encore les « nombreux » des « quelques-uns ». Or la vérité peut être dite à partir du moment où apparaît une différenciation quantitative et quantitative entre orateurs. La parrêsia démocratique est en crise en raison de cette indifférenciation entre sujets parlants.Aristote avait lui aussi discuté ces principes en arguant que, quelle que soit la forme de gouvernement, ceux qui gouvernent peuvent le faire en leur intérêt propre ou pour celui de la cité.
Malgré cette indifférenciation, si certains individus, exceptionnels, l’emportent sur les autres en vertu, la démocratie doit les reconnaître et se soumettre à eux. Même en tyrannie, en apparence incompatible avec le dire-vrai, certains despotes ont fait usage de la parrêsia. Une place existe pour la parrêsia dans la relation entre le Prince et son conseiller. L’âme (psukhê) du Prince pouvant être éduquée, on peut lui inculquer une conduite morale, à savoir un êthos de la vérité, qui influencera sa manière de gouverner.
L’objectif du dire-vrai est l’êthos de l’individu et il induit des effets de transformation intérieure. Socrate, le sage prophète et enseignant de la vertu à la jeunesse, a manifesté sa propre parrêsia philosophique.
Sont ici mobilisés les textes du « cycle de la mort de Socrate » – les dialogues de Platon Apologie, Criton et Phédon – afin d’expliquer la parrêsia de Socrate qui, bien qu’elle ne soit pas une prise de parole politique, est cependant importante pour la cité.
L’oracle de Delphes avait désigné Socrate comme le plus savant des hommes mais une voix intérieure détourna celui-ci de la politique. Éprouvant la vérité de l’oracle par une enquête parmi les citoyens, Socrate finira par comprendre que sa mission est en réalité une autre : la parrêsia philosophique, à savoir s’occuper des hommes et de leurs âmes. Située sur l’axe de l’éthique, elle est distincte de la parrêsia politique. Son rapport à la vérité est en réalité un rapport aux autres.
Dans les dernières lignes de Phédon, Socrate demande à ses disciples de sacrifier un coq à Esculape, dieu grec que l’on remerciait d’une guérison par le sacrifice. Si l’exégèse avait mal interprété ce geste, Foucault explique, en se fondant sur une étude de Georges Dumézil, qu’il s’agit ici de guérir des opinions fausses et des mauvais discours. Sur le seuil de sa mort, Socrate est reconnaissant. Cette mission qui a été la sienne – s’occuper des hommes (epimeleia) pour que, in fine, les hommes s’occupent d’eux-mêmes et de leur âme – est la véritable mission du philosophe.
D’ailleurs, dans le « jeu de véridiction » qu’illustre le dialogue Lachès présenté ensuite par Foucault, des hommes politiques ont le courage de s’exposer à l’épreuve socratique. L’éthique de la vérité se révèle à eux en tant que condition de leur purification : le sujet se constitue ainsi comme capable de vérité. La vie comme pratique de la vérité est surtout présente, après Socrate, chez les philosophes cyniques.
Le cynisme, forme philosophique regroupant des attitudes différentes, est intimement lié à la parrêsia.École de philosophie grecque antique qui lie étroitement mode de vie et « dire-vrai », le cynisme est, avant tout, un mode de vie extrêmement exigeant, avec des règles et des conditions qui servent de cadre à la parrêsia. Le cynisme ancien est souvent représenté par la figure de Diogène le Cynique , homme qui connaît l’errance et la mendicité, prophète du franc-parler.
Le mode de vie cynique suppose une réduction : le cynique doit rester libre et détaché, ne pas avoir de famille et réduire toutes les obligations inutiles. Il doit pratiquer un « décapage général de l’existence » (p.158). Être cynique, c’est opérer une réduction de la vie à elle-même. La vie devient alors manifestation de la vérité.
Foucault insiste sur la variété d’attitudes et de conduites cyniques : il existait un cynisme mesuré, éduqué, comme chez Démonax, philosophe cultivé et raffiné qui abordait une pratique douce du cynisme, ou bien comme chez Démétrius, l’une des figures les plus remarquables de la philosophie de son temps, conseiller des groupes aristocratiques. À l’opposé, Pérégrinus, vagabond expulsé de Rome, illustre un cynisme dur et qui pousse à la limite.
On a reproché aux cyniques leur grossièreté, leur ignorance, leur inculture. Certains ont accusé le cynisme d’être « le plus grand tort à la philosophie véritable ». Si l’enseignement philosophique est un entraînement intellectuel et moral ayant pour but de transmettre des connaissances et d’armer les individus pour la vie, l’enseignement cynique est simple et pratique, un raccourci par la « voie courte vers la vertu » (p.191). Cette forme populaire de philosophie bénéficie d’une « faible charpente doctrinale ». Les cyniques pratiquent le dépouillement et l’endurance (adoxia) et ne souhaitent pas transmettre à leurs disciples une doctrine mais des schémas, des modes de comportement et des matrices d’attitudes. Par le biais d’anecdotes et de légendes héroïques, ils prétendent à la « vraie vie ».
La « vraie vie » telle qu’elle apparaît dans les textes philosophiques de l’époque classique (Ve-IVe siècle av. J.-C.) est une « vie droite ». Mais dans leur manière même de vivre, les cyniques provoquent le scandale.
Foucault explique le « vrai » (alêthês) comme ce qui n’est pas caché, qui ne subit aucun mélange, aucune altération, ce qui est droit, conforme à ce qu’il faut et, enfin, ce qui se maintient dans son identité immuable et incorruptible. La « vie vraie » dont se réclament les cyniques est une vie non dissimulée, qui ne recèle aucune part d’ombre, comme celle d’Achille, l’homme de la vérité, opposé à Ulysse, l’homme « aux mille détours ».
La philosophie cynique contient un certain paradoxe. À la fois familier et étrange, toléré, mais aussi considéré comme la « banalité scandaleuse de la philosophie », le cynisme se situe à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la philosophie. Il réunit ses traits fondamentaux mais aussi ses points de rupture. On authentifie les principes par la manière même dont on vit. Le cynisme prône qu’on s’occupe avant tout de soi-même et des choses immédiatement utiles : la vie est existence philosophique.
Mais cette vie conforme aux principes s’apparente à une « vie de chien » (le mot « cynisme » est dérivé du mot grec kunos). Sans honte, dans l’indifférence, le cynique « aboie » contre les ennemis, veillant en chien de garde. Sa vie est une « vie autre », en rupture avec les modes traditionnels d’existence. Car la vie cynique est publique. D’une naturalité éclatante, elle fait sauter le code de la pudeur : le cynique vit quasi nu et satisfait ses besoins aux yeux de tous.
Cette esthétique de pureté cynique s’accompagne en fait d’un retournement : elle altère, dans son développement, ses principes et cela, justement, en raison de leur mise en pratique. Elle représente un « passage à la limite ». La pauvreté cynique, sans limites, devient synonyme de laideur, de saleté et de dépendance aux autres. Cette façon de vivre conduit le cynique à la mauvaise réputation et au déshonneur (adoxia).
La « vie droite » cynique, indexée sur la nature et valorisant l’animalité, se met ainsi en opposition avec la pensée antique, qui procédait à une différenciation absolue de l’être humain. L’animalité est relevée comme un défi et jetée à la face des autres comme un scandale.Mais le cynique assume son déshonneur et affirme sa souveraineté à travers ces épreuves. En pleine possession de soi, il se dit « roi au-dessus des rois ».
Le cynique est le « missionnaire universel du genre humain », responsable de toute l’humanité, exerçant par là une « véritable » activité politique.
Une certaine analogie se tisse entre la figure du philosophe et celle du roi. Très près du roi, le philosophe est celui qui est capable de gouverner l’âme des autres. Quand le roi Alexandre (futur Alexandre le Grand) décide de voir le cynique Diogène, ce dernier, alors qu’il n’était que le « misérable dans son tonneau », se présente à lui à égalité. Il affirme être le « vrai roi » qui n’a besoin de rien – ni d’armée, ni d’alliés, ni d’armure –, son âme étant dotée de courage (andreia) par opposition à la paideia (la formation) du roi. Ce « véritable roi » doit vaincre ses ennemis intérieurs et non ses adversaires politiques. Sa monarchie est le dévouement aux autres. Par la diatribe (critique acerbe), il lutte contre les désirs, les appétits et les passions des individus. Son combat est spirituel, voué à changer le monde dans son attitude morale (êthos). Foucault mobilise ici l’exemple d’Héraclès (Hercule), fils de Zeus : celui qui combat les vices du monde ne sera reconnu qu’après sa mort, grâce à ses exploits.
La « militance cynique » s’attaque aux conventions et prétend changer le monde. Elle est la matrice de beaucoup de figures historiques héroïques et, notamment, celle d’une expérience éthique fondamentale dans l’Occident. Le cynique est l’éclaireur qui encaisse des coups, des injustices et des injures mais répond à la souffrance par un lien d’amitié philanthropique. Libre de toute charge domestique, il veille sur les autres, tissant ainsi des liens avec l’humanité entière.
Malgré cette image disqualifiée du cynisme en tant que doctrine, il est parvenu à pénétrer en Europe par l’ascétisme chrétien. On s’aperçoit de l’interférence entre les deux formes de vie assez proches mais aussi de leurs différences : Foucault finit son cours en ouvrant un nouveau chantier de recherche qu’il n’aura pas le temps de mener.
Un parallèle entre cynisme et christianisme révèle une radicalisation de l’ascèse et une inversion des valeurs de la parrêsia.Foucault identifie des prolongements du cynisme dans les mouvements spirituels du Moyen Âge (chez les franciscains ou les dominicains), dans des formes chrétiennes anti-institutionnelles et anti-ecclésiastiques. L’expérience chrétienne semble avoir continué l’ascèse cynique, la poussant davantage à ses limites mais opérant aussi des changements. L’accès à la vérité pour le christianisme est devenu accès à un « monde autre », possible par l’obéissance à l’autre (Dieu ou les hommes qui le représentent).
La parrêsia chrétienne a revêtu d’autres significations, que ce soit dans les textes judéo-hellénistiques (hardiesse et courage mais aussi rapport à Dieu) sur un axe horizontal, entre hommes, mais aussi sur un axe vertical, dans la relation à Dieu, qui se manifeste comme force de vérité dans le Nouveau Testament. Le martyr, par son courage face aux persécuteurs, est d’ailleurs le parrêsiaste par excellence. La confiance en Dieu rend possible sa capacité à dire la vérité, sa parrêsia. Elle traduit une assurance, correspondant à l’accomplissement de la volonté de Dieu. La manifestation divine est une attitude du cœur et n’a pas besoin de se manifester dans la parole.
Entre le Ve et le VIe siècle, l’ascétisme intérieur est enchâssé à l’intérieur des structures institutionnelles. L’individu n’est désormais plus capable du salut par lui-même, il a besoin d’un intermédiaire pour se sauver. Une anti-parrêsia se développe (p.306) : trop de confiance en Dieu et trop de proximité avec l’autre traduisent une forme d’arrogance et de négligence de la part de l’individu : là où il y a obéissance, il ne peut pas y avoir parrêsia.
On retrouvera des prolongements du style d’existence cynique dans la vie révolutionnaire contemporaine (p.169) ou dans le militantisme comme organisation et comme style d’existence, ainsi que dans l’art et la vie d’artiste, mais tous ces aspects restent à explorer.
La parrêsia, le dire-vrai par excellence, semble difficilement compatible avec la politique. Socrate fonde sa propre parrêsia : une « véridiction » philosophique qui incite les hommes à avoir le « souci de soi ». Les cyniques, vivant dans le dépouillement le plus extrême, adoptent une forme pratique de philosophie prônant la vérité.
Par leur « passage à la limite » existentiel, les cyniques espèrent opérer un changement dans la conduite des individus, leur montrant la « vraie vie » qui est une « vie autre ». Ce faisant, ils opèrent un changement dans la configuration générale du monde.
Le dernier cours de Michel Foucault est troublant et stimulant à la fois : un marathon philosophique au sein de l’époque classique avec, en son centre, la notion de vérité.
Beaucoup de chantiers de recherche sont ouverts par le chercheur, fauché en plein élan de réflexion et de travail, notamment l’incitation à poursuivre l’étude de la philosophie reflétée dans les formes d’existence et le rapport du sujet à l’éthique dans des formes philosophiques contemporaines. Le sujet disant la vérité est lié au monde : la mission de porter aux yeux de tous la vérité est un acte politique, à portée universelle.
– Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II (cours au Collège de France, 1984), Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2009.
Du même auteur– Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966.– L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. – L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1971.– Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 2008 [1975].– Sécurité, territoires, population (1977-1978), Paris, Le Seuil, collection « Hautes Études », 2004.– Naissance de la biopolitique (1978-1979), Paris, Seuil, collection « Hautes études », 2004.– Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1976.– Histoire de la sexualité II. L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.– Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1984.– Dits et Écrits, en 2 volumes, Gallimard, coll. « Quarto », 2001.