Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michel Lallement
L’Âge du faire est une véritable visite guidée dans l’un des hackerspaces majeurs de la côte californienne. L’auteur nous entraîne, à travers une ethnographie précise et détaillée, au cœur d’un vaste royaume de la « bidouille » où se mêlent partage des savoirs et modes de coopération. Les hackerspaces apparaissent comme des lieux qui bouleversent les représentations du travail puisque la notion de plaisir prime sur celle de profit.
Le mouvement mondial des makers, ou mouvement du faire, mêle bidouillage, activités artisanales, bricolage et tout ce qui relève du DIY (do-it-yourself). Le propre du hacking s’inscrit dans la recherche d’un lieu où le travail est sa propre fin, dans un but de revalorisation, sans objectifs ni délais et contraintes imposés par un tiers, qui se traduirait par « juste l’envie de faire pour soi ». L’idée est de déplacer la gestion du temps telle qu’elle est habituellement conçue dans le travail afin d’éviter le cloisonnement des temps sociaux et la répétition des tâches. En somme, il s’agit d’un refus drastique du modèle tayloriste.
Cette enquête ethnographique montre comment celles et ceux qui fréquentent les hackerspaces tentent de réinventer le travail à travers des motivations éthiques. Le hacking se définit comme « la possibilité de faire quelque chose de et avec le monde, et de vivre des surplus produits grâce à des opérations abstraites appliquées à la matière » (Kenneth McKenzie). Les hackerspaces sont des espaces collaboratifs dont le lieu fondateur est le célèbre CCC (Chaos Computer Club) de Berlin.
L’enquête a lieu, du mois d’août 2011 au même mois de l’année suivante, dans la baie de San Francisco et plus particulièrement dans un hackerspace nommé Noisebridge, lieu typique de l’héritage de la contre-culture californienne des années 1960, dans une tradition libertaire.
L’auteur interroge les règles implicites qui permettent la subsistance de la communauté et ceux qui les produisent. Quelles implications sur le travail et la coopération entre les membres ? Plus généralement, quels sont les effets de la pratique du hacking sur nos représentations du travail ?
À l’origine, le hacking est une passion de bricoleur qui cherche à monter lui-même un ordinateur. Dans le domaine, il faut tout d’abord établir une distinction entre le software la pratique informatique) et le hardware (le bricolage matériel). L’idée selon laquelle nous sommes tous des makers dans notre capacité à « bidouiller », au sens large, préexiste à cette organisation. L’esprit du hacker associe les caractéristiques de simplicité, de maîtrise, d’ingéniosité, de rapidité pour produire quelque chose d’intelligent, qui fonctionne bien, pouvant avoir une portée artistique et, parfois, un caractère illicite. Cependant, à Noisebridge, on remarque la porosité de la frontière en licite et illicite. Les pirates de l’informatique (crackers) représentent une minorité, et on dit que « les hackers construisent ce que les crackers détruisent » (p. 348).
Les hackerspaces abritent souvent des espaces de détente conçus pour une ambiance cosy, avec des canapés et des équipements variés allant de la simple cafetière à la véritable cuisine aménagée où rien ne saurait manquer. Le hackerspace est à la fois un espace physique et matériel ainsi qu’un espace symbolique, entretenu par des événements, des rites et différents dispositifs. Ainsi le hack s’apparente-t-il souvent à une pratique solitaire (ou en petit groupe) au sein d’un espace collectif. Le faire apparaît comme un levier de l’émancipation collective. Mais en quoi la cuisine, par exemple, équivaut-elle à un hack, si ce n’est du fait qu’elle soit réalisée dans un hackerspace ? « Les cuisiniers sont tous, d’abord, des volontaires qui œuvrent avec un plaisir évident et un souci pédagogique de partage des savoirs » (p. 244). Il s’agit par ailleurs tout aussi bien de bricolage associée à de l’innovation.?
L’auteur choisit une méthodologie propre aux enquêtes ethnographiques qui consiste à faire de l’observation participante, c'est-à-dire entrer en immersion et se faire connaître en tant qu’observateur tout en prenant part aux activités et sociabilités du lieu. Sans passion pour l’informatique ni pour le bricolage, l’auteur choisit trois activités de hacking : la culture des champignons, la cuisine et l’apprentissage de l’allemand. Le chercheur n’est pas un spécialiste, mais il met la main à l’ouvrage et devient, à son tour, un maker.
Pour construire sa méthodologie, il a recours à des entretiens sociologiques auprès de 87 personnes, portant sur les pratiques de hacking et les trajectoires individuelles les ayant conduites à fréquenter un hackerspace. Dans la réalisation de son enquête, il fait usage, comme principal outil, d’un carnet de terrain qui permet des incises descriptives au cœur du terrain. Ces dernières se fondent dans le développement théorique de l’ouvrage. Le lecteur peut ainsi assister au déroulement d’événements tels qu’un conflit entre deux membres, ou l’éviction de l’un d’eux et en percevoir les enjeux.
En tant que sociologue, il détaille les caractéristiques de sa population d’enquête selon les situations socio-professionnelles des enquêtés et de leurs parents, leurs âges, leurs sexes, leurs situations familiales et leurs habitudes. De plus, l’auteur jauge les degrés d’homogénéité au sein des différents groupes étudiés. Les hackerspaces sont majoritairement fréquentés par des hommes blancs, âgés de 25 à 40 ans, actifs, venus s’installer sur la côte ouest après leurs études. La majorité est issue de la classe moyenne supérieure, bénéficie d’un certain capital culturel et n’a pas d’enfant.
« Noisebridge est un lieu dédié au partage, à la création, à la collaboration, au développement, au compagnonnage et, bien sûr, à l’éducation. Noisebridge est aussi plus qu’un espace physique, c’est une communauté dont les racines s’étendent tout autour du monde », comme le présente un panneau à l'entrée du lieu (p. 147).
Pour introduire son enquête de terrain, l’auteur explique comment les germes du mouvement ont pris en Californie, à partir de « l’ébullition communautaire » des années 1960-1970. Le hacking est une activité plutôt solitaire, alors qu’est-ce qui fait communauté au sein des hackerspace ?
En opposition à la société tissée de relations formelles, artificielles et intéressées, la communauté se veut le produit d’une volonté organique, fondée sur la notion de plaisir autour d’habitudes partagées et d’une mémoire collective, dont les membres se lient durablement, sur une base élective et affective, menée par un esprit de groupe. On parle alors de communautés intentionnelles. Ses membres portent un objectif commun et se placent aux marges de la société. Ils répondent à plusieurs critères, parmi lesquels la possibilité de sacrifier leurs intérêts individuels au profit du collectif et de partager aussi bien un lieu qu’une expérience.
Derrière l’idée de communauté, fondée sur un trait commun qui relie les individus qu’ils soient informaticiens ou ébénistes, cuisiniers ou réparateur de vélo, se dresse l’idée d’une appartenance communautaire soutenue par un engagement politique de lutte contre les dominations et les discriminations faites à ceux qui n’appartiennent pas à la majorité, à savoir les hommes blancs hétérosexuels. Par ailleurs, pour « réguler la vie collective », des réunions hebdomadaires ont lieu chaque mardi soir à Noisebridge. Lors d’événements particuliers, des unconferences ont lieu, inspirées du modèle universitaire sans le carcan académique : chacun est alors libre de prendre la parole sur le sujet qu’il souhaite et durant le temps qui lui convient.
L’ouvrage montre à quel point technique et éthique sont liées. L’éthique du hacker se définit par l’envie de créer et de partager en se défaisant des lois de rentabilité et du droit de propriété. La liberté de l’information s’avère primordiale, il s’agit d’en favoriser le libre échange. Les critères d’égalité, contre toute forme de discrimination prévalent : le hacker doit être jugé sur ses capacités techniques.
En cela, il s’agit d’une véritable méritocratie qui encourage à la fois la concurrence et la coopération afin de booster la créativité et l’efficacité. Le plaisir domine le profit économique. L’égalité s’illustre aussi par le fait d’abolir la distinction entre ceux qui déterminent les objectifs et ceux qui exécutent. Enfin, Noisebridge est gouverné par un principe qui ne saurait être plus éthique et qui consiste à faire du bien et à produire du mieux, selon le slogan « Be excellent to each other » (« Comportez-vous excellemment les uns avec les autres »).
Au centre de ce modèle anarchiste se trouve la notion de consensus comme mode de régulation collective articulée à la responsabilité individuelle des hackers. Ce modèle contient des paradoxes que l’on impute au rapport entre l’anarchie et la règle : basé sur un modèle do-ocratique (« la do-ocratie reconnaît la légitimité des actions à ceux qui en prennent l’initiative », p. 424), l’initiative est cependant mal vécue et conduit souvent à l’expulsion. L’organisation anarchiste a néanmoins besoin d’une organisation interne pour se structurer ce qui conduit à l’élection annuelle d’un trésorier, d’un secrétaire et d’un président bien que la fonction de président ne bénéficie d’aucun véritable pouvoir.
L’adhésion d’un nouveau membre au sein de la communauté détient un statut particulier et relève d’un véritable rite de passage. La procédure de recrutement demande au minimum un mois d’observation au sein de la communauté à l’issue duquel le candidat se doit de répondre à la question fatidique : « Que penses-tu du consensus ? ».
Ainsi se doit-il de défendre publiquement la règle anarchiste. Il doit auparavant avoir été recommandé, figuré sous un double parrainage, expliquer ses motivations et payer une cotisation. Mais finalement, très peu de différences demeurent entre un membre et une personne qui fréquente simplement la communauté puisque les écarts statutaires tendent à être écrasés au maximum.?
Certains leaders, par leur charisme et leurs habitudes vestimentaires font parfois figures de gourous à Noisebridge. Mais l’analogie religieuse va plus loin et l’auteur voit la possibilité de calquer la théorie weberienne en proposant quatre figures idéal-typiques du hacker. Pour rappel, l’idéal-type est le concept issu de la grande théorie de modélisation établie par Max Weber permettant de dessiner des profils ou former des catégories pour un phénomène donné.
Cela lui permet de souder le lien fondamental qui coexiste entre éthique et pratique. L’auteur dresse une typologie des charismes à partir de deux critères : la place du temps et le rapport au marché. « Certains hackers acceptent de composer sans enthousiasme avec cette institution sociale, tandis que d’autres en font un support privilégié pour la valorisation de leur travail » (p. 310).
1. Accommodement au marché et hack considéré comme travail principal : la figure du virtuose. Dans le champ religieux, il s’agit d’un esthète qui ne vit que par ses convictions, dans une forme d’ascétisme, en refusant la compromission avec la bureaucratie. La notion de plaisir surpasse celle du gain.
2. Accommodement au marché et temps divisé (le hacking complète un travail extérieur) : le fidèle. Son temps est divisé entre temps sacré et profane à travers une existence fragmentée. Le hackerspace est pour lui un lieu d’expérimentation qu’il fréquente souvent en fin de journée.
3. Valorisation du marché et hack comme travail principal : l’homme de la vocation-profession. Le travail de création n’est pas gouverné par un impératif de profit et la réussite économique est perçue comme une conséquence bienvenue. La priorité est donnée à l’éthique.
4. Valorisation du marché et temps divisé : la figure du converti. Il connaît une rupture dans son parcours de vie et présente la singularité d’avoir « pratiqué le hacking sur un mode stratégique avant d’en faire […] l’expression d’une conviction éthique » (p. 321). Une socialisation antérieure le prédispose à la conversion.
L’idée d’un rapport intrinsèque à la croyance surplombe le hackerspace : « Les hackers résolvent des problèmes, ils construisent, et ils croient en la liberté et en l’assistance mutuelle bénévole. Pour être crédible en tant que hacker, vous devez vous comporter comme si cet état d’esprit était le vôtre. Et pour vous comporter de cette façon, vous devez réellement y croire » (Éric Raymond, p. 259).
D’autres profils fréquentent le lieu, mais entretiennent un rapport plus pragmatique au hacking sans considérer l’éthique. Ils bénéficient des équipements et de la sociabilité du lieu, mais n’endossent pas l’identité de hacker.
L’ouvrage montre à quel point éthique et technique sont liées, fondées sur des aspirations politiques qui, majoritairement, s’opposent aux développements capitalistes et à l’organisation bureaucratique pour lui préférer une organisation anarchiste à tendance libertaire.
Cependant, plusieurs profils de hackers se distinguent et les frontières ne sont pas toujours évidentes, selon la proportion allouée à la notion de plaisir, l’implication éthique, la gestion du temps et l’attente ou non d’un profit économique.
L’ouvrage contribue à extraire la figure du hacker de l’activité illicite de pirates en guerre contre les puissants pour l’étendre à tout amateur de « bidouillage » qui souhaite repenser voire transformer la notion de travail.
L’auteur nous introduit dans le hackerspace de Noisebridge à travers les différentes mentalités des hackers. Dans l’expression ethnographique de son observation participante, on regrette l’absence de réflexivité sur la place du chercheur. Il explique, certes, qu’il s’était fait connaître comme chercheur et évoque quelques liens avec des hackers qui lui permettent d’obtenir certaines informations pertinentes.
En revanche, il ne relate pas les rites qu’il a lui-même subis pour être accepté, les modes de sociabilité auxquels il a eu recours ni la place que lui ont assignés les hackers, habitués ou non du lieu.
Ouvrage recensé
– Michel Lallement, L’âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2015.
Du même auteur
– Le Travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007, 676 pages.– Sociologie des relations professionnelles, Paris, La découverte, coll. Repères, 1996, 2008 (2e édition).– Le travail sous tensions, Auxerre, éditions Sciences Humaines, 2010.
Autres pistes
– Fabien Eychenne, Fab Lab. L’avant-garde de la nouvelle révolution industrielle, Limoges, Fyp, 2012.– Pekka Himanen, L’Éthique hacker et l’Esprit de l’ère de l’information, trad. fr. Claude Leblanc, Paris, Exils, 2001.– Steven Levy, L’Éthique des hackers, Paris, Globe, [1984] 2013.Kenneth McKenzie, A Hacker Manifesto, Cambridge, Harvard University Press, 2004– Éric Raymond, « La cathédrale et le bazar », Linux-France.org, 11 août 1998.– Pour une visite de Noisebridge : http://www.youtube.com/watch?v=nsiYTBQpIJ8 consulté le 22 décembre 2018.