Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michel Lallement
Depuis la fin des années 1960, nombreux sont les individus qui ont cherché à expérimenter autrement la vie sociale en s’établissant dans des communautés où la règle commune diffère de celle prônée par la société mainstream. Ensemble, ils peuvent inventer de nouvelles façons de vivre et de travailler. L’auteur avance l’hypothèse d’une nouvelle vague de réminiscence communautaire et expose les stratégies d’organisation des différentes communautés selon leur principe de vie collective à partir d’une immersion dans plusieurs de ces lieux aux États-Unis.
On parle de « communauté intentionnelle » pour désigner un groupe de personnes unies par un projet (économique, social ou spirituel) commun. De telles communautés ne sont pas nécessairement closes sur elles-mêmes et sont de plusieurs types : libertaire, identitaire, sociétaire.
L’instauration de ces formes de vie est issue du sentiment, largement partagé par les jeunes américains à la fin des années 1960, d’un malaise existentiel face à une société qu’ils jugent malsaine. Ce malaise encourage leur attrait pour des formes de vie alternatives et les pousse à s’établir dans ces communautés. Michel Lallement s’emploie ici à nous décrire leur fonctionnement quelques décennies après leur naissance. Il revient sur le contexte spécifique dans lequel elles ont vu le jour.
Trois grandes familles de communautés sont à distinguer. Les communautés identitaires, menées par des gourous spirituels, peuvent être apparentées à des sectes mais n’impliquent pas forcément un embrigadement (exemple : The Farm). Les communautés libertaires rassemblent un petit nombre d’individus (15 personnes maximum) et sont de référence anarchiste (exemple : Acorn). Les communautés sociétaires, enfin, dans lesquelles celui qui détient le pouvoir n’a pas vocation à le conserver, relèvent d’une organisation de structure pyramidale mais non fixe (exemple : Twin Oaks, inspiré du modèle du kibboutz).
Le sociologue construit son étude à partir de la littérature existante, de magazines spécialisés, de témoignages divers. Il mène son enquête en immersion dans plusieurs communautés nord-américaines durant sept semaines d’observation participante menée en particulier à Twin Oaks, en Virginie, communauté de type sociétaire choisie comme terrain d’enquête privilégié.Michel Lallement tente de « comprendre pourquoi et comment il a été possible de bâtir et de faire durer des petites sociétés si étrangères dans leur esprit comme dans leurs pratiques à la grande qui les environne » (p.11), qu’on qualifie de mainstream. Il se demande quels sont les déterminants sociaux qui encouragent l’engagement d’un individu dans de telles communautés et quelles en sont les modalités.
Pour cela, il présente les différents modes de régulation sociale mis en œuvre au sein des différentes communautés et à Twin Oaks en particulier. Traversant les décennies, l’auteur relate les bouleversements des communautés intentionnelles au cours de leur histoire et fait l’hypothèse d’une nouvelle vague de réminiscence communautaire.
Comme à son habitude et en bon sociologue, Michel Lallement modélise et dresse des typologies à partir d’idéal-types. L’ouvrage croise la sociologie du travail à des concepts issus de la sociologie des religions que l’auteur avait déjà convoqués dans son enquête sur les hackerspace à travers, là encore, les catégories weberiennes.
Les membres des communautés intentionnelles tracent une séparation entre un « nous » relatif aux membres de la communauté et un « eux » renvoyant à l’extérieur. La distinction permet d’exprimer les griefs à l’égard de la société mainstream à laquelle les communards tentent d’échapper. L’auteur enquête sur la fabrication de ce « nous » communautaire qui s’inscrit dans le rejet de cette société dominante et des valeurs qu’elle diffuse (que ce soit autour des questions de classe, de race ou de genre…). De plus, la paix, l’écologie, l’antiracisme et le féminisme apparaissent comme autant de valeurs fondamentalement partagées.
Pour fabriquer ce « nous » homogène, le groupe se fonde sur le triptyque suivant : l’investissement (ce qui relève de la mise en commun, de la participation physique et financière à la communauté), la communion (ce qui s’attache à la relation à autrui, au travail ou à la nature) et la transcendance (qui englobe l’idéologie commune, le rapport à l’autorité et l’adhésion au système de valeurs).Souvent, et c’est le cas à Twin Oaks, les communautés intentionnelles sont fragmentées en sous-communautés qui adoptent leurs propres règles et coutumes. Cette organisation contribue à détériorer l’homogénéité de façade et se tient à l’origine de nombreuses discordances au sein des groupes.
Paru en 1948, la nouvelle du psychologue B.F. Skinner intitulée Walden Two connaît un succès d’abord confidentiel, puis considérable dans les années 1970. Véritable manifeste pro-émancipation, explicitement inspiré du Walden ou La vie dans les bois du philosophe Henry D. Thoreau (1817-1862), les deux textes répandent un idéal anticonformiste et le refus du mode de vie urbain proposé par la société mainstream.
Walden peut être défini comme « un modèle d’organisation alternatif qui, en pesant sur l’environnement des individus, structure leurs comportements dans les compartiments les plus divers de la vie sociale (l’assignation statutaire, l’économie, l’éducation, les relations entre les hommes et les femmes, la santé, les loisirs…) » (p.108).
L’auteur reprend l’histoire de cette naissance aux États-Unis, au cœur des années Nixon, avec des mouvements en faveur du pacifisme, du féminisme, des droits civiques pour tous ainsi que l’émergence, autour de 1966, du mouvement « hippie ».
On distingue plusieurs moments dans l’émergence des communautés utopiques : l’apparition, à la fin du XVIIIe siècle, de communautés à forte tonalité religieuse (tels les Amish ou les anabaptistes) qui ne sont autres que le produit de la Réforme. Celles-ci représentent exactement ce que décrit Max Weber lorsqu’il parle de communautés intentionnelles. Ensuite, au milieu du XIXe siècle, on voit fleurir des communautés inspirées par le français Charles Fourier (bien qu’il ne revendique pas le terme d’utopie), avec une quarantaine d’expérimentations de ses phalanstères aux États-Unis. Enfin, après l’« été de l’amour » à San Francisco, en 1967, à la suite du mouvement contre-culturel, ce sont des communautés comme Twin Oaks qui voient le jour.
Pour l’auteur, le fondement idéologique de ce désir d’égalité s’aiguise en réaction aux valeurs individualistes qui s’ancrent de plus en plus dans la société américaine, à travers la réussite individuelle et la différence de statuts comme de revenus.
Née en 1967, la communauté de Twin Oaks est considérée comme une « utopie concrète » en ce qu’elle développe des expérimentations réelles et observables, collectives, situées et morales, en rupture avec les valeurs dominantes de la société dite mainstream.Sur le site internet de la communauté, il est défini que l’engagement cherche à « créer un environnement sain qui respecte les préférences individuelles tout en favorisant les valeurs de non-violence, d’égalité et de coopération » (p.261).
Tout le monde est appelé au travail et, par l’œuvre de chacun, la communauté loge, nourrit et blanchit ses membres. Pour se vêtir, on trouve un magasin de vêtements communs où chacun peut se servir. Néanmoins, beaucoup ont leur propre garde-robe en complément.
Là encore sur le modèle des kibboutzim, les enfants vivent dans leur propre communauté, Degania, à l’intérieur de Twin Oaks. Certains communards (appelés metas) prennent en charge l’éducation des enfants, tandis que les primaries (qui sont les parents, au sens de référents affectifs sinon biologiques) n’ont qu’un rôle marginal. Certains vivent mal l’anonymat parental engendré par une telle organisation. Cette dernière est alors revue afin que les primaries renforcent leur rôle en s’occupant du suivi médical des enfants, en choisissant leur régime alimentaire et en partageant un temps quotidien avec leur progéniture.
Cependant, dans ce lieu de vie, les installations durables sont rares : « un membre reste en moyenne entre cinq et neuf ans à Twin Oaks » (p.470). Le turn-over est élevé et représente un des plus gros défis de la communauté qui n’a jamais dépassé les cent membres en simultané.
Dans les formes d’utopie ici décrites, le travail apparaît comme un objet fondamental et incontournable. En tant qu’objet sociologique de prédilection de l’auteur, il est une des questions cruciales de l’ouvrage. Parmi les valeurs mises en avant, l’égalité et la solidarité sont les mieux représentées. L’organisation du travail fonctionne à partir de crédits, sur la base d’heures travaillées. Des crédits peuvent être dégagés pour l’activité militante, par exemple.
Twin Oaks se revendique d’une organisation démocratique au sein de laquelle les « planners » et « managers » occupent une fonction centrale. Les premiers détiennent en quelque sorte le pouvoir et se tiennent à la tête de l’organisation tandis que les seconds exécutent les tâches et gèrent les équipes. Cependant, l’ensemble des communards s’associe aux prises de décisions, suivant un idéal « sociocratique » où le consensus s’avère le mode de décision privilégié.
Twin Oaks s’est spécialisée dans le tabac, qui s’est avéré peu rentable, puis dans la fabrication de hamacs – activité phare de la communauté – et dans la conception de tofu, dont l’auteur rend compte à partir de l’observation participante qu’il a effectuée dans la « Tofu Hut ». Malgré des conditions de travail parfois éprouvantes, « la tâche est vécue d’autant plus positivement que les communards viennent travailler quand bon leur semble, au rythme qui leur convient et le temps qu’ils le souhaitent » (p.341).
Loin de l’oisiveté connue comme l’un des stéréotypes renvoyés à ces modes de vie, un communard travaille, en moyenne, 42 heures par semaine. Par ailleurs, « le travail n’est pas ravalé au rang d’activité forcée mais possède le statut de pratique émancipatrice à l’égard des institutions de la société straight » (p.362).
Un nombre d’heures de travail hebdomadaire dues à la collectivité est imposé à chaque communard. Les crédits de travail peuvent être alloués en contrepartie d’un service ou d’un objet ; ils constituent une monnaie d’échange entre les membres. Les crédits sont évalués à taux différents selon la pénibilité de la tâche à effectuer. Malgré cette organisation, de nombreuses inégalités demeurent : il faut notamment palier le risque de surengagement des uns et prévenir la fainéantise des autres.
Si des tensions se font sentir, il s’agit de « composer », selon le terme choisi, avec le monde extérieur, mais également au sein même des communautés intentionnelles : « les compositions, enfin, se négocient et c’est pourquoi dans certains domaines plus sensibles que d’autres (la politique, les technologies, les liens avec la famille…) elles peuvent aussi être des sources de conflit interne » (p.241).La communauté développe sa propre langue et ses usages codifiés.
Par exemple, à Twin Oaks, les communards bénéficient de la liberté de pouvoir choisir le pronom par lequel ils sont individuellement désignés (il, elle ou co, pour la forme neutre). Ils ont aussi la possibilité de prendre un nouveau prénom ou d’être connus sous un surnom. Lors de la venue d’un nouveau-né, la communauté participe symboliquement au choix du prénom.
Pour tout ce qui relève de la prise de décision, il est courant de recourir au consensus, ce qui ne garantit pas une uniformité des façons de penser. De fait, la communauté est traversée par de multiples conflits, mais les communards imaginent des moyens différents pour les enrayer. Même dans les communautés à tendance anarchiste, « il existe des valeurs partagées, des procédures et des règles à défaut desquelles la vie collective ne serait tout bonnement pas possible » (p.283).
De plus, hétérosexuels comme LGBTQIA sont les bienvenus. Si la liberté sexuelle et le polyamour peuvent se vivre à Twin Oaks, on est loin de l’image toute faite d’une promiscuité sexuelle omniprésente donnant lieu à des orgies. Le sujet de la sexualité, d’ailleurs, est peu abordé entre les membres, bien que vécu dans une certaine fluidité. Seule la question de la place des enfants semble demeurer épineuse. L’idéal se fonde sur celui des kibboutzim qui préconise une séparation des enfants du reste des membres.
Les communautés intentionnelles ne sont pas si homogènes qu’on le croit souvent. Si le désir de s’y établir naît fréquemment d’une volonté de rupture avec le conformisme de la société mainstream, ses règles et ses obligations, l’organisation se heurte à diverses contraintes voire à quelques déconvenues.
La réalité des pratiques désenchante parfois l’idéal voulu par les communards, qu’ils tentent de mettre en place autour de valeurs fondatrices partagées que sont la tolérance, le respect, la non-violence… Comme le montre l’auteur, il s’agit avant tout de composer. Cependant, les communautés intentionnelles explorées laissent ouverte la possibilité pour leurs membres de négocier leur identité individuelle.
Dans ces communautés utopiques, Michel Lallement choisit de voir un « ferment d’avenir » et non une velléité obsolète de la part de hippies des années 1960. Selon lui, tout invite à penser que « notre futur commun pourrait être celui d’une société communautaire » (p.526).
Face à un modèle libéral étouffant qui semble avoir épuisé tous les possibles, le besoin d’un renouveau communautaire se faire sentir. Dans plusieurs de ses travaux déjà, l’auteur a montré combien il était intéressant et riche de prendre au sérieux ces diverses tentatives de bâtir un idéal.
L’objet original de cet ouvrage est de prendre au sérieux les choix de vie des communards et de montrer que cette intention communautaire ne relève pas du simple effet de mode aux États-Unis mais qu’il constitue un vivier encore en plein essor.On peut néanmoins regretter – et ainsi rejoindre l’autocritique de l’auteur – qu’il ait seulement pris en compte des communautés de type égalitaire, s’empêchant ainsi de rendre compte des communautés intentionnelles au sens plus large.
Ouvrage recensé– Un désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2019.
Du même auteur– L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2015.– Le Travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2007.
Autres pistes– Ernst Bloch, Le Principe espérance, Paris, Gallimard, vol. 3, 1991 (1959).– Henry David Thoreau, Walden ou La vie dans les bois, Paris, Gallimard, 1922 (1854).– Burrhus Frederic Skinner, Walden II. Communauté expérimentale, In Press, 2012 (1948).– Erving Goffman, Mise en scène de la vie quotidienne, 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973 (1956).