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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Mirabilia

de Michel Melot

récension rédigée parAnne BothAnthropologue, secrétaire de rédaction de la revue Études rurales (EHESS- Collège de France) et collaboratrice du Monde des livres.

Synopsis

Arts et littérature

Contrairement à ce que laisserait penser son sous-titre, cet ouvrage ne porte pas exclusivement sur l’Inventaire général du patrimoine culturel. C’est un véritable essai, qui à travers une multitude de sujets (l’art, la mémoire, la tradition, les métiers, l’Unesco…), analyse le processus qui permet à un bien matériel ou immatériel d’accéder au statut d’objet patrimonial. Ce livre de Michel Melot est à l’image de sa carrière de chercheur et de praticien, riche en expériences et en idées.

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1. Introduction

Au moment où sort ce livre, l’Inventaire général du patrimoine culturel n’existe plus depuis déjà huit ans. Ses compétences ont été décentralisées et transférées aux services régionaux de l’inventaire. Michel Melot, qui a été chargé de cette direction du ministère français de la Culture de 1996 jusqu’à sa retraite en 2003, en dresse le bilan. S’il retrace l’histoire de quatre décennies de repérage, de signalement et de description du patrimoine, enrichies d’anecdotes et de souvenirs personnels, l’objet de cet essai ne vise pas à décrire l’activité des inspecteurs de l’Inventaire, mission déjà réalisée par la sociologue Nathalie Heinich en 2009.

En revanche, ce livre va beaucoup plus loin. Il questionne, compare, interroge une pluralité de domaines (métiers, objets, monuments, sites) et de thèmes (mémoire, oubli, identité, unicité, authenticité, tradition…) logés dans les interstices du patrimoine. Il passe au crible les critères utilisés par les experts et les populations pour inclure ou exclure ce qui doit en faire partie. Michel Melot met ainsi au jour paradoxes et contradictions qui président au purgatoire de la conservation, autrement dit ce qui est digne ou non d’intérêt.

En étendant son analyse à l’échelle planétaire avec la question du patrimoine mondial de l’Unesco, et son corollaire celle du passage du singulier à l’universel, il pousse le lecteur à réfléchir à la notion, qu’on croyait galvaudée, de culture.

2. Les Français et les inventaires

Cet ouvrage doit son titre à celui donné à la fin du Moyen Âge aux ancêtres des guides culturels (Mirabilia Romae) destinés aux pèlerins et aux voyageurs, désireux de découvrir les merveilles de la capitale italienne. Michel Melot nous rappelle ainsi que ce goût pour le recensement des biens culturels n’est pas nouveau. Il existait aussi d’ailleurs en France sous l’Ancien Régime y compris pour des objets. « François-Roger de Gagignières […] parcourut la France […] vers 1700, pour relever les monuments les plus remarquables, mais aussi les armoiries, les sceaux, les tombeaux, les costumes, les tapisseries » (p. 28).

Ces inventaires ont pris une ampleur considérable pendant la Révolution, où il fallut recenser les biens confisqués au clergé et aux émigrés afin de les conserver et de parer au vandalisme comme aux destructions. Cette fièvre du dénombrement ne s’est pas achevée avec le XIXe siècle, puisqu’un recensement général de tous les monuments d’art religieux, militaire et civil fut lancé sous Napoléon. L’entreprise occupa quelque 60 000 personnes et dura un siècle. D’autres grands projets, liés aux monuments historiques ou au patrimoine archéologique, suivirent dans la foulée avec notamment la création des musées publics.

Aussi, quand au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le ministre des Affaires culturelles, André Malraux proposa au Général de Gaulle de réaliser son musée imaginaire des beaux-arts, l’idée ne paraissait ni nouvelle ni totalement saugrenue. Elle était, en outre, déjà mise en pratique dans d’autres pays européens avec « le réveil de la conscience historique » (p. 20).

Le contexte, nous explique l’auteur, était d’autant plus favorable : « qu’aux destructions massives qu’il fallait évaluer et réparer, s’ajoutaient les reconstructions massives » (p. 35). L’heure était à la reconstruction du bâti mais aussi de l’image de la France que le président souhaitait grande. Le projet initial d’inventaire lancé en 1964 prévoyait de limiter le recensement aux monuments et aux richesses artistiques de France. Or, comme le montre très clairement Michel Melot, cet inventaire devint progressivement un musée de société, les beaux-arts n’étant qu’une partie infime du patrimoine.

3. De la cathédrale à la petite cuillère

Le projet de Malraux de documenter uniquement les beaux-arts de l’Hexagone semble avoir été englouti par la « boulimie patrimoniale », pour reprendre l’expression de N. Heinich. Quant à la formule « de la cathédrale à la petite cuillère », devenue depuis un classique, elle vient d’André Chastel, premier directeur de l’Inventaire. La mise en place de ce service sur le territoire l’a très vite transformé en un « explorateur chargé de repérer les objets qui matérialisent les nouvelles valeurs dont chaque collectivité [sous-entendu un corps de métier, une association, un village…] se dote pour exister » (p. 26).

Résultat, le nombre de biens recensés explosa littéralement. Car si après quatre décennies, seulement un quart du territoire a été exploré (soit 9 000 communes, dont 200 villes de plus de 10 000 habitants), le bilan est vertigineux. À sa fermeture, en 2004, l’Inventaire a répertorié 8 000 statues de la Vierge Marie, 69 810 demeures, 18 362 fermes, 8 664 chapelles, 4 397 manoirs, 867 abbayes, 500 hôpitaux, 400 aéroports, 180 phares, sept raffineries de pétrole et quatre centrales nucléaires.

Michel Melot rappelle qu’à chacun des trois millions d’édifices et d’objets signalés correspondent une photographie et un descriptif. Car, à la documentation, consultable en ligne, – 30 000 dossiers, 100 000 relevés – s’ajoutent un millier d’ouvrages.

Or, cet inventaire fonctionnerait comme un cadastre patrimonial. « Avant même qu’il ne soit achevé, l’inventaire est à refaire. Il est condamné à perpétuité », constate l’auteur. En effet, non seulement il reste des lavoirs, des croix de chemin et des fours à pain à repérer, mais de nouveaux biens occupent désormais les places des villages ou les façades des rues.

Un constat qui amène ainsi l’auteur à comparer l’inventaire à l’état civil, dont les registres évoluent tant que les personnes ne sont pas décédées.

4. No limit ?

Dans ce livre, Melot ne traite pas du sens de la finalité du projet de l’Inventaire, dont la mission perdure tant que des fonctionnaires désormais territoriaux y consacreront leur journée. D’ailleurs, la question de la finitude – ou plutôt de son absence – porte aussi sur les critères pour écarter ou intégrer les objets ou les bâtiments. Quelles sont les limites ? L’auteur nous rappelle qu’un des critères d’origine était la période : ne pouvaient être repérés que des biens postérieurs à l’an 450 et antérieurs à 1850. Quand on sait que des centrales nucléaires ou des aéroports ont été documentés dans l’inventaire général, on a compris que cette borne temporelle était désormais obsolète.

« Si l’on cherche le dénominateur commun [à tous les éléments disparates recensés sur un territoire], le seul critère matériel et objectif est leur inscription géographique, le seul qui ne varie pas » (p. 45). Ce critère est donc resté. Un bâtiment ou un objet peut être considéré comme digne de figurer dans la longue liste s’il représente pour la population locale un intérêt, lequel pouvant être rural, industriel, maritime, pédagogique mais nullement esthétique. Le beau – ou toute émotion esthétique – ne saurait rentrer en ligne de compte. D’ailleurs les consignes adressées aux photographes de l’Inventaire insistaient sur une prise de vue neutre à la lumière naturelle, afin de reproduire « l’idée mentale commune que l’on doit en donner » (p. 135), en évitant toute esthétisation.

Si tout ne relève pas vraiment du patrimoine, tout pourrait potentiellement en faire partie. Le principal critère est la valeur symbolique que la population ou la communauté locale lui accorde. Néanmoins, cette dernière n’est pas immuable et ce qui est anobli d’un supplément d’âme aujourd’hui pourrait très bien en être dépourvu demain. Et inversement. Cet argument est appuyé par de nombreux exemples notamment celui des métiers d’art, une nouvelle catégorie qui requalifie d’artistiques certaines professions jusqu’alors artisanales. Le rempailleur de chaises, aux techniques pourtant inchangées, est ainsi devenu un métier d’art car il correspond aux caractéristiques requises en privilégiant l’outil à la machine, en étant contact avec des matériaux (le verre, le bois, le tissu…). Le photographe, qui, jusqu’à preuve du contraire, ne manipule pas de matériau, est aussi considéré comme un métier d’art.

Enfin à cette nuance près, que ne peut être enorgueilli du label « d’art » que celui qui pratique la photographie de mode ou d’illustration. On voit bien la subtilité voire l’absurdité des critères mobilisés pour écarter ou inclure un métier dans cette catégorie. « Tel est le maquis, souligne Melot, dans lequel l’Inventaire général vient se perdre » (p. 130).

5. De la désaffection à la consécration

Mirabilia, ouvrage atypique par la pluralité des sujets abordés sur le patrimoine, se distingue aussi par le fait qu’il n’a de cesse de montrer que le patrimoine n’est pas une affaire personnelle et n’existe que s’il est possible de s’en déposséder.

Ce serait même les deux conditions sine qua non. « Le patrimoine ne l’est qu’en tant qu’il assure une continuité et une homogénéité de la communauté, et d’abord, de celle à laquelle vous appartenez, que vous le vouliez ou non : la famille, mais aussi la nation et l’espèce humaine » (p. 201). Il n’a, nous explique Melot, de sens que dans la mesure où il revêt une dimension collective, autrement dit où il peut être transmis.

Or, pour qu’un bien puisse accéder au rang de patrimoine culturel, être largement partagé et reconnu en tant que tel, il devrait être affranchi de sa fonction première, perdre son utilité en quelque sorte. Le propos de l’ancien directeur de l’Inventaire général s’appuie sur la définition de l’art que propose Aloïs Riegl (1858-1905).

Cet historien de l’art, auquel Melot se réfère souvent, distingue les objets non intentionnels conçus pour répondre à un usage donné des objets intentionnels (les œuvres d’art se suffisant à eux-mêmes). Pour que les premiers accèdent au rang des seconds, il faut « extraire de la valeur utilitaire, la valeur symbolique » (p. 88). On retrouve d’ailleurs le même mécanisme, par exemple, pour les masques, exposés au Quai Branly, qui, une fois sortis de leur contexte rituel, deviennent des œuvres d’art sinon des objets patrimoniaux profanes.

En racontant l’histoire de ce vieux moulin, de cette friche, de cette petite cuillère ou de cette forge abandonnée, on les modifie, on les valorise, on les embellit. Ils ont été définitivement changés. Ainsi, qui aurait pu imaginer il y a encore une quarantaine d’années que les mines de Lewarde ou encore l’usine Renault de l’île Seguin seraient inscrites à l’Inventaire en tant que patrimoine industriel ? Ce processus de mise en patrimoine s’observe dans d’autres domaines. On pense aux archives, où l’indésirable paperasse administrative, dépossédée de sa valeur d’usage et abandonnée au fond d’une cave, devient par l’opération de l’archiviste un bien patrimonial conservé pour l’éternité.

6. Céder son patrimoine à l’humanité

Partant du principe que l’humanité a des intérêts et des biens communs, l’Unesco crée en 1972 la notion de patrimoine mondial et, en 2005, une convention pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.

En expliquant comment s’organise le montage des dossiers déposés par des communautés soucieuses que leur patrimoine soit conservé, Melot montre surtout qu’à partir du moment où un domaine est inscrit sur la liste du patrimoine mondial, il perd sa valeur symbolique initiale pour épouser celles universelles de l’humanité. Les populations s’en trouvent alors définitivement dépossédées.

Il cite notamment le cas de la place Jemaa El-Fma, située au cœur de Marrakech, qui aurait été préservée par une association de sauvegarde du patrimoine inquiète de la voir se transformer sous l’action d’un tourisme dégradant. Elle a donc déposé un dossier pour protéger l’authenticité du lieu. « L’objectif ne peut être atteint qu’en y maintenant les activités traditionnelles : conteurs, acteurs, soigneurs, artisans » (p. 231).

Or, ces activités peu lucratives vont inexorablement disparaître, les charmeurs de serpents et autres acrobates, devenant de simples mendiants. L’inscription sur la liste du patrimoine mondial provoque souvent des situations opposées à celle à laquelle aspirent les demandeurs. David Berliner, dans son ouvrage Perdre sa culture, publié en 2018, démontre que le classement de Luang Prabang a transformé cette ancienne capitale royale lao en sanctuaire de la nostalgie. Ses habitants ne se retrouvent plus dans cette ville qui a perdu l’esprit du lieu mais où affluent de plus en plus de touristes.

Dans son Mirabilia, Melot insiste sur le « moment décisif […] quand le monument “pour soi” devient monument pour les autres » (p. 170). On ne peut s’empêcher de penser que cette étape est irréversible et s’apparente à un détournement. Le sens disparaît quand le site devient un musée. Que penser des anciens suppliciés des armées de Pol Pot qui racontent l’horreur et la torture aux touristes ? Les lieux de mémoire permettraient d’accepter l’oubli. Et puis, comme le rappelle l’auteur, « on visite bien Auschwitz » (p. 173).

7. Conclusion

Trois problématiques traversent constamment cet ouvrage au fil des chapitres et au gré des thèmes abordés. D’abord, pourquoi un objet utile ne pourrait-il pas être aussi un objet d’art ? Melot démontre l’impossibilité de ce double statut, la valeur utilitaire étant incompatible avec la valeur symbolique. Ensuite, la deuxième problématique part du postulat que le patrimoine n’existe qu’à travers sa dimension collective.

Or, pour que la transmission puisse avoir lieu et le partage le plus large possible – cela est d’autant plus flagrant dans le cas du patrimoine de l’Unesco – l’objet ou le savoir-faire sauvegardé doit avoir perdu sa fonction initiale, qu’elle soit religieuse, industrielle ou encore artisanale. Enfin, vouloir préserver l’authenticité relèverait d’une double contrainte : le simple fait de vouloir inscrire un bien – qu’il soit matériel ou non – sur un inventaire trahirait sa mise en péril, validant définitivement un passé qui n’est plus.

8. Zone critique

Ce livre, d’une grande érudition, donne l’impression de s’égarer dans des directions parfois éloignées de l’Inventaire général. D’ailleurs, il n’a pas d’ambition clairement définie ni de posture théorique à défendre. Tout au plus, entend-il éclairer le lecteur sur le contexte dans lequel les inspecteurs de ce service ont dû opérer des choix à partir de critères aléatoires.

À sa sortie, il a connu un succès qui a dépassé l’étroit cadre des historiens de l’art et des conservateurs de bibliothèques et de musées. L’Express ou Le Figaro, par exemple, ont largement rendu compte de cet ouvrage, en soulignant pour le premier les dérives de l’Inventaire général et le second l’inflation du nombre de sites classés par l’Unesco. Les bibliothécaires, comme Serge Bouffange, insistent sur les frontières que propose Melot « entre l’art et le patrimoine, entre l’exceptionnel et l’ordinaire, entre l’intime et le communautaire, entre le monument (qui avertit) et le document (qui renseigne) ».

Quant au sociologue, Thierry Paquot, il évoque une lecture nourrie de souvenirs, de visions personnelles et de convictions plus ou moins argumentées qui en font un livre jubilatoire. Le lecteur l’aura compris, cet ouvrage est délibérément inclassable et chacun comme dans un inventaire patrimonial pourra trouver ce qui, à ses yeux, a de la valeur.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Mirabilia. Essai sur l’Inventaire général du patrimoine culturel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2012.

Du même auteur– Daumier : l'art et la République, Paris, Les Belles lettres, 2008.– Une brève histoire de l'image, Paris, l'Œil neuf éd., 2007.– Livre, Paris, Paris, l'Œil neuf éd., 2006.– La Sagesse du bibliothécaire, Paris, l'Œil neuf éd., 2004.

Autres pistes– David Berliner, Perdre sa culture, Bruxelles, Zones sensibles, 2018.– Serge Bouffange, « Melot, Michel. “Mirabilia” », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), n°5, 2012, pp. 100-101.– Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Maison des sciences de l’Homme, coll. « Ethnologie de la France », 2009. – Thierry Paquot, « Michel, Melot, Mirabilia. Essai sur l’Inventaire général du patrimoine culturel », Revue Esprit, octobre 2013, pp. 143-144.

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