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Dans la détresse

de Michel Naepels

récension rédigée parNatacha Giafferi-DombreDocteure en anthropologie et chercheuse indépendante, membre de l’ANR PIND (Université de Tours).

Synopsis

Société

Comment rendre compte des effets de la violence sur la subjectivité des individus ordinaires qui y sont soumis ? Au-delà de la psychologie par laquelle elle est habituellement abordée, comment faire de l’ethnographie face à la détresse humaine ? Loin des poncifs, Naepels interroge le lien entre présence, participation, enquête, usage des récits de vie et écriture. Si l’objectivation reste le modèle scientifique dominant, l’auteur plaide pour un renversement à la fois théorique et méthodologique, en ancrant son ethnographie dans la perspective des gens ordinaires. Par association de matériaux divers qui entrent en résonnance – témoignages, extraits de textes littéraires ou ethnographiques, souvenirs de terrain, réflexions personnelles –, il tente de faire entendre des voix multiples et subjectives.

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1. Introduction

Dans ce livre au format court, mais d’une grande densité, qui associe anthropologie, littérature et philosophie, Michel Naepels s’appuie sur un travail empirique de plusieurs terrains de recherche en zones de conflit, que ce soit en Nouvelle-Calédonie dans les années 1990 et 2000 ou en République Démocratique du Congo depuis 2011.

Tentant de construire un savoir anthropologique à partir du dispositif même de l’enquête – qui met en relation deux subjectivités, celle de l’enquêté et celle de l’enquêteur –, l’auteur nous offre de nouvelles perspectives sur la pratique d’un métier qui mêle proximité et mise à distance.

Ce texte volontairement discontinu, que l’auteur qualifie de « dispositif expérimental » car il interroge les concepts des sciences sociales à travers une subtile mise en écho des sources, s’offre comme un cheminement à travers la guerre, la souffrance et le meurtre, en interrogeant la catégorie de violence telle qu’elle est vécue par ceux que leur environnement économique, social, politique ou écologique a placés en situation de grande vulnérabilité.

Mais comment dire et faire dire ce qui se présente, dans l’ethnographie comme dans la littérature de témoignage, comme indicible et incommunicable ?

2. Une anthropologie non-victimaire de la détresse humaine

Qu’est-ce que la stabilité de la pensée dans un corps qui souffre ? Reprenant Ludwig Wittgenstein qui interrogeait au début des années 1930 combien les concepts de dignité ou de respect de soi-même « dépendent de l’état habituel, normal, de notre corps » (p. 14), Naepels rappelle que, tous, nous sommes placés dans des situations concrètes qui déterminent et relativisent les notions que nous prétendons utiliser. « Ce qui fait l’humanité d’un être humain est soumis à des conditions matérielles, sociales et pragmatiques », résume-t-il (p. 15).

Ainsi la violence physique, la torture, la menace de destruction mettent en suspens ces catégories ordinaires. L’auteur défend donc la nécessité de penser « une anthropologie de la violence, de la prédation, du capitalisme interrogeant la fragilité de la reproduction sociale comme nos rapports avec l’environnement » (p. 134).

C’est à Rémi Fraisse, jeune détenteur d’un BTS « Gestion et protection de l’environnement », tué par une grenade offensive de la gendarmerie une nuit d’octobre 2014 à Sivens où il s’opposait à un projet d’irrigation, que Naepels pense en écrivant son chapitre « Prendre soin des renoncules », plante qui suscitait l’intérêt du jeune botaniste. Que ce soit dans une zone humide de France ou au Katanga, région dévastée par la double prédation des compagnies minières et des groupes armés, l’auteur, qui se félicite du récent développement d’une anthropologie politique de l’environnement, insiste sur la nécessité de lier la question de la violence à celle de la surexploitation écologique et économique.

Mais à leur tour, « l’économie politique et l’écologie politique doivent s’articuler à une anthropologie des rapports domestiques de genre, de génération et de dépendance » (p. 32) car c’est bien à l’échelle de la famille que, dans bien des sociétés, se nouent à la fois l’activité économique et les tentatives d’organiser la survie des membres.

Si les anthropologues manifestent un « intérêt structurel » pour les situations de vulnérabilité, Naepels distingue sa démarche du « voyeurisme compassionnel » déjà largement critiqué par la profession elle-même. Il s’agit au contraire d’étudier la subjectivation des personnes vulnérables, quelles émotions, réflexions ou initiatives elles ressentent ou mettent en œuvre face à leur détresse. Pour autant, ces subjectivités sont prises dans une violence d’ordre structurel : des conditions sociales de la vulnérabilité.

Appelant à unir super- et infrastructures dans l’analyse, Naepels souligne que la vulnérabilité est le résultat de relations inégales de pouvoir, de conditions sociales, économiques, écologiques, de modes de production et de reproduction de la vie matérielle. Les personnes vulnérables sont ainsi celles dont la précarité de leur situation les expose plus que les autres à la blessure physique ou morale. Ce n’est pas une condition de victime, mais une exposition plus forte à une situation de violence. La violence, c’est « l’actualisation du risque qu’est la vulnérabilité » (p. 18).

3. Pour une éthique de l’enquête ethnographique

Une importante question méthodologique est au cœur du livre : remettre au cœur de l’enquête la relation enquêté-enquêteur, ce dernier étant presque toujours étranger à la situation étudiée, et souvent identifié comme intervenant au nom d’une ONG, ce qui génère le discours victimaire attendu par ces organisations.

À la place de ces généralités, ce sont les singularités qui intéressent l’auteur, « l’intersubjectivité constitutive de l’enquête ethnographique devenant le support d’une analyse des processus de subjectivations » (p. 133). Le propos de Pierre Bayard à propos de l’activité littéraire, « une voie vers les autres qui passe par le plus intime de soi », devient « une excellente description d’une interaction ethnographique réussie » (p. 49).

C’est dans cette tension entre l’objectivation consubstantielle à tout processus scientifique (il ne s’agit pas, dit-il, « de douter de la puissance de clarification des sciences sociales, de leur fonction analytique et ordonnatrice » (p. 12) et la nécessaire attention aux subjectivités particulières que se situe la possible émergence du matériau ethnographique.

Par ce choix de l’empirisme, l’ethnographe doit atteindre au plus près du vécu de ceux qu’il observe et obtenir qu’ils évoquent leur situation avec leurs propres mots : « l’expérience ethnographique, par le type de matériaux qu’elle produit, l’interlocution et l’interaction, donne accès à des discursivités et des visibilités autres que celles du discours cadrant l’action publique » (p. 74). Mais que rendre visible et comment rendre intelligible cette interlocution si particulière, si fragile (car la vulnérabilité est aussi du côté de l’ethnographe, qui doit se dépouiller de son propre mode de pensée pour mieux saisir des cultures étrangères) ? Face au caractère nécessairement fragmentaire, imparfait, de cette tentative de rendre une réalité complexe, Naepels nous engage à l’assumer, tout comme la dissymétrie qui découle de l’histoire coloniale et postcoloniale.

L’ambiguïté de la relation d’enquête, entre présence participante et nécessaire abstraction ; le caractère non ordinaire de la conversation ethnographique ; l’idéal de non-intervention impossible à atteindre ; les biais nombreux, d’âge, de genre, de phénotypes, inscrits dans des histoires culturelles qui se rencontrent : tous ces paramètres requièrent une grande attention et un fort sens de la responsabilité du chercheur vis-à-vis de son terrain.

4. Une anthropologie qui s’historicise

Comprendre les acteurs situés dans leur propre histoire et leur propre lieu, « non plus comme catégorie d’action du HCR [Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés], ou comme assignation victimaire » (p. 74) est pour Naepels la condition d’« une anthropologie qui s’historicise, qui tient compte de l’inscription temporelle des expériences sociales, une anthropologie en situation, contre un culturalisme ou un structuralisme atemporel. » (p. 99).

Il appelle à établir la chronologie des conflits, comme dans l’exemple de la RDC qu’il mobilise, avec sa longue histoire de prédation sur l’homme et l’environnement. Pweto, au Katanga, carrefour ancien de routes commerciales, a connu depuis des siècles toutes sortes de trafics et de prédations. Cette région dénommée « triangle de la mort » vit depuis des dizaines d’années entre terreur des miliciens rebelles maï-maï et peur de la riposte de l’armée régulière. L’ordinaire y est formé de « situations aiguës d’incertitude, de déplacement géographique, de transformation des rapports familiaux, domestiques, claniques, politiques » (p. 39).

L’expérience de la violence extrême, de la mort, du déplacement, de la destruction du tissu social et économique y installe une véritable « vulnérabilité ordinaire » : « Reprenant Michael Taussig à propos de la Colombie, qui s’inspirait de Walter Benjamin, “c’est l’état d’exception, et la terreur, comme d’habitude” » (p. 82). Ainsi Naepels rappelle-t-il utilement que la violence « n’est pas un attribut d’une personne donnée » (p. 122) mais résulte de dynamiques à la fois extérieures, historiques, géographiques ou politiques, et intérieures, par la variété d’émotions qui traversent victimes et acteurs.

Enfin, l’auteur soumet à réévaluation le cadre de pensée des anthropologues et des sociologues. Il ne partage pas la radicalité de l’opposition classique, qu’il juge « simpliste » à l’instar d’Achille Mbembe, entre « communauté » et « société ». Naepels évoque tour à tour Marc Augé, qui théorisait « L’impossible solitude » (1975) des sociétés lignagères de Côte d’Ivoire, et Robert Castel, qui confrontait dans sa « Chronique du salariat » (1995) les communautés cadrées aux sociétés du capitalisme tardif, dans lesquelles « les surnuméraires, les précaires », privés de la protection qu’offraient les solidarités familiales puis l’État-providence, sont désormais « sommés de se comporter comme des individus autonomes » (p. 40).

S’il reconnaît l’importance de leurs œuvres, Naepels refuse de considérer la solitude « comme le corrélat de l’individualisme » (p. 40) et dit vouloir « remettre radicalement en question le grand partage (évolutionniste, primitiviste et postcolonial) entre communautés non modernes et sociétés modernes » (p. 41).

5. Pour une analyse microsociologique des conflits

Pillages, incendies, exactions, meurtres, viols : comment « accéder à la réalité de ces événements » (p. 57) ? Un usage inventif et libre de l’écriture permet à l’auteur de reconstruire, à partir de notes, d’enregistrements, de souvenirs et de coupures de presse, « la multiplicité des points de vue, des matériaux, des sources » (p. 55), en étant attentif aux temporalités.

En partant de l’échelle des expériences personnelles, explique-t-il, on peut décrire les rapports domestiques de production tels qu’ils sont affectés par un contexte social, économique ou historique. « La confiance ou la défiance comme le traumatisme apparaissent ici comme des faits sociaux » (p. 62), ainsi sur le terrain de la Nouvelle-Calédonie que l’auteur convoque à travers l’histoire de sa relation personnelle avec JLK et son fils, pris dans des conflits villageois et fonciers qui feront un mort. Ici, Naepels présente des matériaux qui lui sont chers : JLK, un « informateur » – comme le formule assez malheureusement le vocabulaire classique de l’ethnographie – auquel l’auteur s’est fortement attaché à mesure qu’il réalisait son enquête en Nouvelle-Calédonie, se trouve plongé dans une situation conflictuelle qui le dépasse et l’agit.

Entre rappel de leur correspondance affectueuse et récit de la mort tragique de JLK, tué par une famille adverse à la sienne pour des « histoires de terre », l’auteur fait affleurer les parcours individuels derrière les dates et l’intensité des émotions derrière les actes.

À travers cette évocation de l’informateur et ami disparu, Naepels plaide pour une analyse microsociologique des situations de domination, appelant à faire une « construction sociale des émotions » (p. 116).

Il valorise l’atout que possède l’enquête ethnographique sur d’autres disciplines : par « son dispositif fondé sur l’intersubjectivité » (p. 101), elle est à même de croiser la solitude de l’enquêteur avec celle de l’enquêté, et de tisser des liens (qui peuvent être dangereux, ainsi que l’a montré Jeanne Favret-Saada dans son étude de la sorcellerie en Mayenne) par la parole partagée. La position du chercheur, les modalités de sa présence, font partie intégrante des données de l’enquête.

6. La littérature comme ressource

Naepels prône un usage de la littérature comme permettant « d’accéder aux registres de vérité particulièrement parlant ». Les œuvres de création doivent être « prises comme autant de moyens de restituer des positions subjectives difficilement accessibles à l’enquête empirique des sciences sociales » (p. 11).

Ainsi Claude Simon, Charlotte Delbo, Jean Genet, Hélène Cixous, le kényan Ngugi wa Thiong’o, l’éthiopien Dinaw Mengestu ou le Congolais Emmanuel Dongala sont convoqués pour dire la puissance destructrice du malheur tel qu’il est vécu subjectivement, que ce soit en prison, dans les bataillons d’enfants-soldats ou dans la survie quotidienne du bidonville. « Quel homme trouve sa nourriture maintenant/après toutes ces guerres ? », demande Ezra Pound dans un poème. Comment se faire entendre de retour d’Auschwitz ?, s’interroge Delbo. En divers endroits du livre où elle se trouve tissée à d’autres matériaux, la littérature est proposée à la fois comme un lieu ressource et de réflexion. À propos du lien entre écriture ethnographique et littérature, Jacques Rancière observait que c’est finalement cette dernière qui a permis que l’on s’intéressât à des sujets triviaux, à des vies non héroïques, et par là même « rend l’histoire possible comme science, en promouvant la catégorie du « vécu » » (p. 94).

Mais la tâche est difficile, et Naepels invoque Joseph Conrad, pour qui « il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence » (p. 92). Il en appelle à Claude Simon, lequel, à partir du traumatisme vécu de la débâcle de 1940, « fait du travail de la temporalité dans la subjectivité de la personne traumatisée le cœur de son œuvre romanesque ». Cette écriture hantée par la guerre et qui questionne non pas les grandes dates de l’histoire, mais ses répercussions les plus directes sur les humains qui la subissent, offre selon Naepels la possibilité de saisir le réel et « l’expérience « informe » de la violence de guerre » (p. 87).

L’ethnographie, qui s’appuie sur l’interlocution, des enregistrements, des prises de notes, se déploie, comme d’autres sciences sociales, « dans la divergence des récits et dans la conscience de l’impossibilité du compte rendu objectif des faits bruts » (p. 91). Il faut alors admettre et « assumer sa propre position d’auteur de montage, de collage, de critique, autrement dit de …créateur (et non de porte- parole) » (p. 93). Ainsi le titre d’un entretien avec Claude Simon devient-il un programme pour les sciences humaines : « Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde » (p. 95).

7. Conclusion

Le livre s’ouvre sur une note d’intention, à quoi finalement tout le livre se rattache : le vœu de son auteur de « comprendre les vies exposées (…) à la violence du monde » (p. 9).

Cette question intéresse de nombreux anthropologues, mais elle n’a souvent été traitée qu’en passant, pour donner le contexte d’une étude, rarement pour se pencher dessus. Au croisement de l’éthique et des sciences sociales, Naepels a voulu ici « définir un objectif de pensée qui soit aussi un programme pour les sciences sociales ».

8. Zone critique

« Dans la détresse » est un livre très intime, dont l’écriture même porte la trace de la question qu’il pose, de la violence, de la douleur, du deuil. Il offre sept chapitres qui sont autant d’étapes d’une réflexion intense, bouillonnante, à la fois savante, lettrée et accessible. Un livre qui ne se résume pas, car sa forme est toute en involutions, retours et liens. De l’aveu de son auteur, « ce texte assume une certaine discontinuité, à l’image du monde, en s’intéressant autant à la déliaison qu’au lien social » (p. 11) – ce lien social à la base de notre être d’homme, tant il est vrai que la solitude s’éprouve difficilement.

C’est donc une anthropologie très personnelle et appuyée sur l’individu que propose l’auteur.

D’autres chercheurs privilégient une approche différente, qu’ils prennent pour objet, à des époques diverses et dans des disciplines variées, le politique (Michel Foucault, Michael Taussig, Judith Butler), le symbolique (Pierre Bourdieu), l’État (Max Weber, Nancy Scheper-Hughes), le sacré (René Girard), le genre (Françoise Héritier), le corps social dans sa totalité (Emile Durkheim) ou ses parties (Howard Becker, Philippe Bourgois, Christian Bromberger, Michel Agier…), qu’ils tentent de cerner le mécanisme même de la violence (Françoise Héritier ibid.) ou interrogent la construction des relations de l’humanité de l’anthropocène avec son environnement (Philippe Descola, Bruno Latour).

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Michel Naepels, Dans la détresse. Une anthropologie de la vulnérabilité, Paris, Éditions EHESS, 2019.

Du même auteur– Conjuguer la guerre. Violence et pouvoir à Houaïlou (Nouvelle Calédonie), Paris, Éditions de l’EHESS, 2013.

Autres pistes– Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010. – Nancy Scheper-Hughes & Philippe Bourgois, eds, Violence in War and Peace: An Anthology, Malden, Blackwell, 2004.

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