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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Noir

de Michel Pastoureau

récension rédigée parKatia SznicerDocteure en Histoire culturelle (Universités Paris 13 et Laval, Québec). Rédactrice indépendante.

Synopsis

Histoire

Après avoir exposé les questionnements méthodologiques auxquels doit répondre l’historien désireux de s’attaquer à un sujet aussi mouvant, symbolique et ubiquitaire que les couleurs, Michel Pastoureau guide le lecteur dans un chatoyant voyage à travers la culture européenne, du Néolithique à nos jours, avec, comme fil directeur, le noir – incontestablement une couleur –, qui ne peut se penser indépendamment des autres couleurs qui teintent nos imaginaires et nos vies matérielles. Il en résulte que les humains ont, de tout temps, projeté sur le noir leurs peurs et leurs désirs et que cette couleur a longtemps occupé une place à part dans le spectre chromatique.

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1. Introduction

Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que le thème de la couleur entre dans le champ des études historiques et devient un aspect important de l’histoire des pratiques sociales.

Véritable gageure pour l’historien, l’étude des couleurs place le chercheur devant une série d’obstacles : documentaires d’abord, car les sources premières (œuvres d’art, objets, images) altérées par le temps ne nous parviennent pas dans leur état originel et ne nous apparaissent pas sous la même lumière que jadis. Obstacles sémantiques ensuite, car les mots désignant les couleurs fluctuent selon les langues, les lieux, les époques. Obstacles épistémologiques enfin, car il faut se méfier des anachronismes et de notre propension à plaquer nos représentations et catégorisations sur le passé que nous tentons de reconstituer : la distinction entre couleurs chaudes et froides ou entre couleurs primaires et secondaires par exemple, la perception des contrastes et de la complémentarité des couleurs n’ont pas toujours eu cours et sont le résultat de constructions culturelles.

En bref, le relativisme culturel est au cœur de l’histoire des couleurs et celles-ci ne peuvent s’étudier hors du temps et de l’espace : la couleur est avant tout un fait social que l’on peut tenter de saisir par le lexique, les codes vestimentaires, l’esthétique, l’art, la littérature, les pratiques religieuses ou encore la science. Tel est l’objet de ce livre qui nous invite à plonger au cœur d’une couleur à la fois crainte et vénérée des peuples européens : le noir.

2. Une ambivalence originelle

Le noir occupe, pour des raisons naturelles, une place particulière dès la naissance de l’humanité : l’homme est un animal diurne ; il craint la nuit obscure. La maîtrise du feu, il y a environ 500 000 ans, a constitué à cet égard un tournant majeur pour l’Homo erectus. Elle a fait reculer la terreur initiale, même si celle-ci a laissé une empreinte durable, éternelle peut-être, dans l’imaginaire humain. En témoignent toujours nos peurs, mais aussi les mythologies de la création qui, dans de nombreuses cultures, mettent en scène de puissantes divinités nocturnes, à la symbolique ambivalente porteuse tout à la fois de vide, de mort, de détresse, et de fécondité, d’énergie. La nuit est l’origine, la source initiale de la vie. Nyx, déesse grecque de la nuit, est ainsi fille de Chaos, le vide premier, mais aussi mère d’Ouranos et de Gaïa, le ciel et la terre.

Cette dualité du noir originel explique la symbolique de certains espaces magiques de transition, de naissance, de métamorphose : cavernes, grottes, antres sont des lieux de communication avec les entrailles matricielles de la terre. On retrouve cette dimension créatrice du noir dans l’organisation trifonctionnelle des sociétés indo-européennes et antiques où les prêtres étaient vêtus de blanc, les guerriers de rouge et les artisans de noir.

Dans ces cultures anciennes, il n’y a donc pas un noir, mais des noirs. Grâce à maîtrise de la fabrication de pigments par la calcination de végétaux ou de minéraux, les artistes utilisent des noirs brillants ou mats, durs ou tendres, denses ou dilués : la couleur se définit surtout par sa quantité d’obscurité, comme en témoigne le riche lexique latin qui l’appréhende selon la texture, l’éclat, la densité et qui classe le noir – comme le blanc d’ailleurs – en deux grands ensembles : le noir brillant, niger, et le noir mat, éteint, ater, progressivement devenu péjoratif et synonyme de mauvais, laid, sale (il a donné l’adjectif « atroce »).

3. Fiat lux !

Dès le IIe siècle av. J.-C., la face néfaste du noir l’emporte : l’hora nigra n’est autre que la mort, les magistrats de la Rome impériale portent du noir lors des funérailles, la nuit (nox) est nuisible (noxius). Cette connotation péjorative est également présente dans le christianisme des premiers temps : le noir est la couleur de l’enfer, des impies, de la malédiction. Il s’oppose à la lumière divine. Le corbeau est oiseau de malheur quand la blanche colombe n’est que pureté, espérance et vertu.

Si le blanc alors est utilisé pour les fêtes du Christ, des vierges, des anges, le rouge pour les apôtres et les martyrs, le noir est la couleur de la pénitence et des défunts. Après l’an mil, explique Michel Pastoureau, « le noir fait son entrée dans la palette du Diable et devient pour plusieurs siècles une couleur infernale » (p. 58). Dans l’art religieux, en particulier la sculpture peinte, on utilise le noir dans les représentations de l’enfer lors du Jugement dernier. Un foisonnant bestiaire de créatures nocturnes accompagne Satan : ours, boucs, sangliers, chats, loups, chouettes, chauve-souris, mais aussi animaux chimériques comme l’aspic, le basilic ou le dragon. Les artistes utilisent un noir très saturé pour symboliser l’opacité diabolique qui occulte la légèreté et la transparence divine.

À cette même époque, un âpre débat sur la matérialité de la couleur divise les prélats bâtisseurs. Pour les uns, comme le cistercien Bernard de Clairvaux (1090-1153), la couleur est matière, lourdeur, vanité, artifice, elle doit donc être proscrite. Pour les autres, comme le clunisien, Pierre le Vénérable (1092-1122), la couleur est au contraire lumière, immatérialité, beauté, elle a donc toute sa place, avec l’or et l’argent, sur les vitraux, les peintures, les étoffes, les pierreries ou encore les sculptures qui ornent les églises. C’est dans cet esprit que sera décorée, par exemple, au XIIIe siècle, la Sainte-Chapelle sur l’île de la Cité.

4. La couleur du pouvoir

Les pouvoirs politiques et économiques s’approprient également le noir. Il figure d’abord parmi les couleurs de l’héraldique féodale qui ne lui attribue pas de connotation négative. Au contraire, dans la littérature médiévale, même si teint pâle et chevelure blonde sont l’apanage des bons, le chevalier noir – tel Tristan ou Lancelot – est souvent un héros animé de bonnes intentions. Plus encore, dès la fin du XIIIe siècle, la couleur noire devient symbole d’autorité et de vertu morale, en plus d’être adoptée par le patriciat urbain. Elle est également portée par divers corps de métiers ayant trait au droit, au savoir et à l’administration naissante.

L’organisation et la réglementation de la profession de teinturier et les progrès techniques qui permettent de fabriquer des étoffes d’un noir aussi beau que celui des fourrures de zibeline expliquent en partie la réhabilitation de cette couleur. Il faut cependant rappeler l’épisode de la Grande Peste des années 1346-1350 qui a décimé l’Europe du tiers de ses habitants : le fléau est vécu comme une punition divine, et le noir devient la couleur de la repentance et de la quête de rédemption. Les lois somptuaires codifient, en signe de pénitence, l’usage vestimentaire des couleurs et proscrivent les excès en tous genres. Elles obligent une grande partie de la population à se rabattre sur le blanc ou les couleurs sombres comme le brun, le gris et le noir. Marchands et banquiers en particulier doivent, par leur vêtement, exprimer vertu et piété.

En outre, le noir devient la couleur favorite des milieux princiers en Italie, en France, en Angleterre, mais surtout à la cour d’Espagne : elle habille la noblesse, mais elle est aussi la couleur de la terrible inquisition instituée par les rois Catholiques dès les années 1480. À partir de 1520, l’Espagne des Habsbourg impose son étiquette à l’ensemble des cours européennes. Le Siècle d'or espagnol est ainsi, selon Michel Pastoureau, « un grand siècle noir » (p. 125).

5. La relecture des Écritures

L’apparition de l’imprimerie et l’amélioration de la qualité de l’encre noire et du papier blanc au milieu du XVe siècle viennent modifier radicalement la perception sociale des couleurs. La tradition médiévale des livres polychromes disparaît progressivement au profit des écrits et des images en noir et blanc. Dans le même temps, la Réforme protestante assoit le statut particulier de ces deux couleurs. Morale et normes sociales puritaines sont en effet largement diffusées par les livres imprimés. En outre, la « chromophobie » de réformateurs comme Zwingli, Calvin, Melanchton ou Luther dicte les codes esthétiques des sociétés réformées et expulse du temple et des habitations les couleurs vives ainsi que toute forme d’ostentation.

Le rouge, symbole de luxure, de péché, mais aussi de la Rome papiste fardée comme une prostituée de Babylone, est à leurs yeux la pire des couleurs. Les puritains tolèrent le gris, le brun, le noir, le blanc et le bleu, pourvu qu’il soit discret. Le quotidien des croyants doit être sombre et terne. Pastoureau parle ici d’une austérité et d’un « chromoclasme » puritains (p. 146) qui influenceront durablement les pays réformés européens, mais aussi l’Amérique du Nord dont les milieux industriels et financiers étaient, aux XIXe et XXe siècles, largement dominés par une riche classe protestante.

La Réforme influence aussi les imaginaires : elle répand une conception pessimiste de la vie sur terre qui a pour effet de revigorer les croyances populaires en des forces surnaturelles et maléfiques : les années 1550-1660 sont le théâtre de nombreux procès en sorcellerie, particulièrement féroces dans les milieux protestants. Le noir est bien sûr la couleur des sorcières et croiser un chat noir ou un vol de corneilles est de mauvais augure.

6. Le rôle des sciences et des techniques

Au-delà de la dimension spirituelle et symbolique des couleurs, l’histoire des sciences et des techniques est tout aussi éclairante. En effet, l’évolution de la perception sociale et de l’utilisation des couleurs doit s’analyser à la lumière de la maîtrise progressive de la fabrication et de l’utilisation des pigments par divers groupes professionnels : teinturiers, fabricants de pigments, verriers, peintres, imprimeurs, etc.

De même, la compréhension du phénomène de la couleur par la science optique, longtemps balbutiante, a représenté un tournant décisif dans notre perception du monde : au XVIIe siècle, Johannes Kepler (1571-1630) et surtout Isaac Newton (1642-1727) appréhendent la lumière en tant que phénomène strictement physique. Newton parvient à décomposer la lumière blanche du soleil en plusieurs couleurs et distingue les sept couleurs de l’arc-en-ciel : il n’y inclut ni le noir ni le blanc, durablement exclus du spectre chromatique. Une fois expliquée et mesurée, la couleur perd aussi de son mystère. À la même époque, les découvertes du graveur Christoffel Le Blon (1667-1741), qui parvient à réaliser le tirage superposé du bleu, du rouge et du jaune, permettent d’obtenir toutes les couleurs et confèrent aux trois couleurs de base un statut privilégié au sein d’une gamme chromatique qui sera bientôt divisée en couleurs primaires et couleurs secondaires.

Le siècle des Lumières est, en Europe et hors du monde protestant, un siècle coloré : on se passionne pour les teintes claires, fraîches et gaies, en particulier en France : les vêtements et les intérieurs se parent de couleurs pastel, de rose, de vert tendre et de bleu ciel. Le baroque comme le rococo délaissent le noir et, même dans les basses-cours, le cochon rose venu d’Angleterre supplante le traditionnel cochon noir…

Le noir connaîtra toutefois de nouvelles heures glorieuses grâce au mouvement romantique qui, au XIXe siècle, fera de la mélancolie et de la nuit ses domaines de prédilection et d’inspiration. Le noir romantique est cosmique, existentiel et il s’oppose au noir du charbon et de la saleté des quartiers ouvriers de la seconde révolution industrielle décrits par Charles Dickens : le noir est certes la couleur des dandys, de l’élégance urbaine, voire du luxe, mais il est tout autant la couleur de la misère, de la mine et de l’usine. La tyrannie du noir finit par s’exercer partout malgré le plaidoyer des impressionnistes pour les teintes claires.

Au XXe siècle, le cinéma en noir et blanc, la mode et l’art consacrent la suprématie d’un noir « moderne, créatif, sérieux et dominateur » (p. 212). D’un point de vue idéologique, le noir exprime la subversion, le rejet des normes, l’anarchisme et le nihilisme : c’est le noir des « rebelles ». Il est parallèlement la couleur du conservatisme religieux, mais aussi du nazisme.

7. Conclusion

Qu’en est-il aujourd'hui de ce noir polysémique ? Craint, adulé, source de vie et de mort, le noir a cristallisé, au fil du temps, les enjeux culturels, économiques, sociaux, religieux, techniques des sociétés occidentales.

Mais le désenchantement du monde contemporain s’est emparé aujourd'hui de la couleur noire, banalisée, galvaudée : même si la langue continue de souligner sa dimension interdite ou funeste par le biais de locutions telles que « marché noir », « messe noire », « idées noires », sa puissance symbolique s’est abîmée dans l’oubli… Le noir serait-il devenu une couleur neutre ?

8. Zone critique

Le travail de Michel Pastoureau s’inscrit dans la mouvance de la recherche historique s’attachant – depuis l’émergence de l’École des annales et de l’Histoire des mentalités dans les années 1920, avec Lucien Febvre et Marc Bloch – à donner une place à l’individu, à ses représentations, ses émotions, son environnement et ses pratiques quotidiennes.

Modes culinaires, vestimentaires, olfactives, pratiques sexuelles, rites et festivités, symboles, imaginaire, esthétique, n’importe quel objet peut être digne d’intérêt et source de connaissance du passé et, ce faisant, du présent. Ces historiens ont permis à leur discipline de ne plus se cantonner à la description des hauts lieux, au récit de la « grande Histoire » ou aux biographies des puissants, pour se transformer en véritable science humaine.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Noir : Histoire d’une couleur, Le Seuil, 2008.

Du même auteur– L'Étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, Seuil, 1991.– Bleu. Histoire d'une couleur, Le Seuil, 2002.– L'Ours. Histoire d'un roi déchu, Le Seuil, 2007.– L'Art de l'héraldique au Moyen Âge, Le Seuil, 2009.– Bestiaires du Moyen Âge, Le Seuil, 2011.– Vert. Histoire d'une couleur, Le Seuil, 2013.– Rouge : Histoire d'une couleur, Le Seuil, 2016.

Autres pistes– John Cage, Couleur et culture. Usages et significations de la couleur de l’Antiquité à l’abstraction, Londres, Thames & Hudson, 2008– Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 2016 – Jean-Philippe et Dominique Lenclos, Les couleurs de l’Europe, Paris, Le Moniteur, 2003– Anne Varichon, Couleurs. Pigments et teintures dans les mains des peuples, Paris, Seuil, 2005

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