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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Vert

de Michel Pastoureau

récension rédigée parNatacha Giafferi-DombreDocteure en anthropologie et chercheuse indépendante, membre de l’ANR PIND (Université de Tours).

Synopsis

Histoire

Avec ce nouveau chapitre de son histoire sociale et culturelle des couleurs, Michel Pastoureau fait le constat que la couleur verte, quoique tonalité principale de l’environnement des pays tempérés qui forment l’objet de son étude, n’y a jamais bénéficié d’un engouement durable. Le vert ne figure pas dans les premières peintures du paléolithique et restera largement absent de l’art de peindre comme de celui de teindre. Demeuré longtemps une couleur de second plan, négativement connotée, le vert ne s’en est pas moins chargé de significations complexes et ambivalentes.

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1. Introduction

Si toutes les couleurs peuvent être tour à tour positives ou négatives, certaines sont plus désavantagées que d’autres. C’est le cas de la teinte verte, en partie pour des raisons pratiques : ses pigments sont instables, trop coûteux ou franchement toxiques.

Par ailleurs, sa fabrication à partir de jaune et de bleu souffre durablement de l’interdit biblique des mélanges (les lois de l’Ancien Testament, reprises par le Judaïsme, portaient sur l’interdiction des mélanges animaux ou végétaux dans l’alimentation, le travail ou les loisirs). La raison de ce désamour est donc à la fois matérielle et idéologique.

Liée symboliquement à l’idée d’instabilité et d’éphémère – en partie en raison des difficultés à conserver ses effets en peinture comme en teinture –, le vert n’acquiert qu’avec le XIXe siècle romantique le caractère positif que nous lui prêtons aujourd’hui : celui du retour de l’homme à la nature. Mal défini durant l’Antiquité qui peine à le nommer de façon univoque, il subira des siècles durant un ostracisme persistant.

Si le Moyen Âge l’associe dans un premier temps à l’amour et à la jeunesse, il y verra plus tard la marque du Diable et de ses enchantements. La Renaissance trouvera la teinte malhonnête ou funeste, et ce n’est qu’au XIXe siècle, avec l’Empire puis l’avènement de la bourgeoisie, qu’elle trouvera sa place dans les intérieurs, avant d’être investie, au XXe siècle, par l’écologie politique et le marketing.

2. Le vert dans les sociétés antiques

Si le vert ouvre la Genèse (« Dieu dit : “Que la terre verdisse de verdure…” », I, 11-13), son histoire matérielle et sociale reste longtemps modeste. Les trois couleurs particulièrement signifiantes en Occident sont le rouge, le noir et le blanc, et c’est avec elles que s’écrit l’histoire humaine, tant religieuse que sociale.

Chez les Grecs, au « lexique chromatique relativement pauvre et imprécis » (p.19), le vert n’est pas décrit. L’influence du latin à l’époque hellénistique explique peut-être l’apparition en grec du terme prasinos, qui se réfère à la couleur du poireau et vient enrichir les termes jusque-là très imprécis de glaukos (sorte de gris-vert-bleu) ou de chloros (entre vert et jaune). Néanmoins, pour Pastoureau, si une couleur n’est pas ou n’est que peu nommée, « ce n’est pas parce qu’elle n’est pas vue mais parce qu’elle joue un faible rôle dans les activités humaines, les relations sociales, la vie religieuse, le monde des symboles et de l’imaginaire » (p.26).

En latin, au contraire, le champ sémantique et chromatique est étendu et viridis (vert) se rattache à toute une famille de mots liés à la vie, au printemps, à la vigueur. Mais il n’apparaît que très peu dans les objets du quotidien, et encore moins dans le vêtement, le vert étant une couleur réservée aux Barbares (les Germains, notamment, en maîtrisent la teinture). Une mode passagère, portée surtout par les femmes puis par l’empereur Néron, amateur de modes orientales et soucieux de se distinguer du goût commun, l’introduira brièvement dans les garde-robes romaines, ce que jugent sévèrement les défenseurs des traditions tels que Pline, Sénèque ou Cicéron.

Ainsi, « les auteurs romains se montrent pionniers sur un terrain qui deviendra particulièrement fertile : les morales de la couleur » (p.35). Morale mais aussi politique : le vert représente à l’hippodrome – lieu de prédilection de tous les Romains – les écuries du peuple face à celles, bleues, du patriciat et des sénateurs.

3. L’amour et le jardin

Comme toutes les autres couleurs, explique Pastoureau, le vert est ambivalent. Il connaît une brève promotion au Moyen Âge où, à partir du XIe siècle, il apparaît dans le monde de la poésie et des arts, de la littérature et du vitrail, et sur les champs de tournoi. Même s’il est moins présent que le bleu, il est vu comme beau – le beau comme le laid « relev(a)nt d’abord de considérations morales, religieuses, sociales » (p.61). Il est considéré comme une couleur moyenne, apaisante pour l’œil (de Néron aux copistes du Moyen Âge, on utilise l’émeraude pour reposer la vue).

Lorsqu’il est clair, il est associé à la joie (les couleurs, selon qu’elles sont claires ou foncées, pâles ou intenses, sont perçues différemment). C’est l’époque féodale et la sensibilité courtoise qui le mettent en avant, en raison d’un usage nouveau : celui du verger comme lieu de loisir. Véritable « musée de la couleur verte » (p.66), le viridarium (même racine étymologique), au centre duquel chante une fontaine et qui est peuplé d’animaux variés, a pour modèle le jardin d’Éden de la Genèse, mais aussi les jardins romain et oriental. On y retrouve le thème du Christ jardinier. « Tout verger est construit comme un espace symbolique » (p.70) Chaque plante, chaque fleur, possède sa signification propre, plus ou moins bénéfique. Parmi les arbres, le tilleul est le préféré.

Lié au printemps, le vert se trouve ainsi associé au renouveau, à la jeunesse et à l’amour. Au 1er mai, on portait sur soi un rameau, comme aujourd’hui un brin de muguet, et le lien symbolique du végétal avec l’amour se maintient dans la coutume d’offrir des fleurs pour le signifier. Si au Moyen Âge le rouge signale le désir charnel, le vert reste la couleur des filles à marier et des femmes enceintes (et, plus tard, du chapeau des Catherinettes). Ces fêtes païennes d’origine celte et germanique sont absorbées par l’Église, qui créé le dimanche des Rameaux.

4. Ambiguïtés et superstitions

La couleur verte apparaît aussi au sein des tournois des chevaliers, dans lesquels le chevalier vert est ambigu : il est l’amant malheureux (Tristan) ou perfide (le chevalier vert de la légende arthurienne, porteur de danger et de mort). Il est toutefois rare dans l’héraldique et sur les écus des cavaliers, peut-être, avance Pastoureau, parce qu’il se détache mal du fond végétal où ont lieu les tournois.

Du reste, à partir du XIVe siècle, il commence à perdre de sa valeur, à se dédoubler, et le « mauvais vert » se voit associé au Diable et à son bestiaire : grenouilles, dragons, vipères, sirènes. Quand il se décolore, il devient franchement négatif (c’est le verdâtre). Lié à la putréfaction et à la moisissure, il est alors assimilé aux esprits errants et aux êtres intermédiaires, elfes, korrigans ou génies des bois, qui peuplent le Moyen Âge. La sorcière, enfin, est placée sous le signe du vert : yeux verts, robe verte, animaux verts.

Difficile à teindre comme à fixer, touché par l’interdiction des teinturiers de faire des mélanges (ici, de jaune et de bleu), le vert a-t-il été dévalorisé pour cette raison ou bien l’inverse s’est-il produit ? Couleur réservée aux domestiques et aux paysans qui préparent leurs propres teintures, peu mordantes, il est souvent dit « perdu », c’est-à-dire fané, passé.

D’ailleurs, cette instabilité chimique trahirait l’inconstance morale : « être vêtu de vert » signifie la trahison, et sont verts, pour tout ou partie, Judas, les chevaliers félons, les bourreaux et les prostituées (leurs « bas verts » se retrouvant jusque dans les peintures de Toulouse-Lautrec et Matisse). Il est encore lié à l’avarice et à l’argent (billet vert mais aussi « bonnet vert » de la banqueroute).

5. Le déclin du vert à la Renaissance

Il faut distinguer, au sortir du Moyen Âge, le vert présent dans la nature, que le christianisme pare de toutes les vertus, du vert artificiel, produit par l’homme. Chez les peintres, les éléments naturels ne sont pas nécessairement représentés en vert et ils ne sont pas au cœur de la peinture. De plus, le vert disparaît du classement des couleurs hérité de l’Antiquité lorsque Newton découvre, à la fin du XVIIe siècle, le prisme des couleurs : de couleur de base, il devient simple complémentaire.

Pour Pastoureau, « ce recul du vert dans la généalogie chromatique savante est le reflet de son déclin dans la vie quotidienne et dans le monde des arts et des symboles » (p.141-142). Les traités de peinture, aux considérations plus « allégoriques ou symboliques » (p.150) que réellement pratiques, le réprouvent. Le vert fait aussi partie des couleurs jugées « déshonnêtes » par la Réforme protestante, tout comme le rouge, le jaune ou le violet. Il n’a droit de cité qu’en peinture et lorsqu’il représente la Création, à l’aide de pigments tels que la malachite ou le vert de cuivre, et non de couleurs mélangées.

6. La peur du vert à l’époque moderne

Pastoureau observe que du milieu du XVIIe au début du XXe, le vert entre dans une « phase régressive » : « Sa place se fait plus discrète » (p.157).

Le vert est en effet jugé « triste et funeste » par la noblesse du XVIIe siècle, quand il n’est pas ridicule ou signe d’ignorance des usages du monde, tels ces personnages de Monsieur Jourdain, Sganarelle, Alceste ou encore Argan, qu’invente et parfois interprète Molière, lequel meurt sur scène… habillé de vert. La véritable raison de la peur du vert au théâtre, en plus de considérations esthétiques lié à l’éclairage de l’époque, viendrait d’une ancienne superstition, que l’on retrouve dès 1600 chez Shakespeare, et même au-delà, dans les Mystères du Moyen Âge où des acteurs seraient morts après avoir interprété Judas, vêtu de vert et de jaune.

L’utilisation du verdet, sorte de vert-de-gris hautement toxique, dans la peinture des costumes (car on ne peut correctement les teindre) en serait la cause. C’est aussi le vert qui empoisonna l’empereur Napoléon, et bien d’autres amateurs de papiers peints et de mobilier de couleur verte au XIXe siècle, en raison de la présence d’arsenic dans leur teinture à l’époque. Sur les bateaux, le vert a la réputation d’attirer la foudre, et Colbert fit détruire tous les navires dont la coque comportait cette couleur.

La reine Victoria et Schubert le fuirent ou le bannirent de leur environnement. Malfaisant (ou à l’inverse bénéfique, comme en Allemagne, en Irlande ou en Scandinavie), le vert reste un mal aimé. Il garde mauvaise presse même à la période romantique, qui privilégie le noir et le bleu et ne l’apprécie qu’à l’état naturel, en opposition à l’industrialisation, à la pollution des villes surpeuplées et à leur anonymat.

7. Une couleur pour sauver le monde

Les verts que nous a légués la peinture sont très détériorés, car beaucoup des pigments employés ont mal vieilli, rendant leur restauration difficile.

Mais le vert est également décrié dans les écrits théoriques sur la peinture au XIXe siècle, notamment par Chevreul, ou au début du XXe siècle par les modernistes de De Stijl et du Bauhaus. Pourtant, « pour la société occidentale, ses codes, ses pratiques, ses emblèmes, ses symboles, il y a bien six couleurs de base : le blanc, le rouge, le noir, le vert, le bleu, le jaune » (p.198-199). Et ce sont bien ces codes sociaux de la couleur qui expliquent l’importance centrale de la morale protestante des couleurs dans la fabrication des premiers objets de consommation de masse manufacturés, qui vont meubler et habiller les foyers européens et nord-américains : par idéologie, le capitalisme produit en noir, blanc, gris et brun.

Comme Max Weber l’avait noté dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), ascétisme et rationalité se conjuguent pour donner à l’Europe son aspect général peu coloré, en accord avec l’éthique de sobriété et de discrétion du protestantisme. Aujourd’hui encore, la place du vert est jugée modeste, sauf, note l’auteur, dans la gamme des verts militaires, kaki ou caca d’oie, inventés pour les soldats britanniques de l’armée des Indes et rapidement étendus à toutes les armées du monde, tout comme aux hippies pacifistes qui en détournent l’uniforme.

Aujourd’hui, le vert symbolise l’hygiène, héritier en cela d’une symbolique née au Moyen Âge : « Désormais, le vert nettoie, le vert rafraîchit, le vert purifie » (p.213). Depuis les années 1970, il est devenu en Europe l’emblème des partis écologistes, au point, selon l’auteur, de « confisquer l’usage et la symbolique du vert » (p.218), comme ce fut le cas pour le rouge avant lui. Stratégies publicitaires ou idéologiques, le vert a maintenant enfin de l’avenir. Les connotations négatives de sorcellerie, d’envie ou de malchance ont laissé la place au naturel, à la santé et à la confiance. Au point qu’il devient « une couleur messianique. Il va sauver le monde » (p.221).

8. Conclusion

« Les problèmes de couleur sont d’abord des problèmes de société » (p.11), et le vert en est le parfait exemple : ni matière, ni fragment de lumière, ni sensation (p.15), il est, à l’instar des autres couleurs, un fait de société.

Aujourd’hui encore, près de 10% des Européens détestent le vert ou pensent qu’il porte malheur. Son rapport au destin, funeste ou favorable, s’incarne parfaitement dans les sports et les jeux (tapis vert, pelouse…) et résume parfaitement l’ambivalence dont il reste porteur. De l’espérance à la malchance, de l’amour à la séduction diabolique, des interdits du Lévitique aux traités de peinture, de la toxicité à la santé et à l’écologie, le vert, dans sa modestie relative, aura finalement symbolisé une grande partie des interrogations européennes.

9. Zone critique

Avec ce petit livre extrêmement riche en données historiques comme en pistes de réflexion, Michel Pastoureau nous offre de nouveau une plongée passionnante dans la psyché européenne. D’ailleurs, le vert est sa couleur préférée. André Breton, qu’il connut enfant tout comme Yves Tanguy et Giorgio de Chirico, lui faisait peindre, avec des pommes de terre, des poissons verts…

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Vert. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, coll. « Points », 2017 [2013 première édition illustrée].

Du même auteur– Traité d’héraldique, Paris, Picard, Grands manuels, 1979.– L’étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Seuil, Points Essais, 1991.– Bleu. Histoire d'une couleur, Paris, Le Seuil, 2002.– L'Ours. Histoire d'un roi déchu, Paris, Le Seuil, 2007.– Vert. Histoire d'une couleur, Le Seuil, 2013.– Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2016.– Le loup : une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 2018.– Jaune. Histoire d'une couleur, Paris, Le Seuil, 2019.

Autres pistes– Annie Mollard-Desfour, Le Vert. Dictionnaire de la couleur, Mots et expressions d’aujourd’hui (XXe-XXIe siècle), préface de Patrick Blanc, Paris, CNRS Éditions, 2012.

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