Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot
Les Ghettos du gotha est une étude importante sur le milieu de la grande bourgeoisie. Elle permet de découvrir et de comprendre les stratégies mises en place par les élites pour défendre et préserver leur pré carré ou, si l’on préfère, leur splendide isolement au sein de la société française. Seront détaillées les mille et une manières de tenir à l’écart les importuns, ceux qui ne sauraient souscrire aux règles implacables de « l’entre-soi » édictées par la bourgeoisie.
Lorsque l’ouvrage paraît, en 2007, il prend la suite d’un certain nombre d’autres publications du couple Pinçon-Charlot consacrées à la grande bourgeoisie : leur ouvrage fondateur Dans les beaux quartiers (1989) et Sociologie de la bourgeoisie (2003).
Les Ghettos du gotha illustrent l’idée maîtresse des deux sociologues : tous les lieux occupés par la bourgeoisie (lieux de résidence, de loisirs, de sociabilité…) font l’objet d’une protection et d’un contrôle aussi systématiques qu’organisés et conscientisés. Les auteurs s’appliquent à définir méthodiquement une géographie, parisienne mais pas uniquement, de la grande bourgeoisie, ce qui est une véritable nouveauté théorique dans la pensée critique française.
Dans la lignée de Bourdieu, et en utilisant certains des concepts clés de ce sociologue, notamment distinction et reproduction sociale les auteurs lèvent le voile sur tout un pan de la société qui est peu ou pas étudié.
La grande bourgeoisie, c’est-à-dire les élites de la fortune et du pouvoir, ont investi certains espaces bien identifiés. Ainsi, à Paris, cette classe sociale se concentre dans quatre arrondissements seulement : le 7e arrondissement sur la rive gauche et, sur la rive droite, les 8e, 16e et 17e arrondissements. Ajoutons à ceux-là le « vingt-et-unième arrondissement » à savoir la commune de Neuilly-sur-Seine, limitrophe de Paris (jouxtant le 17e arrondissement et le bois de Boulogne).
Cette municipalité est située dans le département des Hauts-de-Seine. C’est la commune la plus riche et la plus « bourgeoise » de France. C’est aussi l’une de celles qui s’obstinent avec le plus de régularité à refuser toute implantation de logements sociaux en son sein.
La province est évidemment à considérer. Les lieux d’implantation de la grande bourgeoisie sont de deux sortes. D’abord les stations balnéaires ou les stations de ski. Saint-Tropez et son annexe Ramatuelle sont les lieux les plus connus, mais d’autres lieux de villégiature plus anciens restent très prisés par les élites. Ainsi Deauville sur la côte normande, Saint-Jean-de-Luz sur la côte basque ou Saint-Jean-Cap-Ferrat sur la côte méditerranéenne. À l’étranger, les Pinçon-Charlot traite de Gstaad en Suisse qui reste la reine incontestée des stations de ski ; ses équivalents français pâlissent devant son pouvoir d’attraction véritablement planétaire.
Les autres lieux d’implantation de la grande bourgeoisie en province sont des résidences secondaires. Elles se révèlent être toutes des maisons de famille, patinées par les générations successives d’occupants issus de la même lignée. Il s’agit parfois d’un château. C’est le cas de figure classique pour la noblesse, ou pour les familles du niveau supérieur de la grande bourgeoisie, strate sociale qui s’est toujours piquée de pratiquer un mode de vie aristocratique.
Le plus souvent, il s’agit cependant de maisons de maître, contenant un nombre de pièces suffisant pour pouvoir loger la famille élargie, les invités et la domesticité. Près de Paris certains lieux sont très prisés pour l’implantation de ces résidences secondaires. On peut penser à Senlis et à Chantilly.
Cette géographie de la grande bourgeoisie, parce qu’elle excite les convoitises, fait l’objet de différentes menaces. Menaces qui en réalité se réduisent à une seule : l’irruption d’intrus sur ces territoires préservés.
Prenons le cas de Neuilly-sur-Seine. Cette commune est divisée en trois parties distinctes. Le centre historique, autour de l’ancien domaine des Orléans, est habité par la « bonne bourgeoisie » ancienne. La bordure ouest de la commune, en bordure du bois de Boulogne, avec l’avenue Maurice-Barrès, est habitée par les plus riches des Neuilléens, ceux que l’on appelle les « milliardaires ». Et l’extrémité nord-ouest de la ville, le quartier Saint-James-Bagatelle, le moins prestigieux, est le lot des « parvenus » ou des « nouveaux riches ».
Car l’argent ne suffit pas pour faire partie de la grande bourgeoisie : la culture, l’éducation et tout un réseau de sociabilité, de connaissances, de relations en sont des signes tout aussi tangibles, sinon bien plus. Ces signes-là, l’argent ne peut pas les acheter. Ainsi, à Neuilly, les élites anciennes refoulent-elles les élites nouvelles dans un espace à part, dans un enclos réservé. Ce sont des intrus en puissance qu’il ne faut pas admettre dans les zones habitées par les « vraies » bonnes familles.
Sur les lieux de villégiature à présent, le cas de figure est différent. C’est l’irruption du tourisme de masse, avec le camping sauvage notamment, qui pose problème et qui empêche la grande bourgeoisie de jouir de la quiétude qu’elle recherche dans ces lieux souvent magnifiques. C’est notamment le cas en Bretagne, sur les dunes de Keremma, dans le nord du Finistère. Des hordes de touristes (un vocable que ne désavoueraient pas les estivants patriciens de l’endroit) pratiquaient le motocross sur les dunes, menaçant gravement cet écosystème très fragile.
Et empêchant également les propriétaires des dunes en question de pratiquer l’entre-soi social auquel ils étaient habitués depuis des générations, depuis que ces dunes avaient été fixées par leur ancêtre commun Louis Rousseau, au début du XIXe siècle. D’où l’obligation de mettre en place des stratégies afin de parer à ces dangers.
Les stratégies destinées à protéger ces biens d’exception et leurs abords peuvent être regroupées en deux catégories.
Première catégorie : la sélection non pas uniquement par l’argent, mais également par la cooptation. C’est le cas des domaines à vocation familiale, comme celui de Keremma en Bretagne, s’étendant sur plusieurs centaines d’hectares et regroupant une centaine de maisons. Elles furent construites par des descendants du couple-souche de la famille, Louis et Emma Rousseau. Par ce recrutement endogamique dans tous les sens du terme, on limite bien évidemment la présence de personnes indésirables, celles qui ne maîtriseraient pas les codes sociaux en vigueur dans ce milieu. Mais ce recrutement particulièrement sélectif est également celui en usage dans ce que les auteurs nomment des « lotissements chics ».
Dans ce dernier cas, l’origine des acquéreurs dépasse largement l’horizon familial, même très élargi. Parmi ces « lotissements chics » on peut citer le domaine de l’Escalet à Ramatuelle, ou, tout proche, les Parcs de Saint-Tropez à Saint-Tropez. Entrent également dans cette catégorie le Parc de Maisons-Laffitte à Maisons-Laffitte, près de Paris, dans le département des Yvelines, banlieue chic s’il en est, et, à Paris même, dans le quartier d’Auteuil (16e arrondissement), la Villa Montmorency.
La seconde catégorie de stratégies et de parades pour éloigner le danger consiste dans l’utilisation astucieuse, originale, imprévue et d’une certaine manière détournée de la loi. C’est la dimension « collectiviste » de la grande bourgeoisie, que les auteurs soulignent à maintes reprises. Ainsi, toujours à Keremma en Bretagne, les quelques centaines de descendants de Louis et Emma Rousseau ont-ils vendus les dunes au Conservatoire du Littoral, ne conservant en propre que les terrains sur lesquelles sont édifiées les maisons et villas.
Double avantage : le lieu reste préservé des pressions de la spéculation foncière, et donc de la dégradation de l’environnement et de la promiscuité sociale qui en découlent, et le Conservatoire du Littoral dispose de moyens juridiques et administratifs autrement plus contraignants que ceux d’une famille, si influente soit-elle, pour faire respecter à la lettre l’interdiction de pratiquer le moto-cross dans les dunes ou autres velléités de pique-niques sauvages. Charité bien ordonnée…
Le capital patrimonial au sens strict regroupe en premier lieu le capital économique, en particulier les propriétés immobilières, en ville et à la campagne, qui impriment leur marque sur toute la famille qui en est propriétaire. Capital économique qui comprend bien entendu également les titres, actions et obligations, et tous les autres biens de manière générale.
Mais ce capital patrimonial inclut également le capital culturel, d’une importance essentielle pour la grande bourgeoisie (« sans le latin, on n’est qu’un parvenu » a longtemps été un dicton dans ces milieux), le capital social (l’ensemble du réseau de relations sur lequel une famille peut compter) et le capital symbolique. Ce capital symbolique (titres de noblesse notamment) est ce qui pare la grande bourgeoisie d’une aura historique, ce qui la met à part et créé la distance avec les personnes du commun.
Le capital mondain au sens large, lui, regroupe tous les moyens que chaque membre de cette classe (de cette caste ?) peut mobiliser afin de perpétuer indéfiniment les mécanismes de reproduction sociale. Le capital mondain dépasse donc de beaucoup la simple vie mondaine. Il englobe également la vie professionnelle et les stratégies professionnelles, la vie associative, les engagements politiques ou syndicaux (au sein de syndicats patronaux, cela va de soi), les centres d’intérêts individuels…
Ces deux formes de capital demeurent quasiment inaccessibles à qui n’en bénéficie pas par droit de naissance. Qui plus est, ces deux formes de capital n’appartiennent pas à l’individu, mais à la famille et au groupe. Reçu en héritage, ce capital double doit être transmis à chaque génération, coûte que coûte, et ce quels que soient les aléas de l’histoire et l’évolution de la société.
Les élites traditionnelles, que l’on peut regrouper sous le terme pratique bien qu’imprécis et réducteur de « grande bourgeoisie », ne sont pas en perte de vitesse. Ce sont encore elles qui exercent et détiennent en France tous les pouvoirs : politique, économique et social, et dans une moindre mesure culturel.
Ces positions de pouvoir constituent pour cette classe un bastion inexpugnable. Elle le défend par des stratégies multiformes qui permettent une reproduction sociale maximale et, en tous temps, la transmission de l’intégralité de ce patrimoine hérité à la génération suivante.
Cet ouvrage du couple Pinçon-Charlot fait l’objet de deux types de critiques. Le premier insiste sur le caractère plus anecdotique, moins exhaustif et moins construit que d’autres œuvres des auteurs, en particulier leur Sociologie de la bourgeoisie (La Découverte, 2003). Le deuxième souligne la complaisance, voire la connivence qui existerait entre les auteurs et leurs enquêtés.
Cette réserve émane en particulier de collègues sociologues du couple Pinçon-Charlot, qui considère que ce dernier ne fait pas preuve d’une distance suffisante par rapport à son objet d’étude dans cet ouvrage. Ainsi, la critique des auteurs serait comme « inhibée » par leur proximité avec leurs enquêtés.
Ouvrage recensé– Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha, Paris, Le Seuil, collection « Points », 2007. Les Ghettos du gotha, Paris, Le Seuil, 2007.
Des mêmes auteurs– Dans les beaux quartiers, Paris, Le Seuil, 1989.– Quartiers bourgeois, quartiers d’affaires, Paris, Payot, 1992.– Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Payot, 1996.– Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2003.– Sociologie de Paris, Paris, La Découverte, 2004.