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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Un si fragile vernis d’humanité

de Michel Terestchenko

récension rédigée parMélanie SemaineEnseignante en philosophie dans le secondaire.

Synopsis

Philosophie

Les personnes les plus bienveillantes le sont-elles vraiment ou retirent-elles en réalité un avantage, conscient ou inconscients, à leurs actions ? Si nous sommes sceptiques face au pur altruisme, à tel point que nous pensons que l’humanité n’est qu’un vernis social, c’est que nous adhérons au « dogme de l’égoïsme ». Michel Terestchenko nomme ainsi la croyance selon laquelle nous n’agirions au fond que dans notre intérêt propre. Et c’est cette croyance, profondément ancrée dans l’opinion populaire, mais aussi en économie et en philosophie, que son ouvrage se propose d’examiner. Peut-on vraiment réduire les bonnes actions à un calcul égoïste dissimulé ou inconscient ? Et les mauvaises ?

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1. Introduction

Dès le début de son ouvrage, l’auteur affirme vouloir croire à l’existence de comportements bienveillants et altruistes qui ne se réduisent pas à un calcul d’intérêt. Il s’oppose par là à ce qu’il nomme le « dogme de l’égoïsme » (p.11), à savoir le fait que de nombreux penseurs, de la philosophie à l’économie, affirment que toute action humaine résulte d’un calcul d’intérêt, même celles qui semblent en apparence uniquement tournées vers le bien d’autrui. Que les comportements altruistes « ne soient pas réductibles à des visées secrètement intéressées, c’est pourtant ce qu’il nous faudra montrer » (p.10)

L’attachement à ce dogme de l’égoïsme traduit ce que Terestchenko présente comme un conflit entre sentiment et entendement (raison) : nos sentiments nous montrent bien que certaines de nos actions et certaines de celles des autres sont bienveillantes et désintéressées ; mais la raison nous dit de nous méfier et de chercher là un intérêt égoïste dissimulé ou inconscient. L’auteur ne nie pas la présence de telles considérations, mais nie le fait qu’elles soient premières et déterminantes. Pour défendre sa thèse, il s’attache à réfuter ce dogme de l’égoïsme et part en quête d’une explication des comportements humains, bons comme mauvais.

2. Les actions les plus immorales révèlent-elles notre nature égoïste ?

Le fait que des hommes ordinaires puissent être aisément transformés en « instruments dociles et passifs d’ordres cruels et destructeurs » (p.14) nous porte à croire au dogme de l’égoïsme. Cela semble nous révéler l’inanité et la superficialité de nos sentiments d’empathie et de bienveillance. Car si ceux-ci pouvaient constituer notre motivation première à l’action, ne serions-nous pas incapables d’obéir à des ordres qui causent le mal d’autrui ?

Michel Terestchenko étudie cette question en se penchant sur le parcours d’hommes ordinaires ayant été conduits à commettre des actions extrêmement immorales. Il choisit notamment l’exemple de l’officier nazi Franz Stangl, commandant du camp de Treblinka et condamné en 1970 à perpétuité pour le meurtre de 900 000 personnes. La première chose intéressante dans son cas et que nous disposons d’un accès privilégié à sa vie intime et à ses motivations, puisqu’il a accordé depuis la prison une série d’entretiens à une journaliste ne l’interrogeant que sur la nature de ses pensées.

Et la seconde est que le portrait qui se dessine ne ressemble effectivement pas à celui d’Adolph Eichmann dressé par Hannah Arendt dans son ouvrage polémique Eichmann à Jérusalem. Celle-ci y présentait en effet Eichmann, haut fonctionnaire nazi et responsable de la logistique de la « solution finale », non pas comme un monstre mais comme un homme ordinaire, ayant abandonné toute réflexion et se contentant d’obéir aux ordres. Et elle s’est servie de l’analyse de cet homme pour forger ce qu’elle a appelé « la banalité du mal », à laquelle Terestchenko fait allusion dès le sous-titre de son livre (« banalité du mal, banalité du bien »). Mais Stangl n’est pas un homme dénué de réflexion.

C’est une figure plus ambiguë ayant petit à petit renié ses valeurs par peur et cru qu’il était forcé de faire d’immenses compromis pour survivre et protéger les siens. Il avait embrassé une carrière d’officier de police pour défendre la loi, n’aspirait qu’à une existence paisible et a agi au jour le jour pour la conserver, jusqu’à s’enfermer dans une situation monstrueuse.

Ce cas semble être un révélateur de la nature profondément égoïste de l’être humain. Face à la menace de la perte de sa vie ou de son confort, on serait toujours prêt à faire des compromis avec ses principes moraux les plus fondamentaux. Pourtant, l’auteur en tire la conclusion inverse. Ce cas, et d’autres étudiés dans l’ouvrage, montre que la motivation profonde qui peut pousser aux actes immoraux n’est pas le calcul rationnel de son intérêt. Dans le cas de Stangl, ce calcul (qu’il effectue effectivement, en choisissant systématiquement de privilégier ses chances de survie et celles de sa famille) ne serait que la manifestation d’une cause plus profonde.

3. Pourquoi nous soumettons-nous à l’autorité ?

La cause profonde, à l’origine de nos actes immoraux, serait notre soumission à l’autorité, aux normes de groupe et aux idéologies. Ce qui caractérise alors l’individu agissant de manière immorale n’est donc pas l’égoïsme mais la passivité.

En accord avec l’interprétation culturaliste des comportements (qui nous dit qu’ils sont propres à des cultures et non à la nature humaine), on a pourtant tendance à penser que cette passivité face à l’autorité n’a cours que dans certaines sociétés, dont l’histoire et les traditions prédisposeraient les membres à ne pas résister à l’autorité. Nous, Français, Italiens, Anglais ou Américains pensons ainsi que le sens de l’individualité et l’importance accordée aux droits de l’homme sont si bien inscrits dans notre inconscient collectif que nous ne pourrions être capables d’infliger une souffrance à autrui simplement parce que nous en avons reçu l’ordre.

Contre cette idée, l’auteur se penche sur l’idée d’une passivité, au moins potentielle, inhérente à la nature humaine. Il s’appuie sur la célèbre expérience de psychologie sociale de Stanley Milgram, relatée dans La soumission à l’autorité. En 1960, il entreprend une série d’expériences dont le but est d’analyser le comportement des individus recevant l’ordre d’infliger à autrui des souffrances de plus en plus grandes. Tous les individus participant à l’expérience (plus d’un millier d’hommes et de femmes appartenant à toutes les couches de la société) déclarent avant l’expérience qu’ils n’obéiraient jamais à un ordre ayant pour effet d’infliger de la souffrance à autrui. Et pourtant, l’expérience montre le contraire. Ils pensent participer à une enquête portant sur la mémoire et l’apprentissage. On leur explique que la punition exerce une influence positive sur les mécanismes d’apprentissage.

Puis on leur demande d’infliger une décharge électrique d’intensité croissante chaque fois qu’un élève qu’on leur présente (et qui est en réalité complice de l’expérience) se trompe dans sa réponse à un exercice. Cet élève est attaché à un siège et a pour tâche de donner une bonne réponse sur trois et, à chaque décharge (en réalité fictive), de mimer une douleur de plus en plus intense et poignante. Cette expérience a montré que dans la plupart des configurations de l’expérience, 65% des individus ont accepté d’infliger la décharge maximale et mortelle (375 volts) à l’élève, sans avoir été contraints ni menacés.

Comment comprendre ce résultat ? Milgram explique qu’une fois que le sujet a commencé à obéir aux ordres, il devient de plus en plus difficile d’échapper à la soumission. Car dire non à un nouvel ordre, ce serait reconnaître que ce qu’il a fait précédemment était critiquable. Tandis que continuer à obéir est non seulement plus facile, demande moins de courage, mais permet surtout de ne pas remettre en cause ses actions et de continuer à se faire croire au bien-fondé de son obéissance. On peut ainsi comprendre que l’on se sente parfois pris au piège de nos propres actions. Car on ne s’est pas suffisamment méfié de nos actions passées, qui, comme dans l’expérience de Milgram, répondaient à des ordres en apparence bien moins choquants que ceux amenés à venir ensuite.

Et une fois commises, elles nous enferment. La prise de conscience qui pourrait nous libérer et nous pousser à désobéir reviendrait à créer une rupture avec ces actions passées, à les rejeter comme inacceptables. Ce qui peut être extrêmement traumatisant et aller jusqu’à briser l’identité d’une personne déjà fragile. On voit donc que si calcul il y a, il est presque inconscient. Et qu’il a le sens d’une défense de notre intégrité psychique, plutôt que d’une maximisation de nos avantages ou de notre bien-être.

4. Les personnalités autonomes

Mais alors, comment expliquer que certains individus s’extirpent de l’idéologie (entendue comme vision du monde faussée par des intérêts), de la contrainte et de l’autorité ? Une première réponse est que ces individus le font dès le début.

Si bien que la prise de conscience qui leur permet de désobéir au premier ordre n’entraîne aucune rupture avec leur passé ni avec leur identité personnelle. Mais cela ne fait que déplacer le problème : comment ont-ils pu dire non, dès la première fois ? Pour l’auteur, par exemple, les 0,5 à 1% d’individus de la population européenne sous domination nazie qui se sont dressés contre celle-ci ont bénéficié d’une éducation leur ayant permis de se forger des convictions. Pour eux, le risque de rupture traumatique avec eux-mêmes était très élevé s’ils renonçaient à correspondre à ce qu’on leur avait appris à être.

L’auteur propose d’appeler ces profils des « personnalités autonomes ». En effet, des travaux ont montré que leurs convictions se caractérisaient par la valorisation de l’autonomie et la capacité à agir indépendamment des valeurs sociales et de tout désir de reconnaissance. Pour défendre cette idée, il s’appuie sur les travaux de Samuel et Pearl Oliner, auteurs de l’enquête The Altruistic Personality sur les « sauveteurs » (selon le terme de Yad Vachem désignant les personnes ayant caché et sauvé des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale). Cette étude met en avant le fait que ces individus ont agi sous l’impulsion de trois choses. D’abord l’importance attachée aux « valeurs de l’aide », transmise par leur éducation.

Ensuite leur capacité à éprouver de forts sentiments empathiques à l’égard de la détresse d’autrui.

Enfin, un type d’éducation encadrée mais non répressive, leur permettant de développer une véritable autonomie. C’est-à-dire, au sens strict et étymologique du terme, une capacité à s’imposer soi-même (auto) la loi (nomos). Ces personnalités ne sont donc pas des électrons libres, indépendants de toute valeur. Ils s’imposent bien les « valeurs de l’aide » qu’ils ont reçues. Mais cette auto-imposition de valeurs prime précisément sur le regard et l’approbation de la société.

5. L’opposition factice entre égoïsme absolu et pur désintéressement

L’auteur entend renoncer à l’opposition, avancée par le « dogme de l’égoïsme », entre pur égoïsme et pur désintéressement. Celle-ci rendrait tout d’abord la morale abstraite et inaccessible. Abstraite car cette idée de pur désintéressement ne s’incarne jamais dans la réalité et n’est jamais pleinement ressentie en l’absence d’autres motivations.

Et inaccessible parce que n’expérimentant jamais un tel désintéressement sacrificiel, nous serions conduits à associer la morale à une forme de sainteté, par définition inatteignable.

Cette opposition manichéenne veut par ailleurs exclure toute motivation personnelle comme étrangère à la moralité de l’action et donc, au mieux, neutre, au pire, immorale. L’auteur qui a le mieux incarné cette position est le philosophe Emmanuel Kant dans son ouvrage Fondements de la métaphysique des mœurs. Il y distingue en effet ce qui est simplement « conforme au devoir » de ce qui est fait « par devoir ».

Et affirme que seules les actions faites par devoir, à l’exclusion de toute autre intention, même bonne, sont morales. Il donne ainsi l’exemple de la bienveillance, pour paradoxalement la rejeter des actions morales. Car même à supposer que l’on puisse agir par bienveillance et à l’exclusion de toute autre intention, cette motivation est alors un trait de caractère que nous avons finalement intérêt à maintenir puisqu’il constitue notre identité. Ce n’est pas un pur respect désintéressé de la loi morale. Ainsi, dans cette version extrême, on voit bien que le pur désintéressement est inatteignable, au point même où il exclut ce qui nous paraît déjà difficilement atteignable, à savoir la pure bienveillance.

Cette opposition manichéenne serait également auto-contradictoire. En effet, si l’on soupçonne chaque action bienveillante d’être en réalité une action intéressée déguisée en altruisme, alors on rend impossible la vérification d’un pur désintéressement. Et de ce fait, on supprime l’opposition initiale. Il n’y a plus partout que des actions motivées par l’intérêt. La seule différence entre les actions est que certaines exhiberaient leurs réels motifs tandis que les autres les dissimuleraient ou se pratiqueraient de manière inconsciente.

6. Présence et absence à soi

Pour l’auteur, on a tort de penser que le véritable altruisme exige un désintéressement sacrificiel et une dépossession de soi qui préfère s’abandonner à quelque chose de supérieur (comme la loi morale chez Kant, ou encore Dieu ou l’Autre). Cela revient à définir les bonnes actions altruistes par une entière absence à soi.

Or, c’est précisément cette absence à soi qui est le terreau de la soumission aveugle aux idéologies et à l’autorité. Car cela signifie manquer d’une individualité consistante permettant de résister à la domination et de se dresser contre l’ordre établi. Seul le fait d’être pleinement soi donne la force et la confiance pour accueillir la détresse des autres et les défendre face à l’ordre établi sans avoir peur d’être soi-même brisé. En revanche, ne pas être suffisamment proche de soi-même et fidèle à son identité, empêche de résister à la contrainte et de défendre des valeurs ou l’intégrité d’autrui.

Il propose donc de redéfinir l’altruisme comme une présence à soi telle qu’elle permet « d’accorder ses actes avec ses convictions (philosophiques, éthiques ou religieuses) en même temps qu’avec ses sentiments (d’empathie ou de compassion) » (p.17) Pour être altruiste, il ne faut donc pas exclure notre personnalité, nos désirs ou nos croyances, de la décision à prendre et ne pas nous tourner entièrement vers l’Autre en vertu d’une loi morale abstraite. Mais il faut au contraire parvenir à trouver une cohérence entre la personne que l’on est intimement (et qui est faite de nos désirs, convictions et histoire personnelle) et l’action.

Ce qui doit être exclu n’est donc pas le rapport à soi, mais le rapport à l’image de soi. Nous n’avons pas à renoncer à nos désirs, et en premier lieu au désir de bonheur. Y renoncer, comme tendent à nous le faire faire les institutions et idéologies, provoquerait simplement une absence à soi qui nous rendrait aveugles à nous-mêmes et à la morale. Pour l’auteur, la seule chose à abandonner afin de bien agir pour les autres est donc le désir de reconnaissance sociale, qui provoque notre soumission parfois entière aux règles, normes et idéologies.

7. Conclusion

Dans cet ouvrage très clair et très bien construit, Michel Terestchenko contribue ainsi à la réflexion critique française sur l’égoïsme et l’altruisme.

Et en mêlant cette question morale à une question d’identité personnelle (la fidélité et présence à soi), il redessine de manière convaincante notre carte mentale du bien et du mal.

8. Zone critique

L’opposition fertile entre présence et absence à soi que propose l’auteur s’inscrit finalement dans une longue tradition de lectures de la morale kantienne. En effet, Emmanuel Kant, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, faisait de l’autonomie la véritable liberté. Mais à la différence de Terestchenko, cette capacité à s’imposer soi-même la loi et donc à se rendre donc indépendant d’une contrainte extérieure, n’autorisait pas pour autant de désobéir aux ordres.

Par le critère de la « présence à soi », l’auteur enrichit donc la définition kantienne de l’autonomie. Il lui ménage un espace pour la désobéissance (notamment civile) sans la priver de sa composante morale (puisqu’il s’agit toujours bien de s’imposer des valeurs morales).

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Poche », 2007 [2005].

Du même auteur– Ce qui fait mal à l’âme : la littérature comme expérience morale, Paris, Don Quichotte, 2018.

Autres pistes– Stanley Milgram, La soumission à l’autorité : un point de vue expérimental, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1994. – Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Folio, coll. « Histoire », 2013.– Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 2015.

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