Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Michelle Perrot
Les femmes ont longtemps été les figures silencieuses de l’histoire, vouées à la reproduction et à l’entretien des familles. L’historienne Michelle Perrot est allée à leur recherche, de la Révolution au XXe siècle, des rues de la ville aux manufactures, des salons aux ateliers domestiques, revisitant les lieux de leur agentivité, c’est-à-dire de leur capacité d’agir sur le monde. Le fil rouge de sa réflexion est le progressif enfermement des femmes dans l’espace privé et la biologisation de leur sexe au bénéfice de l’affirmation du masculin, tout au long du XIXe siècle.
Pour les femmes, « le silence est un commandement réitéré à travers les siècles par les religions, les systèmes politiques et les manuels de savoir vivre » (p.I). Aux lendemains de la Révolution française à laquelle elles ont grandement participé, leur expression publique est assimilée à de l’hystérie et l’univers privé, supposé les contenir, les réduit au seul registre de la trivialité.
Absentes des textes comme des images, sinon sous la forme d’allégories purement symboliques, les femmes sont interdites de nombreux lieux ou tolérées à condition qu’elles ne prennent pas la parole : bourse, banques, clubs, cafés, bibliothèques municipales.
Au regard de l’histoire qui les ignora longtemps, elles n’acquièrent droit de cité qu’au gré de la « crise des grands paradigmes explicatifs » qui agite les années 1960-1970 (influence des sciences sociales, introduction de nouveaux champs tels que la famille, le corps ou la sexualité). Différentialiste ou universaliste, matérialiste, bientôt intersectionnel ou écologique, le féminisme souffle sur le monde académique occidental. Le « silence historique » sur les femmes est désormais rompu.
Cette collection d’articles, parus entre 1974 et 1997, se penche successivement sur des écrits intimes ; sur la place des femmes dans le système productif ; sur la spécificité de la France en matière de droits civiques des femmes ; avant de proposer une introduction à quelques débats toujours pendants.
Un des problèmes pour faire l’histoire des femmes est « l’effacement de leurs traces, tant publiques que privées » (p.9). Contre ce « déficit documentaire », Michelle Perrot réunit trois documents : la correspondance des trois filles de Karl Marx ; le journal d’une jeune fille avant son mariage ; enfin un livre de raison écrit par la même jeune fille sur les progrès de son premier enfant.
Les trois filles de Marx ont entretenu une correspondance à la fois entre elles et avec leur illustre père. Dans cette famille singulière, « juive dans sa structure très patriarcale, victorienne dans ses mœurs » (p.24), espace privé et vie publique se confondent : les filles participent beaucoup à l’œuvre de leur père, s’occupant des relectures et corrections des manuscrits paternels, au point que Perrot ne craint pas d’affirmer que le marxisme est aussi « une histoire de la famille Marx ». Elles ont une pratique journalistique et contribuent à l’élaboration d’un immense mouvement social, pourtant elles restent à l’orée d’une véritable carrière, frustrées de ne pouvoir sortir de la « place des femmes », essentiellement « secrétaires, copistes, traductrices » (p.49). Si elles ne prennent pas part au féminisme de l’époque, elles souffrent de l’enfermement de leur sexe.
Comment trouver les formes d’une « mémoire féminine » quand la mémoire est si « profondément sexuée » ? Le journal intime rédigé avant son mariage par Caroline Brame, jeune fille de la bourgeoisie du Faubourg Saint-Germain à la fin du Second Empire, a miraculeusement échoué aux Puces. Dans ce « haut lieu du catholicisme » qui a pour modèle l’univers aristocratique auquel la Première Guerre mondiale a mis fin, la sociabilité de jeunes filles qui seront mariées très jeunes est réglée par une stricte étiquette héritée de la Cour qui se partage entre divers rites : messes, bals, salons. Tenues de combattre l’oisiveté, les femmes de la « classe de loisir » voient leur temps aliéné par ces « devoirs mondains, familiaux, religieux » (p.88).
Perrot décrit cet « ordre des choses, cosmologie des femmes bourgeoises » entre chambre et salon, et la temporalité toujours bousculée des femmes, subordonnée au « temps des hommes […] mesuré, précieux et légitime » (p.77). Du journal que Caroline consacre aux progrès de sa fille Marie et où sont consignées toutes ses premières fois dans la vie sociale et religieuse, les hommes, hormis les médecins, sont quasiment absents.
Les femmes de milieu populaire subissent une double invisibilisation. Longtemps vues sous le prisme de l’ethnographie qui évacue « dans l’immobilité des us et coutumes » (p.154) la question des conflits et des luttes, les femmes furent pourtant les éléments moteurs des soulèvements populaires jusqu’à la Révolution, notamment dans « les troubles de subsistance » (p.159) au cours desquels elles pratiquent la taxe sur les marchandises spéculées.
Ces interventions collectives seront remplacées, à la fin du XIXe siècle, par la grève, apanage des hommes. Marginales de la production salariée, exclues des assemblées militantes, les femmes ont du mal à trouver leur place dans le nouveau système de classes. Elles sont bientôt suspectes d’arriération sociale, mais aussi politique. Leur parole, valorisée en milieu rural où elles portent la mémoire collective, doit être modérée, sinon tue.
Pour Michelle Perrot, comme pour les féministes marxistes (Christine Delphy, Silvia Federici ou plus récemment Nancy Fraser), il faut partir de la famille, prise entre exploitation et résistance, pour comprendre « la grande division sexuelle du travail et de l’espace social que la rationalité du XIXe siècle a poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites » (p.133). « Les femmes ont toujours travaillé. Elles n’ont pas toujours exercé des “métiers” » (p.201). En effet, seul le travail jugé « productif » est pris en compte et l’auxiliariat conjugal comme le travail domestique ne sont pas comptabilisés.
Le travail a pourtant un lien consubstantiel avec la famille, qui conditionne l’entrée et la sortie des femmes dans l’emploi au gré des besoins du foyer – travail d’appoint, en marge du salariat, sous-qualifié, sous-payé et essentiellement textile. Il est vrai que les grèves féminines sont peu nombreuses, peu syndicalisées, et surtout peu soutenues par les hommes : comme l’Église, les révolutionnaires les préfèrent à la maison. Le syndicalisme est masculin et le monde ouvrier, fondé sur la virilité.
Au nom de la modernité, les femmes doivent en être refoulées et demeurer dans leur rôle de « ménagère », réalité urbaine relativement récente. Jusque-là, dans la société traditionnelle, les rôles étaient encore fluides et parfois échangés au sein de l’unité de production et de consommation que formait la famille.
« Plus que les hommes, […] les femmes […] ont été rebelles à la montée de l’ordre industriel » (p.156), aux machines, « destructrices du mode de travail traditionnel et porteuses de nouvelles disciplines » (p.162). En foule, elles brisent les machines (luddisme), s’insurgent contre les monopoles des manufactures sur la dentelle d’Alençon et assaillent les couvents du Lyonnais où sont internées les travailleuses de la soie.
Les machines sont pourtant présentées comme libératrices et alliées de la femme, supposées suppléer à sa faiblesse biologique et permettre l’effectuation de sa « double journée » (ainsi la machine à coudre, qui permet de cumuler au domicile travail à la pièce et travail domestique, et plus tard les appareils ménagers). Celles qu’elles manipulent à l’usine pour un salaire bien inférieur à celui des hommes sont les plus dévaluées, car le but, en féminisant une fonction, est d’abaisser les salaires. Cependant, « la mécanisation […] n’a pas d’effets univoques.
Tantôt elle recompose le travail, le requalifie et le masculinise (filature) ; tantôt elle le découpe, le parcellise et le féminise (tissage). En réalité, la place des femmes n’est pas réglée par la technique, mais par des questions de statut » (p.181). « La notion de « travail féminin » est liée à l’idée qu’on se fait de la “place” des femmes » (p.198), par conséquent les inégalités sont « déplacées plus qu’atténuées » (p.120) : dès qu’un métier se féminise, il perd en prestige et en rémunération, « dès qu’une machine est réputée complexe […], les hommes en conservent la maîtrise » (p.180).
Ainsi, « la mixité de l’emploi n’est jamais indifférenciation, mais une nouvelle hiérarchie des différences. Elle permet aux hommes de se distinguer » (p.206).
En France plus qu’ailleurs, « les droits civiques et politiques ont constitué un cercle de citoyenneté particulièrement résistant et fermé » (p.267). Après le suffrage dit « universel » de 1848, étendu aux hommes de toutes conditions, il fallut attendre 1944 pour le voir accordé aux femmes. Perrot interroge cette distinction, propre au modèle français, entre citoyenneté sociale et citoyenneté politique. En effet, la Révolution avait fait de la femme un être civil (égalité dans l’héritage, mariage et divorce civils), mais non pas civique. Puis, avec le Code Napoléon (1804), la femme mariée redevenait mineure, entièrement soumise à son mari, ne disposant ni du droit de correspondance, ni de son salaire.
Le XIXe siècle répartit politiquement les rôles masculin et féminin dans les espaces public et privé. Pour participer à la vie politique, le seul moyen pour les femmes est la philanthropie, compatible avec l’idée d’un « métier féminin ». Au sein de ces associations qui inaugurent le droit social et l’éducation populaire, les femmes vont peu à peu faire l’expérience des collectes de fonds et professionnaliser leur approche de la question sociale (pauvreté, alcoolisme, prostitution, vagabondage). Elles obtiennent des résultats décisifs : instauration d’un salaire minimum, encadrement des journées de travail à domicile. Religieuses ou laïques, ces associations d’origine bourgeoise sont historiquement à l’origine d’une conscience de genre, matrice du féminisme futur.
Longtemps écartées de la citoyenneté, accusées d’obscurantisme, la présence des femmes est aujourd’hui encore vécue comme « une douloureuse intrusion » (p.278) dans les partis politiques, fondés sur le « modèle de la fratrie masculine ». Mais elles s’approprient peu à peu les formes du discours public. Parmi elles, deux précurseuses : Flora Tristan et George Sand. La première a pour objectif la création d’une Union ouvrière, mais elle rencontre scepticisme, moqueries et une galanterie polie empêchant toute discussion sérieuse. George Sand est une des rares femmes, avec Olympe de Gouges et Madame de Staël, à participer au monde masculin de la politique.
Engagée dès 1830 dans le camp républicain, puis socialiste, elle a le sens de l’égalité sociale sans être féministe. Celle qui se dit « homme » lorsqu’elle s’habille en costume et qui prend un pseudonyme masculin est avant tout soucieuse d’instruire les Françaises et d’abroger le Code civil qui les entrave.
Comment problématiser la place des femmes ? L’objet même des « femmes » est-il justifié ? Comment mieux traduire la notion de gender, née aux États-Unis et aujourd’hui largement diffusée ? Sur ce point, Perrot suit Michel Foucault et Thomas Lacqueur dans leur démonstration d’une « sexualisation du genre et de la différence des sexes » (p.296) : il n’y a pas d’être femmes, elles sont produites par la « biopolitique des rapports de sexe » (p.396) qui serait spécifique à notre modernité.
À propos du rôle joué par les deux guerres mondiales dans l’émancipation des femmes au XXe siècle, Perrot tempère les idées reçues : si leur remplacement des hommes dans les usines a permis l’irruption des femmes dans des secteurs jusque-là fermés, ces changements spectaculaires furent de courte durée, les rapports de sexe n’étant pas durablement transformés. Et si, après 1944, les femmes peuvent désormais voter, elles restent civilement soumises au droit familial napoléonien.
Concernant la question des représentations, l’historienne rappelle l’omniprésence des images idéales de la femme (culte marial ou allégories républicaines) que nul ne songe à rapprocher des femmes réelles. Mais cette domination est aussi matérielle : du système féodal dans lequel le corps de la femme ne lui appartient pas à la servitude corporelle des domestiques ou à la surexploitation des ouvrières dont la sexualité est à la fois stigmatisée et abusée, la domination masculine des patrons comme des ouvriers s’exprime par une violence très concrète.
Sur l’histoire du privé, Perrot note un renversement : longtemps soustrait au droit car laissé à l’appréciation du père de famille, il devient politique. Dès lors, « la critique du droit comme réalité sexuée est […] au cœur de la pensée féministe contemporaine » (p.355). Après une critique du livre de Mona Ozouf sur La Singularité française (1999), dont Perrot ne partage pas la vision d’un rapport des sexes supposé harmonieux et égalitaire dans la différence, le livre se termine par un hommage à la pensée de Michel Foucault pour son apport au féminisme : bien qu’il ne se soit pas directement intéressé au féminisme, il « offre d’abord, à l’histoire des femmes, un socle conceptuel et des armes pour son travail de déconstruction des mots et des choses » (p.423) avec le concept de biopouvoir, son intérêt pour la famille comme lieu d’ancrage du politique et la médicalisation du corps féminin.
En liant l’histoire du travail des femmes à celle de la famille, Perrot a permis que s’ouvre un « front pionnier » des études sur les femmes. Pour elle, c’est bien la conjonction « travail, féminisme et mouvement ouvrier » qui ouvrit des brèches dans le « mur du silence ». Plutôt que victime passive, Perrot affirme la femme comme agente et historicise ses pratiques en « import[ant] la problématique des rapports de sexes » (p.119) dans l’étude du travail.
Avec l’Histoire des femmes en Occident (1991-1992), dont les cinq volumes sont le premier jalon d’une longue recherche, elle inaugure un champ disciplinaire demeuré fécond.
Parmi tant d’autres outils qu’elle propose, une partie de l’intérêt de la pensée historique de Michelle Perrot réside dans son analyse de la mobilité du domaine réservé masculin : « Ce domaine n’est pas immuable ; mais il se recompose et se redéfinit en fonction des hiérarchies propres à telle ou telle époque » (p.280). Sachant cela, une femme avertie en vaut deux.
Enfin, face à un concept de genre défini comme « construction sociale et culturelle de la différence des sexes » (p.393), on peut vouloir appréhender ces rapports sociaux de sexes comme étant le fruit de ce que l’anthropologue Françoise Héritier nomme la « valence différentielle » des sexes, cette inégalité structurelle au fondement de nos catégories de pensée. Si pour Perrot « le genre, catégorie de la pensée et de la culture, précède le sexe » et « le corps n’est pas la donnée première » (p.393), pour les anthropologues aussi c’est dans la pensée symbolique, et non dans le corps en soi, qu’il faut saisir les racines de l’inégalité.
L’écart n’est donc peut-être pas infranchissable entre les deux concepts puisque, pour les anthropologues, la différence des sexes est comprise en tant que « structure cognitive qui gère les systèmes symboliques et les catégories de langage » (p.401), et non comme une réalité biologique dénuée de toute historicité.
Ouvrage recensé– Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998.
De la même auteure– Histoire de chambres, Paris, Le Seuil, 2009.– Avec Georges Duby (dir.), Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1990-1991 (5 vol.).– Mélancolie ouvrière, Paris, Grasset, 2012.– La Place des femmes. Une difficile conquête de l’espace public, Paris, Textuel, 2020.
Autres pistes– Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949.– Georges Duby et Michelle Perrot (dir.) L’Histoire des femmes en Occident, 5 tomes, Paris, Plon, 1991-1992.– Journal intime de Caroline B., Enquête de Michelle Perrot et Georges Ribeil, Paris, Montalba, 1985.– Simone Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951.