Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Mickaël Launay
Dans ce voyage passionnant dans les arcanes des mathématiques, Mickaël Launay, champion de la vulgarisation scientifique, nous apprend que notre perception du monde est parfois trompeuse. Un simple changement de point de vue suffit parfois à éclairer les phénomènes les plus complexes. Les mathématiques, en particulier, nous apprennent à penser plus large, pour comprendre les rouages de l’Univers.
C’est à un voyage passionnant dans les coulisses des mathématiques que nous convie Mickaël Launay, déjà bien connu comme vulgarisateur de talent via ses livres et ses vidéos en ligne. Dans cet essai foisonnant, il est question des prix dans les supermarchés, de poules qui pondent, de chocolats, de fleuves s’écoulant à l’envers, de spaghettis ou encore de trous noirs... Chacune des cinq parties du livre est une balade ponctuée d'énigmes, d'anecdotes et de remises en question qui permettent de comprendre quelques-unes des plus belles théories scientifiques : la loi de Benford, la gravitation, les fractales, la géométrie ou la relativité.
Avec une ligne rouge, martelée par un Mickaël Launay à l’enthousiasme communicatif : ceux qui changent le monde sont ceux qui savent adopter une vision résolument décalée et innovante.
Pour décrypter les phénomènes scientifiques les plus complexes, les plus grands penseurs ont généralement utilisé ce que Mickaël Launay appelle un « parapluie ».
À savoir un changement de point de vue, qui permet de mettre en lumière ce qui avait échappé à leurs prédécesseurs. Le parapluie, « c’est l’art de faire un pas de côté pour voir les choses sous un autre angle, plus adapté et plus efficace »(p. 82). Cette posture intellectuelle permet des raccourcis pratiques au quotidien. Ainsi, pour caler un rendez-vous au 4 mai dans son agenda, il est plus simple de se projeter au 34 avril pour arriver à la bonne date. « C’est une des vertus perturbantes des mathématiques : il est possible de penser juste avec des choses qui n’existent pas », pointe l’auteur (p.79).
Cette posture intellectuelle a aussi mené aux plus grandes découvertes scientifiques. C’est ainsi qu’en 1614, en Écosse, John Napier de Merchiston invente les logarithmes. Cette opération capable de transformer les multiplications en additions devint rapidement l’un des principaux outils des savants de tous domaines et, de manière plus large, de toutes les activités nécessitant des calculs à la chaîne.
L’échelle de Richter est une échelle logarithmique : une secousse de magnitude 7 tremblera dix fois plus qu’une de magnitude 6. De même, c’est en regardant une pomme tomber d’un arbre qu’Isaac Newton s’est posé la question : « pourquoi les choses tombent-elles ? » et qu’il découvrit la gravité, au XVIIe siècle. Les pommes tombent sur la Terre, car elles sont attirées par cette dernière. Par sa simple loi d’attraction, Newton a su expliquer les mouvements de la lune et des planètes.
L’ultime phase de la découverte scientifique – le retour au réel – peut être violente, car parfois les réalités concrètes refusent de s’accorder avec la théorie. Il faut alors reprendre tous les calculs. Mais quand c’est le cas, les astronomes peuvent observer la position d’une planète dans le ciel au jour et à l’heure annoncée par les scientifiques, en accord avec la théorie de la gravitation de Newton. Théorie qui a aussi permis de découvrir que la Terre n’était pas ronde.
Pour en avoir la confirmation, il a fallu organiser des expéditions cartographiques, une en 1735, au Pérou, et l’autre l’année suivante, en Laponie. Lesquelles ont confirmé que la Terre était bien aplatie aux pôles et plus courbée à l’équateur. Quant à la théorie de la relativité générale, elle a été confirmée avec éclat en 1919 par des observations astronomiques sur la trajectoire de Mercure, qui recoupaient exactement les calculs d’Einstein.
La vie de tous les jours regorge d’aberrations apparentes sur le plan scientifique. Mais nombre de ces mystères ont été élucidés par les mathématiques. Selon la loi de Benford (ou « loi des nombres anormaux »), si l’on prend une liste quelconque de nombres (les prix d’un supermarché, les longueurs des fleuves dans le monde, les diamètres des planètes de notre système solaire, les populations par pays, etc.), environ 30 % de ces nombres commencent par 1, 18 % par 2, et 4 % par 9 !
Pour expliquer cette répartition contre-intuitive, Mickaël Launay revient sur les traces de John Napier de Merchiston. Celui-ci constate l’inégale répartition des nombres sur les échelles logarithmiques, ceux entre 1 et 2, 2 et 4 et 4 et 8 étant plus nombreux que ceux commençant par 7, 8 ou 9, car couvrant tous un intervalle allant du simple au double.
Autre étrangeté : les deux principaux instituts de mesure parviennent systématiquement à des résultats différents dans la mesure de quasiment toutes les frontières et tous les littoraux de régions côtières. Une énigme élucidée en 1967 par le mathématicien Benoît Mandelbrot, dans un article devenu mythique : « Combien mesurent les côtes de Grande-Bretagne ? ». La clé du problème ? Les frontières et littoraux sont si irréguliers dans leur forme que pour obtenir le résultat le plus précis possible, il faut choisir entre mesurer chaque détour, dont certains ne font que quelques mètres, ou les couper en ligne droite. Et plus on mesure les côtes avec précision, plus le résultat sera grand.
Mickaël Launay pointe l’importance de la notion de flou qui prévaut en mathématiques, pourtant science censée être la plus objective. Pour ce faire, il remonte aux origines des nombres dans la brillante civilisation mésopotamienne, où la numération en base soixante a été utilisée pendant près de deux millénaires. Ses inventeurs n’avaient pourtant eu l’idée ni du zéro ni de la virgule. Mais ils ont su surmonter cette faiblesse, car les écarts multiplicatifs étant invariants, le nombre obtenu l’est aussi, quelles que soient les interprétations possibles de leurs calculs.
De même, la question du plus haut sommet du monde, posée en dehors de tout contexte, n’admet pas de réponse claire et unique : tout dépend de si l’on prend comme base le niveau de la mer, le centre de la Terre ou l’élévation au-dessus du sol.
Dans le cas des frontières ou des côtes, l’ajout de détails de plus en plus petits en augmente la mesure, sans aucune limite. Un phénomène aujourd’hui connu sous le nom d’effet Richardson, ou paradoxe littoral. Ce sont ces figures au découpage illimité et dont on ne sait pas très bien s’il s’agit d’une ligne ou d’une surface que Mandelbrot appellera en 1974 « fractales ». Les étudier nous fait toucher à l’infini. Une réalité d’autant plus troublante que les fractales sont partout : fougères, arbres, découpage des feuilles, surface pulmonaire, ramifications des vaisseaux sanguins…
Les nombres immenses sont hors d’atteinte de nos représentations mentales. Au IIIe siècle, les savants indiens se posaient déjà la question du nombre de particules élémentaires dans l’univers. Mais, faute d’utilité pratique, il faut attendre le XXe siècle pour que la course aux grands nombres soit relancée.
Les mathématiciens Edward Kasner et Newman, en 1940, appellent 10 puissance 100 un « googol » et imaginent un « googolplex », qui vaut 10 puissance googol, et qui contient plus de zéros qu’il n’y a de particules dans l’Univers. Comme ils sont limités par des lettres ou par des notes, la combinaison des livres à écrire ou des musiques à composer n’est ainsi pas infinie, même si plus importante que nos sens ne peuvent le concevoir. Autre donnée qui laisse pensive : face à l’infini, tous les nombres, même les plus grands, ne sont rien.
Le passage de l’immense à l’infini marque une rupture brutale, une catastrophe logique. Mais sa considération est indispensable pour qui veut pénétrer toujours plus en profondeur les mécanismes de notre Univers. L’infini peut mener à des résultats mathématiques profondément troublants pour notre logique et notre intuition. Ainsi, si l’on achète chaque jour deux chocolats et que l’on mange chaque jour un chocolat du jour même, il en restera une infinité au bout de l’éternité. Mais si on les mange dans l’ordre de leur achat, il n’en restera plus aucun en réserve.
Un paradoxe éclairé à la fin du XIXe siècle par le mathématicien Georges Cantor, avec la théorie des ensembles (paquets contenant des objets mathématiques). Mais cette théorie remet en cause un autre principe élémentaire, selon lequel le tout est plus grand que sa partie. Or, sur des quantités infinies, il y a ainsi autant de nombres impairs que de nombres tout court…
La géométrie euclidienne, fondement absolu des mathématiques modernes, s’appuie sur cinq postulats (vérités élémentaires non démontrées).
Ce qui a amené « la plus grande énigme mathématique de tous les temps », selon l’auteur : le cinquième postulat d’Euclide (« étant donnés une droite et un point, il existe une unique droite parallèle à la droite donnée et passant par le point ») est-il vraiment nécessaire ? L’énigme ne sera résolue qu’au XIXe siècle, provoquant une onde de choc qui bouleversa l’ensemble des sciences. Une fois encore, la solution est simple et astucieuse : elle demande juste de changer de point de vue.
Pour expliciter la démarche intellectuelle menée, Launay nous fait d’abord nous pencher sur la qualification des couleurs, nécessairement subjective, car notre esprit est façonné et limité par le vocabulaire. Le découpage des couleurs trouve sa cause dans les divergences culturelles. Or, comme les couleurs, les mathématiques sont ambiguës et peuvent être victimes d’une subjectivité absolue. De fait, la matière dans son ensemble est touchée par des quiproquos potentiels. Ainsi, il s’avère impossible d’appliquer deux des cinq théorèmes d’Euclide à la navigation aérienne, du fait de la structure incurvée de la Terre. Sous l’influence du mathématicien Eugenio Beltrami (1868), sont établies des créations mentales de cartes représentant la surface déformée d’astres aplatis. Les mots « droite » ne signifient pas la même chose pour les habitants de ce disque imaginaire et pour nous. Les quatre premiers postulats d’Euclide s’appliquent dans ce monde, mais cela bloque pour le cinquième : il n’existe non pas une seule, mais une infinité de droites parallèles à la droite donnée et passant par un point.
Pour résoudre l’énigme du cinquième postulat, il s’agit de vérifier si la géométrie euclidienne et celle du disque sont distinguables ou non. Or, si elles se superposent pour les quatre premiers postulats, le cinquième n’est pas applicable dans le monde incurvé du disque, où les carrés n’existent pas. Aucune démonstration de l’existence des carrés ne peut donc se faire sans le cinquième postulat. Lequel est donc bel et bien indispensable.
En 1926 paraît un article qui allait changer à jamais notre vision de l’Univers, de l’espace et du temps : la théorie de la relativité, par le physicien Albert Einstein. Problématique : nous nous sentons immobiles alors que vivons sur la Terre, en mouvement perpétuel, ainsi que l’espace qui l’entoure. Comment cela se peut-il ? À la fin du XIXe siècle, les physiciens ont lancé une série d’expériences pour détecter les variations de la lumière selon la direction dans laquelle nous nous déplaçons dans l’espace. La lumière se déplace dans le vide à une vitesse de 300 000 km/seconde. Sa vitesse perçue ne change pas, quelle que soit celle de la Terre.
Une constatation surprenante, éclairée par la théorie de la relativité restreinte : les vitesses comme les positions sont relatives, et la vitesse de la lumière, invariante. Pour Einstein, les distances et les temps dépendent de la personne qui les mesure. Plus précisément, c’est le mouvement qui crée cette différence. Avec la relativité restreinte, il n’existe pas deux géométries différentes dans notre Univers, mais une infinité. Qui plus est, la différence de perception affecte aussi la mesure du temps. Plus l’on va vite, plus les distances observées semblent courtes et plus les temps paraîtront longs.
C’est le mathématicien allemand Hermann Minkowski qui précise et objective cette théorie, en 1907. Au lieu de considérer l’espace et le temps comme deux entités séparées, il imagine qu’elles sont deux manifestations de la même notion : l’espace-temps, qui s’étend sur quatre dimensions : altitude, longitude, latitude et horaire. Selon Minkowski, il est possible de convertir les distances et les durées de l’une à l’autre (sur la base de la vitesse de la lumière). On peut donc traduire la théorie de la relativité par « tout va à la vitesse de la lumière, tout le temps ». C’est pour cela que l’espace et le temps se déforment. Mais si nous pensons l’espace-temps en quatre dimensions plutôt qu’en perspective, tout redevient calme.
Autre invariant de l’Univers : l’énergie. Par-delà ses transformations, sa quantité globale reste toujours la même. Mickaël Launay décrypte la célèbre formule E=mc2, où la vitesse dépend de deux choses : l’énergie et la masse. Cette équation a permis de transformer une partie de la masse d’un objet en énergie pure et a abouti, en 1938, à la naissance de l’énergie nucléaire, via la fission d’un atome d’uranium.
Depuis Einstein, les découvertes s’enchaînent. L’année 2019 a vu la publication de la première photo d’un trou noir, axe piégeant la lumière dans sa géométrie, dont l’existence était pressentie depuis les années 1960. L’une des curiosités de ces « monstres » de l’espace étant une distorsion infinie du temps.
En 2015 a eu lieu la première détection d’ondes gravitationnelles. Des phénomènes qui sont à l’espace-temps ce que les vagues sont à l’océan et manifestant la fusion de deux trous noirs il y a plus d’un milliard d’années. Il est vertigineux de nous retourner sur l’histoire des sciences et de constater les progrès immenses faits en quelques siècles. Mais encore plus étourdissant de penser au potentiel de tout ce que nous ignorons certainement encore. « Combien d’événements, lointains ou proches, existent déjà, mais nous sont inconnus par notre simple capacité à les percevoir et à les concevoir ? », interroge Mickaël Launay.
Ce livre est un miracle de vulgarisation. Mickaël Launay se place en continu dans le cerveau d’un novice et décrit les cheminements de pensées si habilement que la lecture de ce livre, qui aborde pourtant des notions parmi les plus complexes, est d’une fluidité déconcertante. La facilité de compréhension est encore accentuée par les nombreux schémas explicatifs.Sa structure même est progressive.
On part de problèmes arithmétiques pour arriver aux notions d’espace-temps. Le Théorème du parapluie est aussi un vrai plaisir de lecture, un voyage exotique nourri de références historiques et culturelles incessantes. L’auteur parvient à communiquer sa passion des mathématiques, mêmes aux esprits les plus récalcitrants, en mettant en lumière les arcanes des grandes découvertes, ainsi que leur utilité concrète. Mais sa force est aussi sa limite : si le grand public se régale, les scientifiques un tant soit peu éclairés resteront sans doute sur leur faim.
Ouvrage recensé– Mickaël Launay, Le théorème du parapluie ou L'art d'observer le monde dans le bon sens, Paris, Flammarion, 2019.
Du même auteur– Le grand roman des maths : de la Préhistoire à nos jours, Paris, Flammarion, 2016.
Autres pistes– David Louapre, Insoluble mais vrai !, Paris, Flammarion, 2019.– David Louapre, Mais qui a attrapé le bison de Higgs ?, Paris, Flammarion, 2019.– Ian Stewart, 17 équations qui ont changé le monde, Paris, Flammarion, 2015.– Aurélie Jean, De l'autre côté de la machine. Voyage d'une scientifique au pays des algorithmes, Paris, L’Observatoire, 2019.