Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Miguel Benasayag
Cet ouvrage interroge les origines et la signification du concept d’« individu », figure omniprésente dans nos sociétés contemporaines : le respect des droits, de l’autonomie et de la liberté individuelle est devenu aujourd’hui une cause essentielle à défendre, dans un monde de plus en plus complexe, ambivalent et menaçant. Mais le psychanalyste s’interroge : cette lutte pour le bien « individuel » n’est-elle pas elle-même à l’origine du « malaise », du sentiment d’insécurité et d’impuissance que les hommes éprouvent aujourd’hui dans leur existence ?
Née du déclin de la pensée religieuse et de l’avènement du projet scientifique ainsi que de la raison, la mentalité « moderne », en tant que croyances et représentations collectives, se caractérisait par un sentiment de confiance dans l’avenir des sociétés humaines. Les représentations de cette époque étaient essentiellement progressistes : on attribuait systématiquement au présent une valeur supérieure au passé, et au futur une valeur supérieure au présent.
Ces croyances étaient fondées sur l’idée que le développement de la science, de la technique et de l’organisation socio-économique œuvrait nécessairement dans le sens d’une amélioration de la condition humaine : celui-ci devait nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, p. 168), suivant la formule consacrée par le philosophe René Descartes (1596-1650).
Cependant, une succession événements historiques catastrophiques, parmi lesquels deux guerres mondiales dévastatrices, la première utilisation de la bombe atomique sur des populations civiles le 6 août 1945 et la récession économique de l’entre-deux-guerres, ont entrainé une remise en question de cette confiance « aveugle » dans l’ordre du progrès.
Comme l’exprimait en effet le sociologue-philosophe Theodor W. Adorno (1903-1969), « il n’y a pas d’histoire universelle conduisant de la barbarie à l’humanité, mais bien une histoire universelle conduisant de la fronde à la bombe H ». Selon les sociologues historiques, la fin du XXe siècle a ainsi marqué le passage de la « modernité » à la « postmodernité ».
La mentalité « postmoderne », au contraire de la pensée « moderne », se caractérise par une attitude dubitative et suspicieuse entraînant une perte de repères et un sentiment d’impuissance qui inhibe la projection dans l’avenir et le désir d’agir. L’homme « postmoderne » vit ainsi replié sur lui-même, dans l’attente anxieuse d’une nouvelle catastrophe. Deux facteurs se conjuguent pour alimenter dans son esprit ce sentiment d’impuissance.
D’une part, les mythes, croyances et superstitions qui structuraient notre représentation du monde ont été systématiquement déconstruits par la pensée « rationaliste » (dont la pensée scientifique). Or celle-ci ne nous offre en compensation aucune vision « unitaire » du monde et de ses phénomènes : l’unité du sens s’est perdue car la science ne nous livre qu’une représentation morcelée de la réalité. Celle-ci, en effet, se subdivise en disciplines qui se subdivisent elles-mêmes en spécialités toujours plus nombreuses. Du rejet de toute métaphysique par la pensée scientiste, puis de la perte de confiance des hommes dans les orientations du projet civilisationnel découle pour les hommes de la postmodernité un sentiment de « déboussolement ». C’est finalement la réalité elle-même qui leur apparaît comme fragmentée, multiple, impossible à connaître « en soi » et donc à prédire ou maîtriser.
D’autre part, l’exacerbation de notre conscience des risques psychosociaux, économiques ou environnementaux, d’ailleurs alimentée par le discours « apocalyptique » des médias, nous fait percevoir le milieu dans lequel nous vivons comme le théâtre de forces imprévisibles et hostiles. La violence semble nous menacer de partout : nous redoutons d’avoir à subir des catastrophes d’origine naturelle ou humaine, mais aussi l’égoïsme, l’agressivité et la cruauté qui ne cessent de se manifester dans les relations interindividuelles.
« L’homme est un loup pour l’homme. » Cette célèbre formule née sous la plume du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) semble aujourd’hui inscrite dans l’esprit de chacun. Ainsi, résume Miguel Benasayag, « si nous voulions de manière schématique caractériser notre époque, nous pourrions dire que c’est une époque d’inquiétude, où la conscience de la complexité nous plonge dans l’impuissance, où le futur, qui jadis nous fascinait, car chargé de promesses, se révèle désormais lourd de menaces apocalyptiques » (p.11).
L’angoisse et le sentiment d’impuissance incitent l’homme à se replier prudemment sur lui-même et à concevoir ses relations avec son environnement de façon stratégique : « Complexe, insaisissable, inquiétant, de plus en plus virtuel, violent, lointain…, tel se présente le “monde”. Face à lui un petit personnage impuissant et triste qui ne peut que le regarder depuis une totale extériorité : l’individu » (p. 10). Cet individu éprouve son incapacité à avoir « prise » sur le monde qu’il observe : il le perçoit comme trop complexe, insaisissable et hostile.
Mais à cette impuissance à agir sur le monde, les sociétés surmodernes ont cependant conçu une alternative : elles exacerbent les tendances individualistes et cultivent l’esprit libéral, si cher au capitalisme. Il s’agit de « jouir » pleinement et sans entraves des ressources que nous offre le présent… La mentalité surmoderne a donc fait de la jouissance immédiate et de l’épanouissement individuel des exigences morales : « Réalise-toi et jouis ! » sont devenus des mots d’ordre. Le célèbre précepte nietzschéen – « deviens-ce que tu es » – est aujourd’hui repris dans une acception « pervertie » : chacun est ainsi appelé à concevoir son existence, le développement de son « individualité », comme une activité d’auto-entrepreneuriat.
Par-delà le « désordre du monde » et la crainte des forces contradictoires et imprévisibles qui s’y manifestent, la notion d’« individu » apparaît ainsi comme une sorte de « refuge », une véritable « bouée de sauvetage » à laquelle s’accrochent les hommes pour conférer du sens à leur existence.
L’individu n’est pas un état mais un idéal, c’est-à-dire un mythe. Il est toujours « à venir » ou, comme l’écrit Miguel Benasayag, « en voie de développement » : « L’individu est celui qui attend son accomplissement […] : il se conçoit comme projet, en attente » (p. 16), c’est-à-dire que dans la représentation postmoderne d’une vie « pleinement accomplie », « l’homme est d’emblée conçu comme celui qui n’est pas encore tout à fait ce qu’il doit être » (Id.).
C’est ainsi que la formule nietzschéenne est aujourd’hui reprise, comme un « slogan publicitaire » exhortant chaque personne au développement personnel pour atteindre une « perfection d’être » : « libère-toi », « repousse tes limites », « révèle tes potentialités pour devenir enfin toi-même ». Ce « soi-même » projeté par la personne au-devant d’elle-même, comme un but à atteindre, c’est l’individu. L’individu est celui qui se place vis-à-vis du monde et vis-à-vis de lui-même en position de surplomb. Il est un auto-entrepreneur de lui-même. L’idéal individualiste est ainsi un idéal d’affranchissement des rapports de soumission ou de dépendance que nous avons avec la nature, avec la culture, avec autrui et avec notre propre corps, dans une volonté de domination.
Mais n’est-ce pas là une sorte de conception « dégénérée » de la pensée cartésienne ? Une exacerbation de cette volonté de devenir « maîtres et possesseurs de la nature » ? Partant de ce constat, Miguel Benasayag va réfuter l’idée – très répandue – selon laquelle le développement des tendances individualistes serait une conséquence de l’angoisse et du sentiment d’impuissance que les hommes « postmodernes » éprouvent dans leur existence. Pour lui, le germe de l’individualisme était là avant : le concept d’« individu » est une « pure » création de la modernité, dans lequel se reconnaissent aisément le principe, le commencement et même le « mythe fondateur » du capitalisme. Ce serait même en lui, et non dans les faits historiques catastrophiques, qu’il faudrait situer l’origine de notre sentiment d’impuissance.
Parce que la liberté, la complétude, le désir pleinement assouvi sont des idéaux absolument impossibles à atteindre, mais que nous croyons qu’il existe en réalité de tels individus accomplis, toutes nos tentatives pour parvenir nous-mêmes à ce but ne peuvent que renouveler en nous un sentiment d’échec, de déception et d’anormalité.
Contre l’affirmation selon laquelle « l’union fait la force », le psychanalyste s’interroge : quand cesserons-nous de concevoir nos rapports avec le monde et avec nous-mêmes comme une sorte de « conflit armé » ?
C’est en effet, selon Benasayag, à condition d’accepter les situations dans lesquelles nous sommes pris au temps présent, de reconnaître que nous n’existons qu’en tant que partie d’un tout qui nous dépasse, et de nous demander comment contribuer, de l’intérieur, à une évolution favorable de cette situation, que nous pourrons trouver un équilibre et éprouver un sentiment d’harmonie dans nos rapports avec le monde.
Si le sentiment de « plénitude » existe, nous ne pourrons l’éprouver qu’en renonçant à notre idéal de toute-puissance et à notre position surplombante d’individu. Les situations vécues sont toujours « totales »… Mais l’individu, lui, s’éprouvera toujours comme manquant.
De nombreuses voix s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer les effets dévastateurs de l’individualisme capitaliste et tentent a contrario de réaffirmer les valeurs de la solidarité et de la cohésion sociale.
De nombreux individus militent pour sensibiliser les hommes aux problèmes écologiques et éveiller leur conscience au fait que la destruction de la nature – inéluctable si nous ne changeons pas nos comportements – entraînera nécessairement la mort de l’humanité. Pourquoi les hommes ne comprennent-ils pas qu’il leur faut agir pour le bien commun et non simplement selon leur désir personnel pour réaliser leur bonheur ? Ce sont ici des questionnements très actuels. Mais Miguel Benasayag va plus loin, en montrant que cette façon d’appréhender les choses est elle-même déterminée par les valeurs « utilitaristes » et par la volonté de domination (ici par le collectif) qui constituent l’esprit capitaliste.
Le Mythe de l’individu a été très favorablement accueilli par les critiques. Miguel Benasayag y expose des idées engagées et particulièrement éclairantes pour penser les problématiques de notre temps, étayées par la psychanalyse et la philosophie. Cet ouvrage est accessible au public « non spécialiste » par la clarté des idées qui y sont développées et par l’effort que réalise l’auteur pour définir progressivement les concepts auxquels il fait référence. Le texte est cependant assez dense et demande un effort d’attention soutenu.
Ouvrage recensé– Le Mythe de l’individu [1998], Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2016.
Du même auteur– Utopie et liberté. Les droits de l’homme : une idéologie ?, Paris, La Découverte, 1986.– Avec Florence Aubenas, Résister, c’est créer, Paris, La Découverte, 2002.– La Fragilité, Paris, La Découverte, 2004.
Autres pistes– François de Singly, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, coll. « Essais et recherche », 2000.– Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Paris, Denoël, 2005.